Décentraliser pour équilibrer la démocratie

Mise en ligne: 13 juin 2012

La participation populaire n’est pas née avec le gouvernement Morales mais elle en sort renforcée après avoir ouvert une nouvelle étape dans les relations entre la société civile et l’Etat, sans résoudre pour autant la crise de légitimité endémique du pouvoir bolivien, par Vincent Stevaux

Après avoir travaillé en Bolivie dans le domaine du développement pendant plusieurs années, notamment dans des ONG qui sont en contact direct avec les municipalités, nous nous rendons compte qu’il est impossible d’œuvrer en la matière sans connaître et prendre en compte les modèles de gestion de l’Etat. Durant toutes ces années, nous avons pu entendre à de nombreuses reprises mentionner tel ou tel aspect de la réalité comme étant une conséquence de la loi de participation populaire et remarquons qu’il est difficile d’en parler sans générer des débats le plus souvent passionnés, signe de l’importance du changement de paradigme qu’elle a provoqué pour tout un chacun en Bolivie.

En avril 1994, le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada promulgue la loi de participation populaire dans le cadre d’un large programme de décentralisation économique et politique influencé par les politiques du Consensus de Washington. Cet ensemble de réformes, connues comme les « réformes de seconde génération », succède au programme d’ajustement structurel appliqué dans le pays à partir de 1985. Une seconde étape viendra compléter ce processus à partir de l’élection d’Evo Morales, en 2006, qui via la modification de la Constitution et l’instauration d’autres lois poursuivra le processus de décentralisation inauguré en 1994 et donnera un nouveau cadre à la participation citoyenne. Ces deux blocs de réformes redéfinissent la gestion d’un Etat qui se défini aujourd’hui comme une démocratie interculturelle construite sur un équilibre entre démocratie directe et démocratie participative, démocratie représentative et démocratie communautaire au sein de l’Etat plurinational.

Il faut noter qu’en Bolivie, les niveaux de décentralisations départementales et municipales ont eu des rythmes très différents, souvent imposés par le calendrier politique et notamment la fracture entre les départements d’Occident et d’Orient. Si les départements ont obtenu une très légère autonomie administrative dès 1992, le préfet était alors encore directement nommé par le pouvoir central qui dictait en outre les lignes à suivre, ce qui réduisait à peau de chagrin l’autonomie départementale (élection directe obtenue en 2006). Au niveau municipal, le maire était élu directement mais ne disposait d’aucune autonomie administrative et que de très peu de moyens financiers avant la loi de participation populaire. On entend d’ailleurs assez souvent que la loi de participation populaire a été un cadre que le pouvoir central a imposé pour freiner les revendications d’autonomies départementales qui étaient déjà bien présentes dans les années nonante.

Au sein du processus de décentralisation général que la Bolivie a vécu depuis le début des années nonante, la loi de participation populaire est fondamentale en ce sens qu’elle pose les premiers jalons d’une transformation profonde de la société, du rapport des composantes de la nation entre elles et avec l’Etat. Elle avait pour objectifs principaux d’articuler les communautés indigènes et paysannes à la vie juridique, politique et économique du pays, et d’améliorer les conditions de vie de la population, grâce à une plus grande équité dans la distribution des fonds publics et une plus grande efficience dans leur administration. Décriée à ses débuts par certains secteurs qui la considéraient comme une « loi maudite », porteuse de tous les espoirs du pays pour d’autres, la loi de participation populaire continue jusqu’au jour d’aujourd’hui de susciter nombreux débats et discussions. S’il existe un consensus, c’est qu’elle est à l’origine d’un processus irréversible qui a bouleversé la façon de penser le pays et son développement.

Pour ce qui est de ses réalisations, la loi de participation populaire remplace la conception strictement urbaine de la municipalité par une conception territoriale, englobant les zones urbaines et rurales, afin de corriger les énormes déséquilibres historiques entre ces deux réalités. Les compétences municipales sont alors étendues territorialement aux zones rurales alors que jusque-là, elles s’exerçaient uniquement dans les centres urbains. Pour se faire une idée de la mesure du changement, il faut savoir que jusqu’à ce moment, seulement vingt-quatre sections de province dans le pays recevaient des fonds du gouvernement central et la juridiction territoriale des gouvernements municipaux ne s’étendait pas au-delà des zones urbaines, laissant la plus grande partie du territoire des municipalités actuelles et de facto de la Bolivie sans présence et hors du contrôle de l’Etat.

Les municipalités se voient également confier de nouvelles responsabilités, notamment en termes fiscaux, et surtout des moyens financiers puisque la loi de participation populaire redistribue 20% de la collecte effective des rentes nationales aux gouvernements municipaux selon une clé de répartition démographique. Ces derniers disposent depuis lors de moyens pour une politique de développement municipal, à condition de produire un rapport de l’utilisation des fonds de l’année précédente et un plan de dépense pour l’année suivante.

Un autre aspect fondamental de cette loi réside dans la reconnaissance des organisations territoriales de base (OTB) qu’elles soient communautés paysannes, des peuples indigènes ou des comités de voisinage. Ces organisations constituent le fondement de l’organisation sociale bolivienne, mais c’est la première fois qu’elles sont formellement reconnues par l’Etat qui, de plus, leur donne une existence légale et s’engage à respecter leurs formes traditionnelles d’organisation.

Dans la foulée, elle promeut également la participation de la population dans la planification et la gestion locale de projets sociaux et productifs et un système de contrôle social chargé d’articuler les demandes des OTB avec la planification municipale et de contrôler que les fonds municipaux soient investis de façon équitable en respectant les règles de la planification participative via des comités de vigilance.

