Au Tchad, il faut être parmi les corrupteurs pour avoir une vie décente

Mise en ligne: 16 décembre 2009

propos de Jacqueline Moudeina recueillis par Charlotte Chatelle

Jacqueline Moudeina, vous êtes présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme. Vous êtes également l’avocate des victimes de l’ancien dictateur tchadien, Hissène Habré. Quel est l’impact de la corruption sur le non-respect des droits de l’homme dans votre pays.

Au Tchad la corruption touche tous les secteurs et à tous les niveaux. C’est vraiment transversal. Il y a quelques années, nous étions le pays le plus corrompu du monde selon Transparency International. C’était une grande honte pour nous. Et dans le secteur judiciaire, c’est à qui paye le plus remporte le procès. Le client ou son avocat vont directement corrompre le juge ou le magistrat pour gagner le procès. Evidemment tous les avocats ne rentrent pas dans ce système même si c’est très généralisé. Ce qu’il faudrait, c’est que les avocats refusent systématiquement de jouer le rôle de corrupteur. Ce qui est grave, c’est que tout le monde n’a pas les mêmes droits. Celui qui n’a pas d’argent pour corrompre, il ne pourra probablement pas compter sur la justice pour revendiquer ses droits.

Certains spécialistes expliquent que la corruption est la version tchadienne de la solidarité, dans la mesure où les profits font l’objet d’une redistribution dans le cadre de la famille et ou de la clientèle. Qu’en pensez-vous ?

Toutes les formes sont condamnables. C’est un vrai fléau pour nous. Il n’y a pas de différence. C’est une question de morale. Nous identifions la corruption comme le principal mal qui mine la bonne marche d’un secteur ou qui met en disfonctionnement un secteur. Donc nous ne pouvons chercher à apprécier le bon côté alors qu’elle met à mal toute la population. Aujourd’hui c’est toute la population tchadienne qui crie qu’à cause de la corruption elle n’arrive plus à vivre. Il faut être parmi les corrupteurs pour pouvoir mener une vie décente. Pour nous, Tchadiens, la corruption n’a rien de positif. Tout le monde la dénonce. Le Tchad vient d’entrer dans l’ère pétrolière depuis 2003 et on ne voit pas l’impact de ces ressources sur la population. La seule raison que les gens trouvent à ça, c’est la corruption. S’il n’y avait pas cette corruption, ces ressources seraient mieux distribuées et tout le monde pourrait en profiter.

Des centaines de millions auraient versés par les compagnies pétrolières à des membres du gouvernement tchadien. Que savez-vous à ce sujet ?

Je me souviens lors d’une rentrée judiciaire où le président de la république lui-même a dénoncé la corruption dans le milieu judiciaire. Et il y a un juge, président des syndicats des magistrats, qui lui a répondu « Monsieur le président, c’est vous le corrupteur ». Il a dit qu’il les avait corrompu lui aussi pour valider son élection de 1993. Donc si c’est à ce niveau là c’est quand même très grave. Nous travaillons aussi là-dessus, puisqu’il en va du respect des droits humains. Nous cherchons un système plus efficace que de dénoncer les corrupteurs étrangers. Les dénoncer ne sert à rien. Ce sont des choses tellement bien dissimulées qu’il faut faire un travail de fond pour pouvoir au moins donner acquis de droits par exemple. Au départ le projet du pipeline pétrolier était un projet de la Banque mondiale. Ensuite sont intervenues des multinationales pour corrompre et fouler au pied toutes les lois internes. Même si on les dénonçait cela ne changerait rien du tout. Nous cherchons plutôt un système international qui nous permette de faire un travail global parce que beaucoup de pays connaissent ces préoccupations.