Ou comment passer d’une à trente-sept langues officielles, par Teófilo Laime Ajacopa
L’état linguistique actuel en Bolivie est le résultat des changements politiques et sociaux qu’a connus le pays ces dernières années. La République de Bolivie est née comme État-nation, mais l’émergence des indigènes en tant que nouveaux acteurs politiques a transformé la Constitution politique de l’État et modifié ses lois. Ces dernières prennent désormais en compte les nations et peuples indigènes, tels qu’ils existaient à l’époque précolombienne.
Ces changements ont reflété le processus de décolonisation de l’État et la revalorisation des langues indigènes, qui étaient auparavant dénigrées et oubliées. La reconnaissance de 36 langues indigènes comme langues officielles, au même titre que le castillan, invite les nations originaires à composer le nouvel État plurinational et fait de la Bolivie un pays plurilingue. Le plurilinguisme est le nouvel état linguistique, générant des droits et une politique linguistique qui doivent s’appliquer dans les institutions sociales et éducatives du pays.
« État plurinational de Bolivie » est la nouvelle dénomination du pays qui, jusqu’en 2009, était connu sous le nom de République de Bolivie. Le changement d’un État-nation à un État plurinational a impliqué des modifications sur le plan social, culturel et sociolinguistique.
Il nous revient d’expliquer les changements d’un point de vue sociolinguistique. La Bolivie était auparavant considérée comme une seule communauté linguistique. Selon Fishman (1972), la communauté linguistique est un concept neutre qui désigne soit un réseau d’interaction de locuteurs, soit un ensemble de personnes partageant au moins une variété de parler ainsi que ses normes d’usage propres. Fishman affirme également qu’une nation, comme par exemple le Paraguay (pays voisin de la Bolivie), présente une combinaison de diglossie et bilinguisme, dans ce cas-ci entre le guarani et le castillan : la diglossie représente l’aspect social, le guarani étant la langue de bas prestige, et l’espagnol, la langue prestigieuse, même si les habitants du pays sont bilingues.
La définition de Fishman implique que le Paraguay, comme la Bolivie, constituent chacun une communauté linguistique et qu’il n’existe pas d’autre communauté au sein du pays, même si d’autres langues sont présentes et peuvent être apprises par des individus que l’on reconnaît comme multilingues (bilingues ou trilingues).
D’un point de vue juridique, la précédente République de Bolivie ne mentionnait pas de langue officielle, mais le castillan l’était implicitement, et l’a été pendant près de deux siècles, de 1825 à 2009. Pendant cette période, l’éducation s’est développée d’abord uniquement en castillan, ensuite dans la modalité bilingue, avec l’inclusion de la langue native, aymara dans le haut plateau, quechua dans les vallées, et guarani dans les terres basses du sud-est bolivien. L’« éducation interculturelle bilingue » (EIB) a été appliquée prioritairement dans les zones rurales du pays et non dans les villes, provoquant le rejet des habitants mêmes, dont l’émigration vers les grandes villes s’est accentuée.
Avec la modification et l’approbation de la nouvelle Constitution bolivienne, en 2009, l’existence de nations indigènes a été reconnue, ainsi que de leurs 36 langues, à côté du castillan. Parmi ces 36 langues, l’aymara et le quechua, chacune comportant plus d’un million de locuteurs selon le recensement national de 2001, sont considérées comme majoritaires (d’après Fasold, 1984)). Vient ensuite le guarani, langue des peuples guaranis habitant le Chaco bolivien, territoire proche du Paraguay. Cette langue, selon le recensement mentionné, dispose de 60 mille locuteurs, et se présente donc comme la troisième langue du point de vue numérique. Les autres langues indigènes sont quantitativement moindres, et pour cette raison elles n’avaient pas été prises en compte par l’État bolivien avant 2009.