Il est évidemment difficile de faire le tour d’un sujet aussi vaste d’autant plus que ce processus s’est enrichi au fil des années de nombreuses normes complémentaires. Néanmoins, le transfert de compétences et de ressources financières aux municipalités, la reconnaissance légale des organisations paysannes et indigènes -et de leur rôle dans la planification participative et le contrôle social- sont autant d’éléments qui ont eu des conséquences sur de nombreux aspects de la vie politique, économique et sociale du pays.

L’analyse du processus d’application de la loi a permis de mettre en évidence une série de difficultés qui ont longtemps fait l’objet de préoccupation et limité les possibilités de cette réforme d’agir comme facilitateur d’un développement rural plus équitable et participatif.

Un thème central est celui du processus de planification participative, en partant du principe qu’il ne peut y avoir de développement sans la participation des acteurs concernés. On constate que le modèle de planification proposé n’a pas réussi à articuler les trois niveaux de l’Etat : national, départemental et municipal. Au niveau municipal, la demande est souvent « atomisée », ne correspondant généralement pas à une stratégie de développement définie en fonction des potentialités de la région et limite la possibilité de réaliser des projets stratégiques d’impact supra-communal. La planification n’est pas toujours réalisée de façon participative et les divergences entre pouvoir municipal, départemental et national freinent d’autant l’intégration des différents plans de développement. Pour ce qui est du contrôle de l’exécution de la planification et de la lutte contre la corruption, la création d’une instance de contrôle social n’a pas produit les résultats escomptés. Les comités de vigilance souffrent d’un manque de légitimité, sont souvent manipulés par le maire ou les partis politiques, ne disposent pas des ressources matérielles et humaines suffisantes et font face à de grandes difficultés dans la viabilisation de leurs plaintes à l’encontre des gouvernements municipaux.

Le fossé entre des exigences techniques extrêmement complexes par rapport aux capacités limitées dans ce cadre technico-juridique des acteurs sont une autre limitation à l’application satisfaisante de la loi de participation populaire, tant au niveau des gouvernements municipaux que de la société civile. Cet aspect, renforcé par le fait de l’instabilité municipale - le changement d’autorité provoquant généralement le changement de toute l’administration municipale et donc des équipes de gestion - empêche l’accumulation de capacités à moyen terme. Au sein de la société civile, on ne peut que constater le manque de moyens disponibles en renforcement de capacités afin de former des dirigeants paysans et indigènes ayant une vision de développement de leur région et pouvant participer à la gestion du développement. Les ONG se sont trop souvent contentées de jouer le rôle de prestataire de services au service des comités de vigilance sans véritablement renforcer leurs capacités d’exercer eux mêmes ce rôle.

L’analyse des impacts de la loi par rapport à ses objectifs annoncés montre qu’elle a marqué le début d’une nouvelle étape dans les relations entre la société civile et l’Etat, dont un des principaux résultats est l’augmentation de la participation politique et sociale des secteurs indigènes et paysans, auparavant totalement exclus des espaces de pouvoir et de participation et aujourd’hui au pouvoir depuis l’élection d’Evo Morales. La loi de participation populaire a participé de ce mouvement en faveur de l’élimination des discriminations ethniques et culturelles en Bolivie. L’espace local a peu à peu permis l’émergence de nouveaux acteurs politiques qui ont occupé des espaces de pouvoir au niveau local puis régional et enfin national, rendant la démocratie plus représentative de la diversité culturelle d’un pays qui compte plus de 60% de population indigène. Ce perfectionnement de la démocratie a été renforcé par l’introduction de formes de démocratie participative et les secteurs sociaux les plus défavorisés ont de plus en plus pris conscience de leurs droits en tant que citoyens et revendiqué leur exercice. Néanmoins, à moins de vingt ans de ses premiers pas, cette loi n’a pas permis à l’Etat bolivien de sortir de sa crise endémique de légitimité, ni de diminuer la conflictualité dans le pays.

L’explication se trouve peut-être entre autres dans les résultats obtenus par rapport au deuxième objectif de la loi de participation populaire : l’amélioration des conditions de vie. L’analyse des indicateurs montre une légère amélioration de l’accès de la population à certains services de base comme la santé, l’éducation, l’assainissement, l’eau, ce qui semble positif à première vue mais lorsque l’on mesure la pauvreté par rapport au niveau de revenus, les indicateurs montrent une nette augmentation de la pauvreté dans le pays, en particulier dans les zones rurales et de facto un niveau d’inégalités aggravé. On peut donc sans nul doute affirmer que la loi de participation populaire n’a pas eu d’impact décisif sur les niveaux de pauvreté dans le pays et par là, loupé son second objectif avoué et déçu ses supporters.

A la lecture de la suite de l’histoire jusqu’à aujourd’hui, on se rend compte que le processus de décentralisation entamé en 1994 s’est poursuivi à différents niveaux, notamment à travers les autonomies départementales incluses depuis dans la nouvelle Constitution politique de l’Etat de 2009, puis dans la loi cadre des autonomies et décentralisation d’Andrès Ibañez de 2010. A l’autonomie municipale, s’ajoutent désormais celles des départements, régions ou provinces et des communautés indigènes d’origine paysanne.

Au-delà des autonomies, au-delà de la décentralisation, la loi de participation populaire fut surtout le premier pas d’un mouvement fondamental qui a permis à la majorité autochtone de prendre son destin en main. Nous sommes alors passés -en moins de vingt ans- d’un cadre de gestion d’Etat post colonial rédigé, décidé et imposé par la minorité dominante blanche descendant des colons espagnols à un cadre juridique incluant les réalités autochtones du pays élaboré, voté et choisi avec la participation de la majorité autochtone qui a désormais droit de cité.