Evo et l’évisme

Mise en ligne: 13 juin 2012

Trop de leadership tue le leadership, par Hugo José Suárez

La première période de la présidence d’Evo Morales, de 2005 à 2010, fut marquée par la rupture historique la plus importante de la vie républicaine en Bolivie, sous l’influence de multiples facteurs dont au moins trois sont définitifs : l’accumulation des demandes populaires qui appelaient à une refondation de la nation à travers une nouvelle Constitution, l’exigence de nationalisation des hydrocarbures, la puissance du leadership personnel d’Evo, chargé symboliquement (il était indigène, il avait lutté pour la coca contre les Etats Unis, il avait accumulé les critiques contre le néolibéralisme pendant des décennies...).

Le changement de direction dans l’histoire de la nation fut évident, et rapide fut la reconstitution successive d’une nouvelle droite, sous la direction de l’élite des départements orientaux, qui joua toutes ses cartes pour empêcher la reconfiguration de la nation : sabotage, lutte électorale, terrorisme, utilisation des médias... Tous les espaces furent utilisés comme tranchées par la droite, par des moyens licites ou illicites. Une bonne partie de la nation, et bien sûr les forces populaires et progressistes, fit front commun et lutta ensemble pour instaurer une nouvelle ère et pour empêcher que la réorganisation des oligarchies parvienne à freiner le processus de changement. Les différences internes se diluèrent face à un ennemi commun qui était à un pas d’arriver au gouvernement.

Dans cette période, la gestion publique ne fut pas une priorité : le gouvernement lutta surtout pour survivre. Toutefois, il fit avancer les deux promesses fondamentales, la nouvelle Constitution et la nationalisation, en brulant les deux grandes cartouches unificatrices qu’étaient un agenda politique de plus grand impact et une réponse aux demandes populaires. Dans le même temps, le leadership d’Evo Morales subit une transformation. On fit de lui – délibérément et par une politique d’Etat – un leader national, une icône, un symbole de changement. Il cessa d’être le dirigeant cocalero conjoncturel – comme il y en a eu des centaines dans l’histoire du syndicalisme bolivien – et on le transforma en un nouveau Tupac Katari, le leader indigène d’antan, capable de changer l’histoire. On le construisit comme un symbole de cohésion puissant, et on chercha à en faire non seulement un président, mais aussi un mythe. Evo cessa d’être un leader et devint le symbole de l’unité et du changement. Fait jamais arrivé dans l’histoire de la Bolivie, Evo fut transformé en une légende vivante, historique et actuelle à la fois.

Ce processus d’élaboration du mythe n’alla pas de pair avec la construction d’un apparat institutionnel l’accompagnant, le contrôlant ou le remplaçant. Ce fut tout le contraire ; l’Assemblée plurinationale, le cabinet, le MAS (son parti), les syndicats et d’autres instances de pouvoir de son entourage, se transformèrent en bureaux personnels manœuvrés à volonté par le leader mythique.

Ce fut certainement ce schéma qui permit la victoire sur l’élite, qui était dépourvue de projet, de leader, d’apparat, et également d’appui populaire, excepté dans des régions délimitées. De mon point de vue, je pense que ce schéma était nécessaire pour parvenir au changement et à la consolidation de ce tournant historique, et qu’il était sans doute le seul chemin possible ; il est probable que, si l’un de ses éléments avait fait défaut (si par exemple le projet terroriste avait abouti à éliminer physiquement le président), on n’aurait pas obtenu le succès que l’on obtint.

Du point de vue électoral, cela s’exprima par le soutien massif au Président, en particulier lors du Referendum qui consolida et scella son leadership, et le sentiment d’unité autour du leader. Mais après l’écrasante victoire, les élections communales de 2010 virent l’apparition d’un nouveau scénario politique, avec de nouveaux problèmes.

Appropriation ou expulsion

A partir de 2010, après la déroute électorale, idéologique et organique de la droite, émergent les problèmes propres à la gauche ; ces problèmes n’étaient pas neufs, mais ils étaient importants. Le gouvernement vit alors son plus beau moment : stabilité et croissance économique, contrôle politique dans des contextes et niveaux différents (syndicats, assemblée, communes, etc.), contrôle législatif, leadership indiscutable d’Evo, absence d’opposition. La gestion proprement dite du gouvernement commence, l’agenda public se concentre sur le projet d’industrialisation, en changeant carrément de direction. Le tout a comme axe d’action le leadership d’Evo, qui est la base permettant que tout le reste fonctionne.

Malheureusement, des ruptures au sein des principaux acteurs du processus reconfigurent le champ politique. En ce qui concerne les partis politiques : détachement et expulsion ; dans le domaine intellectuel : dissolution du groupe Comuna ; dans le secteur administratif : dissidence et éloignement de fonctionnaires de haut niveau ; dans les syndicats : expulsion de dirigeants...

Deux matrices de comportement émergent dans ce contexte et se transforment en axe d’action du gouvernement. Elles méritent d’être soulignées.