Selon les linguistes, qui affirment qu’une langue a besoin
d’au moins 100 mille locuteurs pour passer d’une génération à l’autre et maintenir la vitalité de sa communauté linguistique, on peut admettre, dans l’Etat plurinational de Bolivie, l’existence des communautés linguistiques aymara, quechua, castillan et guarani. Les autres langues mineures sont appelées par Albó (1995) « groupes linguistiques ».
D’un point de vue sociolinguistique, la Bolivie est donc actuellement un État comprenant au moins quatre communautés linguistiques, 32 groupes linguistiques natifs et le puquina, langue indigène sans locuteurs, ceux-ci ayant été contraints de l’abandonner pour l’aymara depuis le XVIIe siècle.
D’autre part, le recensement national de 2001 a enregistré en Bolivie 241.417 locuteurs d’une langue étrangère, ce qui signifie que 3,47 % de la population bolivienne parle une langue étrangère en plus de sa langue indigène ou castillane. Le questionnaire réalisé en 2008 (Laime, 2011) nous a permis d’identifier que la langue étrangère dominante est l’anglais, suivi du français et du portugais.
Même si le castillan a été l’unique langue officielle jusqu’en 2009, l’aymara, le quechua et les autres langues indigènes ont toujours existé, et dans les faits la Bolivie a toujours été un pays de grande diversité linguistique. Dans un premier temps, la République de Bolivie a ignoré cette diversité : considérés comme une « partie du décor », ses habitants n’étaient même pas des « citoyens du pays » (Mendoza, 2011). Entre 1825 et 1955, la politique linguistique de la Bolivie fut l’exclusion.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, précisément de 1955 à 1994, on a considéré qu’il existait des dialectes ou des langues nuisant au développement de la modernité. Cette reconnaissance partielle des langues indigènes en tant que dialectes comportait toujours une discrimination négative, bien que l’on puisse la considérer comme un progrès par rapport à leur exclusion totale. En effet, au cours de ces décennies, l’objectif de l’éducation bolivienne était d’assimiler les locuteurs de langues indigènes à la langue castillane, celle-ci étant la manifestation de la construction d’une seule citoyenneté, qui était « être bolivien » sans trace de langue et culture indigènes. En ce sens, l’éducation a promu l’acculturation des indigènes et la prohibition de l’usage des langues natives.
La politique linguistique « castillanisante », prônant le monolinguisme en castillan, a porté ses fruits jusqu’à un certain point : les villes ont été les avant-postes de cette politique, qui déclencha aussi une forte résistance, aboutissant à la réforme éducative de 1994 et à l’éducation interculturelle bilingue (EIB). Dans le programme de l’EIB, la langue indigène est prise en compte comme langue maternelle et le castillan comme deuxième langue. A ce moment, les langues des paysans que l’on avait appelées dialectes sont devenues des langues originaires. Ainsi se perçoit clairement l’ascension conceptuelle de la langue indigène, qui de simple « dialecte » devient un certain type de « langue » qui accompagne la langue officielle, le castillan.
En 2009, la Bolivie est passée en une fois d’une à 37 langues officielles. La Constitution stipule que « sont considérées langues de l’État le castillan et toutes les langues des nations et peuples indigènes : aymara, araona, baure, bésiro, canichana, cavineño, cayubaba, chácobo, chimán, ese ejja, guarani, guarasu’we, guarayu, itonama, leco, machajuyai-kallawaya, machineri, maropa, mojeño-trinitario, mojeño-ignaciano, moré, mosetén, movima, pacawara, puquina, quechua, sirionó, tacana, tapiete, toromona, uru-chipaya, weenhayek, yaminawa, yuki, yuracaré et zamuco » [1].
La Bolivie est donc devenue un pays plurilingue. En même temps, le modèle d’éducation interculturelle bilingue s’est transformé en un modèle d’éducation intraculturelle, interculturelle et plurilingue. Ce nouveau modèle d’éducation subdivise le concept d’interculturalité, et élargit en même temps au plurilinguisme le concept de bilinguisme, d’une part par la prise compte du plurilinguisme de la Bolivie et, d’autre part, par l’inclusion de l’apprentissage des langues étrangères comme faisant partie de la politique linguistique du pays.
