La Bolivie plurinationale

Mise en ligne: 13 juin 2012

62% de la population bolivienne s’auto-identifie comme indigène. A présent la Bolivie se reconnait constitutionnellement comme Etat plurinational. Quelles sont les possibilités d’un tel changement ?, par Mónica Navarro

En 1825, la Bolivia fut instituée comme république sur la base de la structure sociale, politique et institutionnelle de la colonie espagnole qu’elle avait été [1]. Pendant le développement de l’Etat libéral national (1825-2000), les symboles de la « blanchitude sociale », comme le nom de famille, les réseaux sociaux et l’apparence physique, se transformèrent en éléments de distinction aboutissant à définir des « citoyens de première classe ». A l’opposé, à cause de ses origines rurales, sa langue ou la couleur de la peau, une autre partie de la population occupa les postes subalternes et les fonctions sociales qui ne lui donnèrent accès qu’à une « citoyenneté de seconde classe » [2]. La « république indépendante » continua un processus interne de colonisation au bénéfice des élites criollas libérales. Cette colonisation agissait par la structure de l’administration publique et était reproduite par le système d’éducation officiel, qui inclut les populations indigènes seulement à partir de 1955, lorsque la révolution nationaliste estima important de les incorporer, avec un rôle déterminé, dans l’Etat-nation.

Ce contexte a déterminé en grande mesure l’exaltation de l’ethnicité en Bolivie, et en Amérique Latine en général : Les différences ethniques se transforment en différenciation ethnique quand elles sont politisées par le conflit. L’ethnicité comme une conséquence de l’emergence ou de l’imposition et de la domination à l’intérieur de la société, comme ce à quoi la recatégorisation des personnes renvoie [3].

Si nous nous accordons sur l’idée qu’il s’agit de la politisation de la différence culturelle, nous voyons que, dans le cas bolivien, l’ethnicité a été utilisée tant à des fins de domination que dans un but de résistance par les organisations des peuples indigènes originaires, paysans et afro-déscendants.

Pendant la décennie 2000-2009, différents faits ont contribué à configurer un scénario politique, économique et social favorable à un dénouement susceptible de générer des changements significatifs pour la Bolivie et en particulier pour les peuples indigènes et originaires, historiquement exclus de la prise de décision et des bénéfices du faible développement du pays.

En 1999, dans le cadre de la politique de privatisation qui caractérisait le gouvernement néolibéral de Hugo Banzer, Manfred Reyes Villa, alors maire de Cochabamba, signa un accord avec l’entreprise Aguas del Tunari, qui devenait ainsi la propriétaire de toutes les installations d’eau de la ville (gérées pour la plupart par les assemblées locales). L’entreprise pouvait fixer les tarifs pour la distribution de l’eau, qui furent immédiatement augmentés de façon alarmante. Elle était également habilitée à délivrer les autorisations pour l’utilisation de l’eau de pluie par les privés et n’était pas obligée de développer de nouveaux projets. Ceci engendra une explosion sociale connue sous le nom de « guerre de l’eau » à cause de la résistance de la population et de la dure répression qui suivit. Aguas del Tunari fut enfin expulsée du pays et l’on procéda à la promulgation d’une nouvelle loi de l’eau.

En février 2003, le gouvernement élu de Gonzalo Sánchez de Lozada (Goni) annonça l’augmentation, de 4,2% à 12,5%, de la taxe sur le salaire (l’impuestazo). Rapidement, des mobilisations sociales s’organisèrent. Elles furent durement réprimées. Goni fit marche arrière, mais sa popularité fut gravement atteinte. A peine quelques mois plus tard, en octobre 2003, ce fut le tour de la « guerre du gaz », provoquée par l’intention de Goni de vendre du gaz au Chili, malgré le fait que la question de l’accès à la mer pour la Bolivie soit un sujet en souffrance dans l’agenda bilatéral avec ce pays. Cette fois, pour faire face aux fortes manifestations sociales, le gouvernement lança l’armée dans les rues ; on dénombra plus de 60 morts et 400 blessés.

