11 mars 2006

Prix européen pour un journaliste tchadien

Pour la deuxième année consécutive, c’est un correspondant de l’agence de presse InfoSud-Syfia qui a reçu ce 10 mars le prix européen de journalisme Lorenzo Natali pour l’Afrique. Après le Nigérien Ibbo Daddy Abdoulaye, en 2005, cette fois c’est le journaliste tchadien Ahmad Zeïdane Bichara qui est primé, pour son article "Des centres de dressage pour les enfants et les épouses", publié au début 2005 et repris par une dizaine de journaux africains et européens. Cet article a donné lieu à un reportage diffusé par France 2 dans l’émission Envoyé spécial, qui a poussé le gouvernement tchadien à réagir et à fermer d’autorité plusieurs centres dans la capitale. Mais à la suite de menaces proférées contre lui par les islamistes, Ahmad Zeïdane a dû s’exiler.

Le texte primé, écrit sous pseudonyme, dénonce en effet l’enfermement par leur famille de femmes et d’enfants, jugés récalcitrants, dans des centres de "dressage" créés par des musulmans intégristes. Au Tchad, personne n’ose réagir contre ces islamistes financés par les Émirats arabes et soutenus par des dignitaires locaux, où les « prisonniers » sont enchaînés et battus.

Les prix Lorenzo Natali de la Commission européenne couronnent chaque année -par continent- des articles de presse écrite consacrés aux droits de l’homme et à la démocratie comme conditions du développement. Les deuxième et troisième prix pour l’Afrique ont été attribués à Larisse Houssou, journaliste béninois, et Kahtarine Houreld, sud-africaine. Le grand prix Natali a été attribué à la journaliste srilankaise Wijedasa Namini pour un article sur le recrutement d’enfants-soldats par la guérilla tamoule.

Voici l’article primé :

Tchad

Des centres de dressage pour les enfants et les épouses

Des enfants et épouses, jugés récalcitrants, sont enfermés par leur famille dans des centres de "dressage" créés au Tchad par des musulmans intégristes. Ils y sont enchaînés et battus. Mais personne n’ose réagir contre ces islamistes financés par les Émirats et soutenus par des dignitaires locaux.

Ridina, un quartier de N’Djaména, la capitale tchadienne. Un gamin de 11 ans, le corps lacéré, s’enfuit en pleurant d’une concession dans l’espoir de regagner la maison familiale. Très vite, il est rattrapé par son bourreau, un jeune marabout, et ramené au centre où, détenu depuis quelques jours, il est régulièrement fouetté et tabassé. C’est son père qui l’y a placé afin qu’il soit dressé à lui obéir en toutes circonstances.

Cet établissement privé, créé par des musulmans, est officiellement un centre de formation et d’éducation islamique. La violence y est le mode d’éducation privilégié. Pas moins de 90 enfants et jeunes âgés de 6 à 17 ans y sont internés. Les uns sont des talibés (élèves des écoles coraniques) tandis que les autres sont des enfants en cours de rééducation à la demande de leurs parents. Pour avoir transgressé les lois islamiques, de nombreux jeunes pensionnaires sont enchaînés aux bras ou aux pieds ou privés de nourriture toute la journée.

Enchaîné pendant neuf mois

"Le jour où j’ai été conduit dans cette école coranique par ma mère qui estimait que je ne l’écoutais pas, le grand maître a ordonné aux encadreurs de m’enchaîner les deux jambes, témoigne Soudani, 15 ans. Ils se sont mis à me bastonner longuement, en me demandant de jurer au nom d’Allah que je resterais désormais soumis à ma mère." Le garçon a passé neuf mois ainsi enchaîné, comme quinze de ses compagnons. "Nous ne circulions qu’à l’intérieur de la concession. Pendant neuf mois, nous avons été soumis à un apprentissage dur du Coran et surtout des versets coraniques qui parlent de la soumission d’un fils ou fille vis à vis de ses parents ou de ceux qui sont plus âgés. Nous étions battus en cas d’erreur. Nous ne mangions et ne buvions pas assez". Pour dormir, seulement des petites nattes à partager à sept, sans draps ni couverture, malgré le froid. À cause de la promiscuité, la plupart des pensionnaires attrapent la gale.

