Comprendre les caractéristiques individuelles des adultes en formation, par Geneviève Wéry
Chaque année, la Belgique accueille des étudiants universitaires venant du monde entier en formation d’adultes. La particularité de la formation pour adultes rencontre un intérêt auprès des chercheurs pour tenter de comprendre les caractéristiques individuelles de l’adulte en formation et mettre en évidence les motivations de son engagement, les conditions de son processus d’apprentissage et la réalisation de son projet.
L’implication dans une démarche de formation pour adultes m’a conduite à identifier les motifs de mon engagement :
Leur arrivée en Europe pour une durée de deux à trois ans peut provoquer chez ces personnes des tensions personnelles et familiales. Tensions entre deux mondes qui ne sont pas sans effets sur leurs motivations.
Ces femmes issues de la classe moyenne ont un parcours scolaire d’études supérieures ou universitaires ainsi qu’une expérience professionnelle de plusieurs années. La remise en question professionnelle ou l’affectation vers d’autres responsabilités les conduisent à entreprendre de nouvelles formations pour améliorer leur employabilité. Elles sont par ailleurs directement impliquées dans le champ de l’éducation par leur rôle de femme et de mère. Pour la majorité des femmes que j’ai interrogées, de nombreuses responsabilités reposent sur elles, telles que la gestion familiale, l’éducation des enfants, la prise en charge et les soins de leurs aînés…
Originaires des pays de l’Afrique subsaharienne où la conception traditionnellement précoloniale de la femme fait place à une conception postcoloniale qui diffère de nos conceptions et traditions judéo-chrétiennes occidentales. La perception du rôle et de la fonction de la femme dans le développement s’est modifiée que ce soit dans le monde rural ou urbain. Ces mutations sociales profondes ont suscité de nouveaux comportements, à travers l’histoire du féminisme.
S’intéresser à l’histoire des femmes d’Afrique, c’est tenter de mieux comprendre la conception qui sous-tend leurs actions : depuis les années quatre-vingt, après les Indépendances en Afrique subsaharienne et centrale, la réflexion sur les femmes et la Modernité a pour thème : l’émancipation et le développement.
Au regard de leur passé historique et d’une approche de la femme dans la modernité, on peut dégager « une » identité culturelle et faire apparaître des composantes identitaires, où modes de vie anciens et nouveaux se côtoient la prise de conscience récente de l’exploration de la liberté individuelle et l’émergence de la femme créatrice, qui prend le temps.
Nombreuses sont les femmes encore analphabètes mais, par ailleurs, commerçantes, indépendantes, opiniâtres, cherchant à valoriser leurs compétences intellectuelles. Soucieuses du développement individuel et collectif où l’éducation est la priorité, elles sont attentives aussi à la promotion de la femme par son émancipation et l’accès à plus d’autonomie.
Dès mes premiers échanges avec la communauté des étudiants de Louvain-la-Neuve, la question du lieu de formation pour les Africains s’est posée. Faisant référence à mes propres valeurs, j’imaginais mal quitter mon foyer avec enfants pendant plusieurs années sur un autre continent. Mes interpellations ont suscité cette première question : Pourquoi les femmes africaines se déplacent-elles jusqu’en Belgique pour venir se former ? Pour répondre à des besoins de formation ?
Lorsque des adultes s’engagent en formation, il faut tenir compte des facteurs situationnels à travers l’émergence des besoins de formation et des facteurs individuels qui sont fonction de l’identité sociale du sujet, facteurs qui caractérisent cet engagement.
Claude Dubar considère les besoins de formation comme des processus impliquant et articulant trois moments essentiels :
1. Les besoins de formation comme l’élaboration des perspectives économiques. Ce « moment objectif » des besoins s’enracinent dans les exigences – positives ou négatives – des évolutions probables du procès de production et de l’organisation économique et sociale.
Marie-France Lange décrit, quant à elle, le contexte économique et politique dans le champ de la formation et de l’éducation en Afrique. Pour la citer : « Dans les pays les plus pauvres, l’imposition des principales réformes (classes multigrades, double vacation, diminution des taux de redoublement, allègement des programmes, priorité affichée en faveur de la scolarisation des filles, perte du statut de fonctionnaires et salaires en baisse pour les enseignants, diminution du niveau académique des nouveaux enseignants recrutés), via les financements extérieurs, ceux de la Banque mondiale en particulier, n’ont guère reçu l’aval des familles africaines, souvent obligées, lorsqu’elles en ont les moyens relationnels ou financiers, de contourner ces réformes. Quant aux enseignants, ils ne sont que rarement considérés comme des partenaires à part entière et sont le plus souvent perçus comme ‘un coût excessif et devant nécessairement être réduit’, comme des ‘facteurs contraignants’ ou comme des ‘obstacles’ à la mise en place des réformes éducatives. L’imposition de ces réformes a un certain coût tant humain et financier qu’éthique : démobilisation du corps enseignant, stratégies d’évitement ou de refus des familles, rémunération d’experts internationaux coûteux, cadres des ministères de l’éducation qu’il faut ‘motiver’ à grands coups de per diem… L’élaboration des réformes éducatives devient un lieu de marchandage occultant le rôle sociétal et politique qui a autrefois présidé à leurs agencements ».
