L’égalité et la liberté ne vont pas toujours de pair, en Bolivie comme ailleurs, propos de Guy Bajoit recueillis par Antonio de la Fuente
Guy Bajoit, vous êtes sociologue du développement et professeur émérite de l’Université catholique de Louvain. Cela fait des années que vous vous intéressez à la Bolivie. D’où vient cet intérêt ?
Guy Bajoit : En 1971, le général Banzer arrive au pouvoir en Bolivie par un coup d’Etat militaire – un de plus dans l’histoire bolivienne qui comptait à l’époque 169 coups d’état sur 160 ans de vie indépendante ! Il s’ensuit une répression féroce. Deux ans plus tard, en 1973, ce fut le tour du Chili et encore deux années après, celui de l’Argentine. Je travaillais à l’Université de Louvain où je m’occupais de l’octroi de bourses aux étudiants étrangers.
Nous avons obtenu un fonds spécial pour faire venir en Europe des étudiants sud-américains piégés par ces coups d’Etat. De fil en aiguille, je suis devenu militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire bolivienne (le MIR) et, entre 1974 et 1982, j’ai sillonné l’Europe à la recherche de fonds pour faire venir en Europe des militants boliviens ou pour leur permettre de rentrer en Bolivie sous le couvert de projets de développement.
Antipodes : Sur base de cette perspective historique, comment voyez-vous l’évolution de la Bolivie ces derniers années ?
Guy Bajoit : De nos jours, les dictatures militaires ont pratiquement disparu : on ne les supporte plus nulle part. La démocratie est devenue le credo en Amérique latine et presque partout ailleurs. Ce serait intéressant de se demander pourquoi.
A la fin des années septante, Banzer était en mauvaise posture et a dû accepter la tenue d’élections. S’est ouverte alors une succession d’élections (en 1978, 1979 et 1980) et de coups d’Etat, dont la dictature de García Meza, de 1980 à 1982, a été particulièrement sanguinaire. Pendant ce temps-là, la Bolivie était paralysée parce que ceux qui gouvernaient en étaient empêchés, soit par des coups d’Etat, soit par des mouvements sociaux violents.
En 1982, la Bolivie semble néanmoins trouver la voie de la démocratie avec l’élection de Siles Zuazo, qui tient jusqu’en 1986. Après lui, les gouvernements de Victor Paz Estenssoro et de Gonzalo Sánchez de Losada -el Goni- instaurent le modèle néolibéral, comme partout ailleurs en Amérique latine. Et comme partout ailleurs aussi, des mouvements sociaux commencent à se lever contre les effets négatifs de cette politique folle, qui ne cesse de creuser les inégalités sociales.
L’indigénisme s’affirme avec force. Les indigénistes ont une autre conception de la politique et de l’Etat. Ils défendent leurs intérêts en tant que groupe dominé par la colonisation d’abord, puis par les élites boliviennes, qui ne sont finalement que 15% de la population. Face à cette nouvelle situation, le MIR se divise et une faction, celle de son leader principal, Jaime Paz Zamora, s’allie avec les libéraux pour faire exactement le contraire de ce qu’ils disaient quelques années auparavant.
Dans son livre Bolivie, pays rebelle, Hugo José Suárez décrit bien les révoltes – la guerre de l’eau et les blocages de routes, qui finissent par faire fuir Sánchez de Losada vers les Etats-Unis –, ainsi que la montée en puissance du mouvement des producteurs de feuilles de coca – les cocaleros – avec Evo Morales à sa tête.
Et en 2006, ça y est : Morales triomphe, une alternative s’éveille, un immense espoir se lève. Le Gouvernement Morales arrive à inverser la répartition des bénéfices de l’exploitation pétrolière et gazière, entre les entreprises multinationales (qui en emportaient 80%) et l’État bolivien. Il met sur pied des politiques sociales, qui sont sans doute teintées d’assistanat, mais qui permettent au moins d’améliorer la distribution de la richesse. Il entend mener, avec l’appui du Venezuela, une politique de diversification économique, qui combinerait les entreprises publiques et privées, les capitaux nationaux et étrangers, l’économie traditionnelle et l’économie sociale.