Différentes organisations furent renforcées par ces mobilisations, qui aboutirent également à une clarification de la demande concernant la nationalisation des hydrocarbures et, à la longue, à l’abandon du président : le 17 octobre, Goni s’enfuit du pays avec ses principaux collaborateurs. Carlos Mesa, son vice-président, lui succéda à la présidence pendant 18 mois. Faisant preuve de volonté démocratique et de détermination, les organisations sociales mobilisées (irrigants, paysans, ouvriers, assemblées locales et classes moyennes urbaines, entre autres) chargèrent le gouvernement de ce qu’on appela l’« Agenda d’octobre » (2003), dont les points principaux étaient la nationalisation des hydrocarbures et la convocation d’une Assemblée constituante souveraine. Après l’échec de Carlos Mesa, en 2005, l’on opta pour une succession constitutionnelle qui donna lieu à un court gouvernement transitoire dont fut chargé le Président de la Cour suprême, Eduardo Rodriguez. La mission principale de Rodriguez fut de convoquer, en décembre 2005, les élections nationales, à l’issue desquelles fut élu président, avec une large majorité (54% des voix), Evo Morales, dirigent des producteurs de coca du Chapare et candidat du parti Movimiento al socialismo (MAS).

Evo Morales est un symbole à plus d’un titre. D’une part, dans ces élections, il réussit à canaliser le mécontentement à la fois de larges secteurs indigènes et populaires du pays, et des classes moyennes fatiguées des partis politiques traditionnels ; d’autre part, il s’agit du premier Indigène qui gouverne le pays, et qui, pour caractériser ce fait comme révolutionnaire, utilise le mite du retour de Tupaq Katari [4]. L’une des premières actions du gouvernement fut la nationalisation des hydrocarbures [5], afin de générer des ressources pour le financement de diverses mesures à caractère social. Il convoqua ensuite une Assemblée constituante avec des représentants élus. Le nouveau texte constitutionnel fut rédigé au milieu de fortes pressions sociales et politiques ; il fut finalement approuvé en février 2009.

Cette brève chronologie indique que la transformation de l’Etat bolivien est un processus irréversible qui résulte de la demande généralisée d’un acteur émergeant, le « peuple bolivien ». Les faits qui ont amené à la transformation de la Constitution politique de l’Etat marquent la fin d’un Etat-nation libéral qui promeut l’individualisme, le métissage, le castillan comme seule langue et la soumission à la dictature du marché, qui n’a jamais réussi à se consolider parce qu’elle ne reflète pas le caractère pluriel du peuple bolivien.

La Bolivie est l’un des pays d’Amérique Latine qui compte une grande part de population indigène. Selon le recensement national de 2001 [6], 62% de la population s’auto-identifie comme indigène. Malgré cela, c’est seulement 184 ans après l’indépendance que la Bolivie se reconnait comme Etat plurinational et plurilingue dans la nouvelle Constitution politique de l’Etat, en officialisant 36 langues indigènes.

La reconnaissance n’est cependant pas suffisante. Lors du le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada (1993-1997), la démocratie libérale avait déjà proposé de trouver une issue au thème de la différence par une gestion « multiethnique et pluriculturelle », en instaurant des mesures comme la participation populaire, l’éducation interculturelle bilingue et la reconnaissance des terres communautaires d’origine [7].

Les principaux outils pour dépasser le stade de la reconnaissance sont les autonomies et la déconcentration du pouvoir, qui sont prévus dans la constitution .

Une autre stratégie pratique est de faire occuper des postes au gouvernement par des membres des peuples indigènes originaires et paysans, ainsi que de les faire participer activement au processus de consultation pour l’élaboration du nouvel apparat légal qu’exige la mise en œuvre de la nouvelle Constitution politique de l’Etat. A ce propos, il sera important de maintenir les liens d’information et de contrôle social qui font en sorte que la présence d’une personne à une place donnée soit vraiment représentative de la volonté de la population qu’elle représente. Le problème ici est que toutes les instances de participation restent calquées sur la structure traditionnelle des gouvernements antérieurs, qui étaient l’émanation de l’Etat-nation et le renforçaient.