Malgré ces mauvais traitements, Hawa, la mère de Soudani, se réjouit du résultat : "Il ne vole plus depuis que je l’ai envoyé dans ce centre. Il me respecte et il n’a plus d’amis qui l’entraînent à faire des mauvaises choses. Il a peur de Dieu". Elle nuance toutefois sa satisfaction car en plus des frais de "formation" (50 000 Fcfa – 76 €), elle a dû dépenser 30 000 Fcfa (46 €) pour soigner son fils après sa sortie. Depuis qu’il a regagné sa famille, Soudani, très méfiant, évite de côtoyer sa mère et reste souvent méditatif. "Il est comme quelqu’un qui a perdu la tête", estime l’un de ses frères. "Il ne parle que du Coran", appuie Fatimé, une voisine.

Des pensionnaires venus du Cameroun et du Nigeria

Les pensionnaires du centre de Ridina viennent non seulement du Tchad mais de Kousseri au Cameroun ainsi que de Kano, Kadouna ou Maïdougouri, au Nigeria. Créé il y a cinq ans par des musulmans intégristes pour inculquer aux jeunes les valeurs islamiques, ce n’est que depuis l’année dernière que l’établissement s’affirme comme un centre de redressement.
Des centres similaires existent à Abéché dans l’Est et à Sarh dans le Sud. Les hommes y placent également leurs épouses jugées récalcitrantes. Selon Félicien Ntakiyimana, responsable de la protection de l’enfant auprès de l’Unicef au Tchad, une mission menée en octobre 2004 au centre Dar Es-salaam d’Abéché a confirmé que les mêmes traitements inhumains sont infligés à des femmes et des enfants qui mangent et dorment peu et travaillent trop. Les femmes couvertes de la tête aux pieds partagent leur temps entre les travaux ménagers et le Coran. "Je connais plus d’une dizaine d’hommes à Abéché qui y ont amené leurs épouses pour qu’elles soient dressées et formées selon les principes de l’islam. Ce sont généralement des musulmans sunnites", révèle sous anonymat une dame originaire de la région. Les résultats sont catastrophiques. "Depuis que mon beau-fils a conduit son épouse au centre Dar Es-salaam, elle est devenue très timide et parfois agressive", déplore un ressortissant d’Abéché.

Pour Al-Hadj Sami, le grand maître du Centre de Ridina, la formation ne fait qu’obéir aux principes de l’islam : "Si certaines personnes sont mécontentes de cette éducation, c’est parce qu’elles ne connaissent pas l’islam et ses principes de formation". "L’islam n’a pas dit ça", rétorque M. Adam, professeur à l’université d’Abéché, qui voit là une "forme d’esclavage".
Dans un communiqué de presse publié en août dernier, le collectif des Associations des mouvements de jeunes du Tchad dénonce les conséquences psychologiques du dressage moral et corporel opéré dans ces centres de formation islamiques et attire l’attention des autorités tchadiennes sur l’avancée de l’intégrisme au Tchad. "Les autorités d’Abéché pourtant savent ce qui se passe", accuse une femme.

Tout le monde a peur d’intervenir

A la Direction des Affaires religieuses et coutumières du ministère de l’Administration du territoire on se dit très préoccupé par ces dérapages. L’un de ses responsables confie, anonymement, qu’il est presque impossible d’intervenir à son niveau car la plupart de ces centres, financés par des pays du Golfe et des Émirats arabes bénéficient de l’appui de hauts responsables tchadiens. Même constat à la direction de l’enfance du ministère de l’Action sociale et de la famille : "Finalement tout le monde a peur d’intervenir, car il s’agit de la religion islamique". Un de ses responsables a néanmoins réussi à visiter ces établissements afin d’obtenir un changement. En vain : "Pour avoir des informations fiables, il faut être un sunnite convaincu. En plus, il faut parler l’arabe et connaître les responsables. Ils nous ont cependant promis de bien traiter les femmes et les enfants selon les normes des droits de l’Homme. Malheureusement après nous, les mêmes traitements ont continué".

Mamadou Bineta
InfoSud - Syfia