Antipodes : Comment peut-on dés lors expliquer que la Bolivie progresse si lentement -pour le dire de manière optimiste- voire qu’elle fasse du surplace en matière économique et sociale, d’après les chiffres du PNUD (0.65 en 2006, 0.66 en 2012, une croissance plus basse que la moyenne régionale et mondiale).
Guy Bajoit : Il y a de la richesse en Bolivie, mais, force est de le constater, elle continue à être fort mal distribuée. Les banques gagnent plus d’argent qu’elles n’en ont jamais gagné. La Bolivie se « modernise », les centres commerciaux fleurissent à La Paz et ailleurs, pendant que le pouvoir tient un discours indigéniste et réaffirme son projet. Qu’est-ce qui freine sa réalisation ?
Evo Morales est au pouvoir depuis six ans et il n’y a eu pas de coup d’état sanglant contre lui, grâce à la solidarité d’autres pays latino-américains, mais on lui a mis d’énormes bâtons dans les roues. Dès le départ, il a été élu président par les populations aymaras et quechuas des hauts-plateaux, et non par celles qui vivent dans les départements qu’on appelle la « demi-lune » (le nord, l’est et le sud du pays), qui n’avaient pas majoritairement voté pour lui et qui ont saboté son gouvernement autant qu’ils ont pu. Ce n’est qu’en 2009, avec le référendum, qu’il a réussi à casser en sa faveur ce partage paralysant entre les régions du pays.
Une fois que ses adversaires furent vaincus, les divisions ont commencé à apparaître dans son propre camp : il y a eu d’importantes défections syndicales, politiques et intellectuelles. C’est bien la Bolivie rebelle qui est à l’œuvre encore une fois, même si c’est un schéma classique que l’on retrouve ailleurs. Les Boliviens se sont unis contre leur ennemi commun, mais dès que celui-ci s’est affaibli ou a disparu, leur solidarité a commencé à se briser.
Antipodes : La répression des indiens du Tipnis, du nom de la réserve forestière dans le nord bolivien où le Gouvernement veut ouvrir une route, a montré que Morales n’est pas le président de tous les indiens mais qu’il donne priorité aux cocaleros, qui convoitent ce territoire.
Guy Bajoit : Délicate question. Il serait quelque peu angélique de supposer que, parce qu’ils sont tous « indiens » (c’est nous qui les définissons ainsi !), toutes les ethnies (et il y en aurait plus de trente) formeraient un tout uni, encore plus, de supposer que, parce qu’ils ont été dominés pendant cinq cents ans (au moins), ils seraient tous animés par une volonté de défendre l’intérêt général en améliorant les conditions de vie de toute la population du pays. Ne rêvons pas : il n’en va ainsi nulle part – et surtout pas en Belgique ! Même quand des gouvernants sont préoccupés de défendre l’intérêt général, et qu’ils ont un projet auquel ils croient et qui peut donner de bons résultats, ils se heurtent toujours à aux intérêts particuliers de certains groupes sociaux, qui font tout ce qu’ils peuvent pour freiner ou saboter leur travail.
Après les intérêts des propriétaires de terres et de gisements pétroliers et gaziers de l’Est (qui sont toujours là et n’attendent que l’occasion de recommencer à résister), ce sont maintenant ceux de groupes ethniques, différents de ceux qui l’ont élu, que Morales doit affronter. Aucun gouvernement ne parvient à réaliser un projet de développement s’il n’a pas la force de l’imposer à tous ceux qui n’en veulent pas. En disant cela, je ne justifie surtout pas les méthodes de répression : j’en appelle à la concertation, à la négociation, mais, à terme, il faut qu’une décision soit prise et qu’elle soit imposée. Cela dit, je ne crois pas non plus que la plantation et l’exportation de feuilles de coca (quel que soit l’usage qu’on en fait) soit l’avenir du développement bolivien.