Actuellement, il existe 36 langues indigènes en Bolivie avec un statut social de langue officielle, une langue étatique, le castillan, ayant également un statut officiel, et les langues étrangères, qui ne sont évidemment pas officielles. Parmi ces langues étrangères se trouvent l’anglais, le français et le portugais.
Le locuteur dont le profil était recherché en Bolivie au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle était monolingue en castillan avec ou sans apprentissage d’une langue étrangère. Ainsi, les indigènes nés avant les années soixante sont toujours monolingues en aymara, en quechua ou dans une autre langue indigène. Par exemple, ma mère, toujours vivante, qui est née en 1946, est aymara monolingue, tout comme ses voisines plus âgées ou de même âge. En revanche, mon père, qui est aussi de 1946, est bilingue, tout comme ses compagnons nés la même année, bien que les plus âgés soient davantage monolingues en aymara que bilingues.
Il existe également une différence linguistique selon le genre, différence culturellement explicable. La notion de patrilocalité, où la femme partait vivre chez son époux dès le début de la vie matrimoniale, les hommes étant destinés à être chefs de famille, implique que ces derniers ont eu une plus longue scolarisation que les femmes. En conséquence, les hommes sont devenus bilingues langue originaire-castillan, alors que les femmes sont restées monolingues dans leur langue native.
Ce processus de scolarisation a évolué, de sorte qu’à partir des générations de la deuxième moitié du XXe siècle, les femmes sont également devenues bilingues en langue indigène - castillan. Par ailleurs, dans les zones urbaines comme La Paz ou Cochabamba, on trouve, dans la deuxième moitié du XXe siècle, des locuteurs monolingues en castillan, puisque les parents ont cessé de transmettre la langue indigène à leurs enfants pour que ces derniers puissent perfectionner leur espagnol, perçu comme la langue de la modernité. En revanche, les langues indigènes ont été considérées comme dépassées et comme les langues des analphabètes.
La première décennie du XXIe siècle montre un lent changement des mentalités, de la perception colonialiste vers la décolonisation linguistique, de sorte que les langues indigènes auparavant méprisées sont revalorisées. Dans ce sens, la nouvelle Constitution politique de l’État reconnaît l’usage multilingue : « Le gouvernement plurinational et les gouvernements départementaux doivent utiliser au moins deux langues officielles. L’une d’elles doit être le castillan, et l’autre sera décidée par l’usage, la convenance, les circonstances, les nécessités et préférences de la population dans sa totalité ou du territoire en question. Les autres gouvernements autonomes doivent utiliser les langues propres à leur territoire, et l’une d’entre elles doit être le castillan » (art. 5).
À son tour, la loi de l’éducation (Siñani et Pérez) a mis en place une éducation trilingue incluant une langue indigène, la langue étatique et une langue étrangère. Il s’agit de former « des habiletés et aptitudes communicatives trilingues au moyen de l’acquisition de langues indigènes, du castillan et d’une langue étrangère ».
L’anglais, le français ou le portugais sont des langues étrangères présentes en Bolivie. Ce fait a ouvert le chemin vers une éducation trilingue, et le modèle linguistique du bilinguisme a été réorienté vers le trilinguisme, où les langues indigènes accomplissent le rôle de fortification de l’identité culturelle des locuteurs. La langue étatique -le castillan- accomplit le rôle de cohésion plurinationale et la langue étrangère agrandit la formation personnelle, en permettant d’accéder davantage à la communication écrite qu’orale.
Dans ce sens, l’ancien profil du locuteur monolingue a été changé en un profil multilingue : les individus apprennent une première et deuxième langue, devenant ainsi bilingues ; ils apprennent ensuite une langue étrangère, ce qui fait d’eux des trilingues, surtout lorsqu’ils sont professeurs de langue ou d’université.
