Un participant raconte la formation « Ici et ailleurs, que faire ? », par Tito Dupret
L’arrivée à La Marlagne donne l’impression de contempler un paquebot échoué sur un banc de forêt. Le bâtiment semble isolé dans une vaste clairière que baigne un soleil d’automne tardif. Je me réjouis : enfin un moment de pause hors du brouhaha urbain et vain d’où je viens. C’est un peu une retraite « loin du monde » comme on dit. Cela doit durer sept jours et six nuits. Or c’est le monde qui vient à nous. Très vite, le programme de la formation ITECO, « Ici et ailleurs que faire ? », va en effet nous emmener au large, de rives en dérives, où seront sollicitées ces valeurs humanistes qui ont fondé nos sociétés modernes et qui fondent aujourd’hui sous l’éclat de nos yeux post-modernes. De nombreux thèmes à caractère universel vont être abordés, tous d’autant plus urgents que nous nous sentons démunis. D’ailleurs j’ai choisi de suivre ce cycle d’orientation pour cette raison : comment puis-je encore me rendre utile dans une société dont j’ai le sentiment qu’elle s’écroule ?
Le groupe est peu nombreux, quel luxe. Nous avons deux formateurs discrets, qui travailleront par petites touches, Joris De Beer et Jean Claude Mullens, et nous sommes onze participants. C’est peu mais tant mieux, profitons-en, les échanges en seront d’autant meilleurs. En moi, je me dis aussi que le défi de la coopération et de l’aide au développement n’amasse pas foule. Alors vont s’enchaîner une grande série d’intervenants tous invités pour l’occasion, pour nous, quel luxe encore. Ceci dans des conditions simples et optimales ; sinon le rythme gavant de trois riches repas et deux collations par jour selon un horaire quasi militaire. Passés notre installation, un premier tour de table et exercice en sous-groupes, nous découvrons parmi nous des étudiants sortis de masters en action humanitaire, des communicateurs, des financiers, des chercheurs d’emploi. Nous sommes tous entre formation continue et ré-orientation. Et d’emblée s’exprime la démarche personnelle qui compte autant qu’une curiosité voire un engagement altruiste nous ayant chacun convaincu de suivre ce programme destiné à, peut-être, devenir des coopérants.
Résumer les interventions et débats offre sans doute un aperçu fidèle de l’ampleur, de la complexité et de l’intérêt évidents qu’il y a à participer au présent périple. Nous interrogeons d’abord l’activisme de Gerben Van den Abbele qui nous dit ses revendications sur un mode tant léger que sérieux. Son Parking ludique dénonce l’espace écrasant de l’automobile en ville. Le Big Jump dans le canal de Bruxelles rappelle l’odeur et la couleur des eaux industrielles. L’opération de draps blancs pendus aux fenêtres urbaines mesure de visu le nuage de pollution qui s’y dépose. L’occupation de la place de la Bourse pour des pique-niques publics étend l’espace piétonnier du centre-ville. La cyclo-guérilla dessine sans autorisation de nouvelles pistes cyclables. Etc. Ensuite, nous rencontrons le radicalisme raisonné d’André Crespin chez Intal, qui cherche à créer un contre-pouvoir pour bouleverser l’hyper-individualisme cupide qui paralyse voire détruit les valeurs collectives. Cette organisation sans fonds ni subventions, animée par des volontaires, est présente au Congo, en Colombie, en Palestine, aux Philippines. Aussi modeste soit-elle, il faut porter à sa gloire le retrait très médiatique de la banque Belfius d’intérêts armés en Israël. Enfin, nous nous rassemblons autour d’une bougie pour écouter le travail de RCN Justice et démocratie par la parole portée de Maïté Burnotte qui révèle la profondeur et réalité universelles des sentiments humains à partir des témoignages enregistrés de bourreaux et de victimes du génocide ruandais. Le soir, sur la base du film de Christian Lallier, Nioro du Sahel, une ville sous tension, nous débattons encore de la difficulté, la fragilité, la générosité, la maladresse et les malentendus qui composent tel projet de coopération.
Le lendemain, Mariem Sarsani d’Awsa-Belgium, nous raconte sans compter ni tabou son parcours très personnel et tendu entre religion musulmane, école catholique, traditions familiales, laïcité, ses études, son émancipation et ses actions de « femme au café » en tant que sociologue du genre et de la sexualité. Puis Hanne Geuens nous expose son expérience pendant deux ans dans un Bénin rural suivant le programme Jeunes volontaires de la CTB (Agence belge de développement). Elle nous montre combien l’entier engagement du coopérant est réclamé par les réalités du terrain et à quel point celui-ci s’impose au point d’exiger d’établir ses propres limites. C’est ainsi qu’Hanne a choisi de quitter le coopération, n’acceptant pas les problèmes liés à la corruption. L’après-midi nous entendons Claude Geraerts qui a poussé l’action humanitaire à ses extrémités, cumulant les guerres du Sud-Soudan et de l’Afghanistan, la famine au Niger, tsunami, tremblement de terre et inondation en Indonésie, le développement au Timor oriental, la cause perdue de migrations entre Myanmar et Bangladesh, le HIV en Inde. Soit une expérience si grande qu’elle laisse l’admiration sans voix.
Il y a à ce stade de quoi saluer la capacité des organisateurs à nous offrir une si grande variété d’intervenants, laissant ainsi la possibilité – non, la nécessité — de se rendre compte de ce que la coopération et l’aide au développement recèle d’acteurs. Le lendemain nous assistons à la très vivante démonstration d’Émilie Paumard du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde. Le soir, le réalisateur Raf Custers du documentaire Avec le vent : ressources Congo est présent pour commenter et réagir à nos questions. Ceci clôture une journée ayant commencé avec une théorie du développement en cinq modèles retenus par Guy Bajoit, sociologue au travail depuis plusieurs décennies sur cette question encore sans réponse : après cinquante ans d’aide au développement, non seulement nous n’obtenons aucun résultat, mais les choses reculent, que faire ? Nous tentons les séances suivantes d’identifier des éléments de réponse en analysant et en évaluant les modèles théoriques en regard des actions de tous nos intervenants. Rien n’est bien sûr unanime, rien n’est fixé, tout se mêle, s’en mêle et s’emmêle et c’est un des objectifs de la formation : prendre conscience d’une très grande complexité, avant tout humaine. Le principe est de se dégager de la masse importante d’informations reçues en vue d’identifier une action possible qui nous engage et qui nous ressemble.
Ce n’est pas tout. Nous visitons avec Georges Debaisieux la ferme voisine et bio de Vevy Weron qui est depuis trois décennies un exemplaire laboratoire d’habitat groupé. De retour à La Marlagne, nous recevons encore Bruno Hesbois de la Compagnie buissonnière pour expliquer son travail de théâtre-action conciliant culture et aide sociale avec des résultats visibles sur l’intervenant lui-même : une franche simplicité sans doute acquise et requise par son métier. Il nous reste une journée pour sélectionner et justifier des projets en compagnie de trois évaluatrices professionnelles : Karen Bahr, Namur Corral et Jacqueline Rwagatare qui joueront avec nous la scène de théâtre-action présentée en sous-groupes au moment de conclure l’exercice. Ceci conduit au dernier jour où chacun dessine à l’exemple du logo d’ITECO, sa propre boussole pour l’action et imagine des pistes d’engagement. La photo qui accompagne ce texte a été prise au moment de se quitter. Elle montre ce qui compte aussi beaucoup : sur les visages et dans les regards, le plaisir partagé et encore à donner sans compter.
Novembre 2014