Antipodes : Morales est au pouvoir depuis sept ans et il semble qu’il pourra prolonger son mandat. N’y a-t-il pas un problème d’alternance ?
Guy Bajoit : L’alternance serait une catastrophe pour la Bolivie. Il n’y a pas d’autre force politique porteuse d’un projet d’intérêt général. Ce serait un retour à une logique politique que le pays a connue depuis le début de son histoire : une alternance, oui, mais de coups d’État et de groupes dominants qui prennent le pouvoir chacun à leur tour, qui réprime les groupuscules d’une opposition impuissante, qui s’enrichissent en exportant les ressources du pays, tandis que les populations, métisses et indiennes, continuent à vivre dans la même misère depuis des siècles. Après avoir pillé le caoutchouc, puis l’étain, puis le pétrole et le gaz, si on les laisse faire, ils pilleront demain tout ce qu’ils trouveront dans et sur le sol du pays.
Hélas, je viens d’apprendre que le gouvernement d’Evo Morales a attribué, à une entreprise de Corée du Sud, une concession pour exploiter le lithium du Salar de Uyuni [1] , au lieu de créer une entreprise bolivienne et de former des ingénieurs (qui, semble-t-il, existent déjà). Mais il faudrait vérifier cette information.
En bref, l’alternance peut fonctionner quand les inégalités ne sont pas trop grandes et quand les projets politiques ne sont pas radicalement opposés, ce qui n’est certes pas le cas de la Bolivie. En France, la paix sociale est assurée et on peut se permettre de choisir l’alternance, même aux prix du maintien d’une certaine inégalité. Mais l’alternance démocratique ne saurait convenir à ceux qui sont victimes d’inégalités trop grandes, surtout quand il n’y a personne pour s’occuper de l’intérêt général. Hélas, avec les hommes comme ils sont, l’égalité et la liberté ne vont pas toujours de pair : si on donne la liberté, on permet la création d’inégalités et si on veut les réduire, on doit enlever une partie de cette liberté. C’est malheureux, mais c’est comme ça ! Il est extrêmement difficile de concilier les deux (même si ce serait là une fort belle utopie : celle qui nous manque aujourd’hui).
Antipodes : Pour que la Bolivie devienne pleinement démocratique, elle devrait donc grimper, disons, jusqu’à la 50eme place du classement du développement humain du PNUD au moins… (Pour l’instant, elle est 108eme).
Guy Bajoit : Oui. En réduisant les inégalités et en rapprochant les projets politiques, le développement augmente les possibilités de renforcer la démocratie, tant politique que sociale. À son tour, la démocratie oblige les gouvernants de l’État à tenir leurs promesses et les gestionnaires de l’économie à redistribuer les gains de la croissance, donc, à s’occuper de l’intérêt général, ce qui renforce le développement. Les conditions pour que ce cercle vertueux se mette en branle et produise de bons résultats ne semblent pas encore remplies dans le cas bolivien.
[1] Le lithium est un élément chimique qui fait partie des métaux alcalins. C’est l’élément solide le plus léger. Il est essentiellement utilisé pour réaliser des verres et des céramiques réfractaires, des alliages à la fois légers et résistants pour l’aéronautique, et surtout des piles et des batteries au lithium (qui ont un bel avenir devant elles avec la voiture électrique, sans compter les ordinateurs et les téléphones portables). Les réserves mondiales de lithium étaient estimées à 13 millions de tonnes fin 2010, dont 58 % au Chili et 27 % en Chine. La production mondiale s’est élevée à 25 300 tonnes en 2010, hors États-Unis, assurée essentiellement par le Chili (35 %), l’Australie (34 %), la Chine (18 %) et l’Argentine (11,5 %). (D’après Wikipédia).