Luis Tapia attire l’attention et met en garde sur le fait que, dans le processus d’implémentation de la Constitution, l’on pourrait réduire le caractère plurinational potentiel qu’elle contient. Selon lui, l’Etat plurinational est faible et, en même temps, il est multiculturel libéral ; d’une part, parce que le fait qu’il soit plurinational ne signifie pas qu’il soit égalitaire ; d’autre part, parce que le principe de la hiérarchie constitutionnelle est toujours d’actualité, et que le système des institutions publiques du pays reste ce qu’il était avant la réforme constitutionnelle. De son côté, Regalsky explique que l’actuel Etat bolivien est bien loin d’être plurinational puisqu’il ne respecte ni ne génère des mécanismes pratiques d’autogouvernance, par la souveraineté directe et le pluralisme juridique, qui sont reconnus sans doute de manière seulement « lyrique » dans le nouveau texte constitutionnel.

Construire un Etat plurinational décolonisé implique nécessairement un processus authentique de décolonisation et de création institutionnelle à tous les niveaux, qui deviennent les outils pour transformer en réalité non seulement l’inclusion de ceux qui furent exclus de la prise de décision et des bénéfices du développement, mais aussi pour faire en sorte que la prise de décision et les modèles de développement répondent à des projets de vie durables et propres à ces populations.

Enfin, on ne peut pas réduire la responsabilité de la décolonisation de l’Etat à la promulgation et à l’application de lois. Construire un nouvel Etat implique de nouvelles formes de comportements dans la vie quotidienne, pour gérer avec les autres les « petits actes » de pouvoir, de soumission et de résistance, de création et de reproduction, en relation avec la mère terre et les institutions. Construire un nouvel Etat implique donc une transformation totale de l’éducation familiale, communale, officielle et privée, à tous les niveaux.

Traduction de Silvia Lucchini

Références bibliographiques

Congreso Nacional de Bolivia. 2009. Constitución política del Estado.

García, A. 2005, Estado multinacional. Una propuesta democrática y pluralista para la extinción de la exclusión de las naciones indias, La Paz, Malatesta.

Regalsky, P. 2007, Etnicidad y clase. El Estado boliviano y las estrategias andinas de manejo de su espacio. Bolivia : CEIDIS, Plural, CESU, UMSS y CENDA.

Regalsky, P. 2012. El gobierno del MAS perdió la oportunidad histórica de iniciar el camino hacia un cambio de civilización en bien de todos y por la vida, Bolpress.

Tapia, L, 2011, Consideraciones sobre el Estado plurinacional, en Vicepresidencia del Estado
plurinacional de Bolivia y Fundación boliviana para la democracia multipartidaria. Descolonización en Bolivia, cuatro ejes para comprender el cambio. La Paz, VEPB y FBDM.

[1Les conséquences les plus accablantes furent sans doute en relation avec la consolidation d’un « sistema de creencias, prejuicios y valores dominantes que habían ordenado los comportamientos colectivos con anterioridad al proceso independentista : la racialización de las diferencias sociales a través de la invención estatal del ‘indio’ no sólo como categoría tributaria, sino, ante todo como el ‘otro negativo’ ordenador de los esquemas simbólicos con los que las personas daban sentido al mundo, incluidos los propios indios » (García, 2005, p. 11).

[2García, op. cit., p. 21.

[3Regalsky, 2007, p. 35-36.

[4Leader indigène d’une grande révolte, qui, selon la tradition orale, au moment de sa mise à mort par écartèlement, affirma : « Je reviendrai, et je serai des millions ! ».

[5Plusieurs chercheurs boliviens se demandent s’il s’agit d’une véritable nationalisation.

[6Censo nacional de población y vivienda fait par l’Instituto nacional de estadística.

[7Regalsky, 2007, p. 10.