2. Les besoins de formation comme représentations et motivations des individus dans un processus de détermination d’objectifs. Ce « moment subjectif » des besoins demande un minimum de prise de conscience critique, une élucidation des trajectoires socioprofessionnelles et du passé scolaire dans lesquelles s’inscrivent les conduites de formation et les justifications qui en sont données.
3. Les besoins de formation comme pratiques différenciées des diverses catégories sociales à l’égard de la formation et de son utilisation professionnelle et sociale.
La convergence des deux moments précédents implique la mise en relation des situations collectives et des stratégies individuelles, de contraintes de l’environnement économique et des projets de développement personnel. C’est de ces deux rencontres que se développent de nouvelles pratiques sociales.
Après une première interview d’une femme Burkinabé ayant étudié à la Fopes-Sud et revenue en Belgique pour une mission dans le cadre d’une étude de profil de fonction de coordinatrice d’adultes en formation universitaire, j’ai retenu quelques éléments d’analyse :
Ensuite, j’ai organisé un entretien vidéo d’un groupe de six femmes originaires du Rwanda, de Côte d’Ivoire et du Burkina Faso, dont j’ai également retenu des éléments d’analyse :
Suite à ces rencontres, j’ai formulé deux hypothèses :
Afin de vérifier ces hypothèses, j’ai repris contact avec deux autres femmes :
Amina, Nigérienne, étudiante à la Fopes-Sud, 35 ans, issue d’une famille nombreuse, mère de deux enfants. Institutrice de formation. A travaillé comme institutrice pendant douze ans. Elle est devenue directrice d’une école.
Dia, Nigérienne, étudiante à la Fopes-Sud, 45 ans, issue d’une famille nombreuse, elle-même mère de cinq enfants. Diplômée d’études supérieures, a travaillé dans le monde des ONG pendant onze ans.
A travers les interviews, j’ai pu dégager les dimensions de l’identité de chacune. Les deux interviews sont mises en parallèle, reprenant leurs motivations de formation, leurs préoccupations personnelles, ce qu’elles vivent en Belgique. Ces éléments font apparaître deux configurations de représentations plurielles de soi :
1. Entre l’image que l’on a de soi et celle que l’on donne à l’extérieur. Amina dira : « J’ai une place plus importante ». « Faire réussir tous les enfants à l’école ». « J’apparais comme une personne responsable », en qui on peut faire confiance.
Dia mettra en avant son image culturelle : « Il faut prouver qu’on est autre chose que la masse commune ». « Tu n’as pas le droit à l’erreur ». Dia recherche la « confiance en tant que femme ».
2. Entre les images de soi liées aux différents rôles sociaux exercés comme citoyen, comme professionnel, comme parent, comme conjoint, comme apprenant : Amina est l’épouse d’un mari appartenant à une autre ethnie. Elle donne l’image de responsable d’école, d’efficacité, de reconnaissance, de mère et est consciente de son statut de femme travaillant dans une autre ethnie.
Dia dira : « J’étais arrivée à une certaine limite au point de vue professionnel ». « J’avais une bonne position ». « Je suis là presque au nom de toute la famille ».
3. L’identité individuelle, les traits de personnalité : l’interview de Amina montre persévérance, esprit ouvert, capacités intellectuelles, « messagère de… ». Elle peut être découragée, mais aussi fière et a des capacités d’adaptation.
Pour Dia, l’engagement familial est très important en tant que mère et épouse. Elle a une faculté de remise en question personnelle, est travailleuse, persévérante, opiniâtre. Elle peut être déstabilisée, démoralisée. Elle est sociable, a le souci de justesse, de vérité. C’est une battante, engagée, « messagère de… ».
4. L’identité sociale, l’image de soi en tant qu’individu appartenant à des groupes sociaux plus ou moins définis : Amina a une image positive d’elle, mais dit avoir des difficultés à gérer des personnes d’une autre ethnie. Elle montre une loyauté familiale importante et est respectueuse.
Quant à Dia, je la cite : « Je ne peux pas décevoir ». « Partout, on a une image ». « Chez nous, une image misérabiliste et attentiste ».
Si elles sont différentes, elles visent cependant toutes deux la reconnaissance :
Premièrement, dans leur unité : par des traits de personnalité marqués, une éthique de la justice développée, une faculté de se remettre en question, une image positive d’elle-même, des sujets vivant des émotions, travailleuses, évoluant dans une dynamique de don de soi.