La tradition de la gauche bolivienne montre qu’il est très difficile de maintenir l’unité dans la différence. Le projet ne réussit jamais à acquérir une envergure suffisante pour que des forces distinctes y adhèrent dans une logique d’unité. L’appropriation par le plus fort fait que les coalitions partitiques se transforment dans des instruments ponctuels et opératoires et ne parviennent pas à construire des ponts, des structures de dialogue permettant à tous d’aller au-delà des désaccords, vers un objectif commun. La logique de l’alignement aux ordres de la coupole, qu’elle soit représentée par un leader – dans ce cas Evo – ou par un collectif – par exemple la classe des mineurs – fait que les occasions de friction ou de rupture augmentent. De cette manière, deux risques sont encourus : l’atomisation et la pulvérisation des forces progressistes – quand il n’y a pas de leadership ou d’apparat fort – qui se terminent par la désagrégation de tous les composants (et la résurrection successive de la droite) ; ou l’expulsion des dissidents qui ne se soumettent pas à la puissance du leadership ou de la structure (dans ce cas Evo et le MAS). Dans les deux cas, il s’agit de l’incapacité d’adhérer à un projet collectif et de construire des mécanismes institutionnellement solides pour que le projet continue au-delà des différences, des désaccords et des redistributions de pouvoir.

Ce qui est en train de se passer en Bolivie est précisément l’exacerbation de ces tendances : confrontés à un leadership d’envergure et à un apparat relativement fort – qui dépend du leadership – comme le MAS, ceux qui ne sont pas d’accord avec les ordres du grand chef sont dehors. On n’a pas construit des mécanismes de discussion et de dialogue pour aborder les différends, les critiques et les dissidences internes qui ne mettent pas en jeu le projet. La moindre mise en doute de l’action gouvernementale et, surtout, toute mise en question du leadership sont des motifs d’expulsion et de condamnation. C’est, en somme, une trahison.

Héros et traîtres

La gauche bolivienne construisit sa praxis politique en se basant sur une duplicité : l’héroïsme et la trahison. Rien de moins. Pendant la dictature, temps durant lequel se construit un habitus politique, la participation politique impliquait le sacrifice du corps, le sacrifice de la vie. On participait, coûte que coûte. D’aucuns se vantaient d’avoir vendu leur voiture, d’avoir perdu leur travail, quitté femme ou famille pour le projet politique. On racontait que, pendant la dictature, le « vrai » militant devait résister au moins à deux heures de torture avant de parler pour que ses camarades puissent se cacher et fuir. Le fait d’avoir résisté à la torture sans « chanter » se transformait en un capital politique de grande valeur ; on l’exhibait avec orgueil et, dans certains cas (comme dans le plus mauvais « mirisme »), on le récupérait des années plus tard. Les militants étaient donc des vrais héros, des modèles de perfection politique, de cohérence et de consistance. Face à eux, il y avait les traîtres, qui étaient pour la plupart des ex-militants qui n’avaient pas réussi les épreuves du vrai militant (ils n’avaient pas résisté deux heures sous la torture avant de « chanter », par exemple. Je me souviens que l’on disait « si tu n’es pas capable de résister à deux heures de torture, alors n’entre pas en politique »), ou qui pour diverses raisons avaient décidé d’abandonner leur poste en dénonçant leurs camarades. Une anecdote : une chanson mexicaine disait « tu as trahi les principes du parti, tu as trahi le mouvement populaire. Ils m’ont dit que tu as une amourette avec quelqu’un qui milite dans le PAN (le parti alors au pouvoir), ceci s’appelle trahir le socialisme, je vous le jure sur ma mère, vous me donnez envie de pleurer ».

Cette effroyable duplicité arriva à son apogée dans la période de la dictature, certes à raison ; elle se transforma ensuite en paramètre de l’action politique et en argument dévastateur contre la dissidence. Maintenant, dans la nouvelle période d’Evo, la logique d’évaluation des siens vient précisément de la logique héros versus traître ; par conséquent, celui qui s’en va, celui qui remet en cause, celui qui n’est pas d’accord, est un traître. Etre catalogué de traître signifie vivre en exile (on se demande encore aujourd’hui si Regis Debray a trahi ou non le Che) ou devoir lutter pour continuer à exister sans cette étiquette dans le scénario politique.

Mon hypothèse est que ce qui a corrompu l’unité des forces progressistes c’est l’impossibilité de créer des instruments institutionnels de gestion de la différence et le fait de laisser que tout repose sur la décision du leader tout-puissant, au-dessus de la capacité d’adhésion à un projet, à côté de l’usage abusif par le gouvernement des termes héros et traître (fidèle et infidèle) comme catégories de jugement de toute participation politique. Les autorités en ont la responsabilité première, d’une part parce qu’elles n’ont pas pu construire des mécanismes d’inclusion ou de discussion de la différence et, d’autre part, parce qu’elles ont appliqué la logique du « fidèle versus infidèle » a ceux qui ne s’inscrivent pas dans le projet du leader.

Le diagnostic est tragique.

  • Le grand personnage politique qui fut créé, Evo, est miné par l’usure. L’utilisation de son image, qui aurait pu être consignée à l’histoire comme une icône de la nation, est en train d’arriver graduellement à une limite dangereuse, ce qui ne fait que l’affaiblir. Le cas de Staline ou de Saddam Hussein est certainement similaire, la comparaison n’exprimant pas de jugement de valeur ; la construction étatique de leur image, qui probablement aurait pu s’inscrire dans l’histoire, fut détruite justement par l’incapacité de ce processus de lui donner sa place historique et par son exploitation à des fins propres. La même chose arrivera-t-elle à Evo ? Jusqu’où pourra-t-on étirer son image ?
  • L’accusation de trahison peut aller loin ; elle peut détruire le projet même, détrôner les leaders et décomposer les images en risquant de laisser le projet sans alternative ou, tout au plus avec, comme succession, un apparat épouvantable tel que le MAS.
  • La décomposition des forces de la gauche va faire gagner du terrain à la droite et donner du crédit à son retour.

Traduction de Silvia Lucchini