Présentation : Evo forever ?

Mise en ligne: 13 juin 2012

par Antonio de la Fuente

Nous regardions Chuquiago, un film bolivien qui dresse le portrait des classes sociales dans la capitale bolivienne, La Paz : la classe moyenne, les riches, les pauvres et les fossés qui les séparent. L’enfant qui arrive de la campagne dans la grande ville. Le jeune homme qui tente d’échapper à ses origines en misant sur l’émigration. La double vie poussive du fonctionnaire médiocre. Et la fille d’une riche famille qui changera la Bolivie avec ses beaux idéaux.

C’était il y a vingt ans dans les formations d’ITECO. On devrait revoir Chuquiago (le nom aymara de La Paz) à la lumière de ce qu’on appelle à présent la nouvelle Bolivie.

C’est en partie le défi de ce numéro, qui donne largement la parole à des acteurs boliviens ou connaissant la Bolivie de près. Ainsi, d’après Hugo José Suárez, ce ne sont pas les plus riches qui ont du mal à suivre le rythme des changements survenus en Bolivie sous les deux gouvernements d’Evo Morales, mais bien la classe moyenne, privée de ses vieux privilèges et incapable d’imiter les riches, toujours occupés à gagner plus d’argent.

Evo Morales est arrivé au pouvoir en 2005 porté par un puissant mouvement social à la tête duquel étaient les syndicats des producteurs de feuille de coca, au sein desquels Morales avait gagné ses gallons. En combinant un discours indigéniste, teint de millénarisme, et un certain pragmatisme politique, Morales est parvenu à modifier la Constitution bolivienne et à inverser la répartition des bénéfices de l’exploitation pétrolière et gazière entre les entreprises multinationales (qui en emportaient 80%) et l’État bolivien, ce qui lui a permis de mettre sur pied des programmes sociaux, comme nous le rappelle Guy Bajoit.

Réélu haut la main en 2010, la deuxième période de Morales s’avère plus laborieuse et a été marquée notamment par l’affrontement violent entre le Gouvernement, soutenu par les producteurs de feuille de coca, et les habitants de la région du Tipnis, dans le nord du pays, qui s’opposent à la construction d’une autoroute reliant la Bolivie au Brésil et aux prétentions des cocaleros d’éteindre leurs cultures dans la région.

Face à l’ampleur de la contestation, le Gouvernement a dû faire, provisoirement, marche arrière. Mais l’incident a révélé des failles plus profondes au sein de la coalition au pouvoir et parmi ses appuis. « Le Gouvernement bolivien a fait un usage instrumental de la question indigène et l’a imposée comme une nouvelle religion d’Etat. Depuis la répression du Tipnis, le masque indigéniste est tombé et des larges couches de la population défendent les droits des indiens de la région contre le pouvoir », estime América Costa, professeure universitaire à La Paz.

Le conflit au Tipnis recouvre une tension croissante entre indiens et cultivateurs de feuille de coca, dont la production va en grande partie au narcotrafic. « Ces cocaleros dévastent les réserves naturelles et exproprient par voie de fait les terres des indiens, avec l’appui de l’Etat, pour produire davantage de coca et écouler la production vers l’étranger », affirme Carlos Torranzo, de l’Université de San Andrés, à La Paz. Le premier Gouvernement Morales a été soutenu par les cocaleros, des groupes d’indiens, des partis de gauche et des ONG. A présent, cependant, certains de ces appuis s’estompent et le projet de Morales devient presque exclusivement le projet des cocaleros, toujours d’après l’analyse d’América Costa.

Malgré -ou à cause de- cette érosion dans son capital politique, Evo Morales va de l’avant et met l’opposition au défi : « Nous ne sommes pas de passage au palais présidentiel, nous y sommes pour durer, si possible plus de 500 ans », a-t-il déclaré récemment. Et il est fort probable que, malgré le mécontentement croissant d’une partie de la population qui lui était jusqu’à présent acquise, vu l’état de division de l’opposition bolivienne, ce « demi-millénarisme idéologique » lui permettra dans trois ans de rempiler à la tête de l’Etat. Le Gouvernement Morales, qualifié par certains de néo-développementaliste n’est pas pour autant aussi néo-démocratique qu’il ne le prétend.

Pas d’alternance, donc ? Evo forever ? L’alternance au pouvoir, pourtant le principe de base de la démocratie, serait désastreuse en Bolivie, d’après Guy Bajoit.

Manifestement, le cercle vertueux développement-démocratie tarde à se mettre en branle.

Bonne lecture.