Deuxièmement, dans leur continuité : par un souci de loyauté familiale. Elles souhaitent rester mères et éducatrices, désirent aller jusqu’au bout de leur projet et visent un changement. Leurs trajectoires ne sont pas linéaires, mais les dimensions identitaires de chacune d’entre elles permettent la concordance de leurs comportements. Cette pluralité d’images de soi est traversée de tensions qui ont des conséquences émotionnelles telles que le découragement, la solitude, la culpabilité, la démoralisation.
A travers leurs interviews, j’ai pu dégager d’autres différences et similitudes :
Dans leur mode de fonctionnement et d’appropriation d’un bien culturel qu’est la formation : Amina se rapproche de la tactique, utilisant les opportunités « au coup par coup », tandis que Dia, qui a élaboré un plan de carrière, se situe plus dans une démarche stratégique.
L’étude de l’approche philosophique de Michel de Certeau m’a ouvert une dimension culturelle et permit un rapprochement auprès de cette population.
Autre différence dans les logiques d’engagement : pour Amina, à des motifs de formation s’ajoutent des motifs socio-affectifs par l’envie d’accompagner son mari pour poursuivre sa formation. Alors que pour Dia, c’est davantage le contenu de la formation, la méthodologie de la formation basée sur l’expérience professionnelle qui l’incite à s’inscrire dans cette université.
Selon Claude Dubar, la convergence des besoins de formation comme « représentations et motivations des individus » et des besoins de formation comme « pratiques différenciées », favorisent de nouvelles pratiques sociales.
Après cette étude, j’ai observé que les tensions identitaires vécues par les sujets incitent à de nouvelles stratégies individuelles en concordance avec des stratégies collectives. (Par exemple : leur objectif est d’en faire bénéficier leur famille). Je mettrais en exergue la recherche d’un statut différent. Ainsi, pour certaines femmes, la situation de formation dans un « espace protégé » comme dynamique motivationnelle contribue à les soutenir, à faciliter l’expérimentation de visions du monde, à élaborer de nouveaux modes de pensées et d’actions au sein de la formation. Cet espace de formation va les permettre d’adapter d’autres discours et de s’engager comme personne et acteur social sans être exposé à la sanction sociale.
Des similitudes du point de vue de leurs motivations : elles ont le même objectif de développement de leur pays.
Toutefois, j’ai relevé un certain paradoxe entre leur dynamique motivationnelle et leur mode de fonctionnement : Pour Amina, la « quête identitaire » semble bien déterminée. La prise de conscience des besoins de formation au regard de son passé scolaire et familial est verbalisée lors de l’interview, mais ses motivations ne visent pas nécessairement une plus grande autonomie et elle agit avec tactique.
Pour Dia, la prise de conscience des besoins de formation fait l’objet d’une élaboration des perspectives économiques, en convergence avec ses motivations individuelles, recherchant un épanouissement personnel et une plus grande autonomie. Si elle agit avec stratégie, elle vit cependant de plus fortes tensions.
L’engagement en formation pour adultes répond à l’émergence des besoins de formation. Le processus qui se met en place résulte de la convergence des trois moments décrits par Claude Dubar :
On ne peut penser l’engagement en formation pour adultes hors du contexte économique, social et politique des personnes.
Comme il est décrit plus haut, à travers les rencontres j’ai pu faire apparaître les composantes identitaires et les dimensions plurielles de leur identité et par là, la dynamique motivationnelle de l’entrée en formation de ces étudiantes.
C’est lors de la confrontation avec la réalité que la « transformation identitaire » sera liée à l’acceptation d’un modèle identitaire parfois différent de celui proposé comme référence. Les personnes interviewées sont confrontées à une autre vision du monde, d’autres manières de penser et d’agir. (dispositif d’apprentissage par paires). Il importe donc d’accepter une transformation de sa « structure initiale ».
Toutes les femmes interviewées réalisent un nouveau projet de vie ou une réorientation professionnelle. (Ce qui doit faire partie du programme de formation).
J’ai été touchée et interpellée par les tensions émotionnelles (dépression, solitude, absence de leurs enfants…) vécues par elles : je pense que les émotions vécues par les adultes en formation remplissent une fonction socioculturelle, c’est-à-dire que lorsque le sujet possède des émotions culturellement appropriées, elles permettent de réfréner les comportements indésirables et renforcent les valeurs culturelles.
Je conclurais en soulignant que ces femmes africaines recherchent une nouvelle identité ainsi qu’un changement social vers une politique de développement, et qu’elles œuvrent avec opiniâtreté au changement des mentalités. Elles sont conscientes que leur identité multi-dimensionnelle peut amener du changement.