Le passage de la Bolivie d’un État-nation à un État plurinational, a impliqué également la modification de l’état linguistique du pays. La Bolivie était auparavant caractérisée par la hiérarchisation différenciée de ses langues, où le castillan était la haute langue, la langue étrangère jouissait également de prestige, alors que les langues indigènes étaient stigmatisées comme langues sans prestige.
La nouvelle Bolivie fait face à la fois aux changements et aux résistances qui en découlent. Dans ce contexte, les langues hiérarchisées comme l’anglais ou le français se déhiérarchisent, les langues indigènes antérieurement discréditées sont revalorisées, tandis que le castillan lutte pour le maintien de son prestige consolidé. Ce panorama montre un premier moment du changement d’état linguistique.
Ce changement d’état linguistique peut être décrit par des termes précis ; il va d’une « triglossie », nuancée par des bilinguismes de diverses hiérarchies, vers un plurilinguisme, dont les langues indigènes et le castillan sont des langues communautaires ou de droit collectif, alors que les langues étrangères sont des langues de droit individuel. Ainsi, les langues communautaires sont telles parce qu’elles sont liées à la communauté linguistique. En revanche, les langues individuelles ne possèdent pas en Bolivie de communauté linguistique, qui par contre existe dans les pays d’origine de ces langues, et c’est la raison pour laquelle elles sont conceptualisées comme langues étrangères.
L’état linguistique actuel est le plurilinguisme, dans lequel la « triglossie » est sous-jacente dans les villes, qui résistent à sa pleine reconnaissance. Sur le plan individuel, les parlants natifs de la langue indigène (aymara, quechua ou autre, comme première langue ou L1) sont à la fois locuteurs bi-natifs de leur deuxième langue (L2), et dans quelques cas, locuteurs secondaires d’une troisième langue (L3). Cela signifie qu’une personne peut être locutrice de L1, L2 et L3 alternativement.
Dans une société comme la Bolivie, il y a eu un changement de langue (language shift) à différents stades et générations. Ainsi, ceux qui sont nés dans la première moitié du XXe siècle se caractérisaient par leur monolinguisme dans une langue indigène, ceux de la deuxième moitié du siècle sont surtout bilingues, de même que ceux de la dernière décennie qui incorporent dans leur répertoire une langue étrangère, sans exclure la langue indigène. Toutefois, la connaissance de ces langues étrangères n’atteint pas, en général, un niveau suffisant et se limite aux salutations et au lexique, notamment technique.
D’un autre côté, le passage du monolinguisme au trilinguisme a permis le changement linguistique (language change), ou plus précisément le changement d’état linguistique, d’une « triglossie » à un plurilinguisme. En d’autres termes, il y a eu modification d’un ordre hiérarchique des langues à un ordre distributif, impliquant une acceptation des langues indigènes. Ce changement d’un ordre vertical des langues vers un ordre horizontal redonne un intérêt à l’apprentissage des parlers indigènes pour ceux qui ne les connaissent pas.
Traduction de Silvia Lucchini et Daniel de la Fuente
Bibliographie
Xavier Albo, 1995, Bolivia plurilingüe, Unicef y Cipca, La Paz.
Bolivie, 2010, Loi de l’Education Avelino Siñani y Elizardo Perez, La Paz.
Nouvelle Constitution politique de l’Etat.
Joshua Fischman, 1978 [1972], The sociology of language. Newbury House Publishers.
Teófilo Laime, 2011, Trilingüismo en regiones andinas de Bolivia, WBI, UCL y Plural Editores, La Paz.
Ramiro Molina y Xavier Albo, 2006, Gama étnica y lingüística de la población boliviana. Sistema de Naciones unidas en Bolivia, La Paz.
[1] Bolivie, nouvelle CPE, art. 5