Propos de Ali Zakaria recueillis par Charlotte Chatelle
Ali Zakaria, vous êtes agro-socioéconomiste et actif en tant que responsable pédagogique aux cycles d’information générale au développement de la Coopération technique belge, chercheur à l’UCL en Belgique et enseignant et partenaire d’appui aux organisations de développement au Tchad. Vous êtes également coordinateur de l’ONG tchadienne Pacte, développement et paix. Comment est vécue la corruption dans votre pays ? Toutes les formes sont-elles considérées comme condamnables ?
Il y a différentes formes de corruption au Tchad. La première est la plus visible. C’est celle qui se vit au quotidien et que tout le monde connaît.
Mais il existe un deuxième niveau de corruption qui se base sur l’accès à l’information. Celui qui a l’information peut facilement manipuler l’autre pour obtenir ce qu’il veut. Au Tchad, selon le PNUD, à peine 0.7 % de la population a fait des études supérieures. Cela explique en partie pourquoi le pays a été largement lésé dans les négociations relatives à l’exploitation des ressources pétrolières avec la Banque mondiale, le Cameroun et les multinationales. Cette inégalité dans la détention des connaissances a permis à ces acteurs de se partager la plus grosse part du gâteau lors de la première signature de l’accord qui a laissé au Tchad 12.5 % des revenus liés au pétrole. Pour moi il s’agit là d’une forme de corruption qui est celle de profiter de l’ignorance des gens.
En fait la corruption visible exercée par les fonctionnaires (quotidiennement par des policiers par exemple, ou épisodiquement par le trucage de marchés publics) n’est que l’effet d’une corruption dont la source est plus profonde. La cause réelle est l’iniquité des connaissances et du pouvoir d’achat des Tchadiens par rapport à d’autres pays.
Un père de famille (une famille moyenne se compose des parents et de cinq enfants) qui est cadre gagne 300 euros par mois. Il lui manque 200 euros pour vivre correctement. Pour lui ce manque justifie la pratique de la petite corruption. « Je ne suis pas corrompu, je me débrouille pour trouver les 200 euros qui me manquent ». La corruption n’est donc qu’un effet. Il ne s’agit pas de vol mais de compensation dans un contexte urbain où l’entraide tend à s’effriter. Pour assurer son rôle de chef de famille nombreuse, il lui faut trouver un moyen d’augmenter ses revenus. Je ne le justifie pas mais c’est une réalité.
Par contre, si le salaire était égal au pouvoir d’achat, on pourrait lutter efficacement contre la corruption. Les gens conviendraient alors que la corruption est une forme de vol. En ce sens que si les salariés de niveau de base et intermédiaire reçoivent un salaire convenable, ils seront eux-mêmes les garants de lutte contre la grande corruption de certaines personnes haut placées ou très bien payées. En ce moment, l’actualité au Tchad parle des hauts cadres qui seraient impliqués dans une affaire de détournement de fonds publics destinés à l’éducation.
Quel est l’impact de la corruption sur le non-respect des droits humains ?
Prenons l’exemple du pétrole. De nombreux paysans ont été expropriés afin de construire l’oléoduc Tchad- Cameroun. Au départ, la compensation qu’on leur a proposée en 1996 était ridicule par rapport à ce qu’ils allaient perdre. Après mobilisation de la société civile qui a associée l’Etat, la Banque mondiale et les pétroliers sur le bien-fondé, elles ont été revues à la hausse en début 2000 et ces personnes ont reçu en une fois beaucoup d’argent. Le problème est qu’elles n’étaient pas préparées à cela et que la plupart n’ont pas pu le gérer. Elles ont tout dépensé et se sont retrouvées sans rien. C’est alors que les droits de l’Homme se sont réveillés mais c’était un peu tard.
Cette situation est liée au déficit de qualité des ressources humaines. L’insuffisance d’éducation engendre une incapacité à anticiper, ce qui provoque également la corruption. Sans vision à long terme, on agit en fonction de ses besoins au jour le jour. Les Tchadiens qui s’occupent des droits de l’homme au Tchad n’échappent pas à la règle.
De plus, le déficit de connaissances engendre des situations de corruption voilée. Le corrompu ne perçoit en effet pas toujours l’ampleur de la corruption dont il est au cœur. Le corrupteur informé (par exemple l’expatrié d’une multinationale) peut alors négocier l’échange à son avantage et sans que la personne corrompue ne se rende vraiment compte qu’elle sort du cadre de la « débrouille ».
Certains spécialistes expliquent que la corruption est la version tchadienne de la solidarité, dans la mesure où les profits font l’objet d’une redistribution dans le cadre de la famille et ou de la clientèle. Qu’en pensez-vous ?
En fait, culturellement la corruption n’est pas acceptée au Tchad, elle est même interdite. Ceux qui la pratiquent sont surtout les salariés qui y voient un système de compensation palliatif de revenus. Mais 80% de la population est composé de paysans et ceux-là ne font que la subir (avec les taxes irrégulières des policiers par exemple). S’ils ne se battent pas activement contre la corruption, c’est que la plupart sont déconnectés du système officiel de l’Etat. Ils se débrouillent avec leurs champs, leur volaille, leur bétail, leur petit commerce pour s’en sortir.
Une étude réalisée dans les années nonante montre clairement que le revenu des ménages au Tchad est assuré à hauteur de 70% par le secteur dit « informel » contre 10% seulement des revenus salariaux.
Dans son rapport de 2009 sur le Tchad, l’OCDE indique que 72% des emplois sont assurés par le secteur agro-pastoral, c’est-à-dire, par les 80% de la population qui subit la corruption.
On parle beaucoup des fonctionnaires corrompus mais moins des multinationales qui les corrompent. Des centaines de millions auraient versés par les compagnies pétrolières à des membres du gouvernement tchadien. Que savez-vous à ce sujet ?
Je ne sais pas d’où vous tenez cette information. Mais je crois que c’est grave d’avancer des accusations sans preuves. N’ayant pas de preuves, je ne peux par conséquent pas émettre une opinion sur la question des ministres corrompus par des multinationales.
Notons cependant que le Cameroun a mieux profité des effets du pétrole du Tchad car ils sont plus nombreux à avoir effectué des études supérieures. Le Tchad peu informé avait peu de capacité de négocier, ce qui a entraîné peu de retombées positives liées au pétrole. Et donc le cadre continue à se « débrouiller ».
Certains dirigeants tchadiens se battent pour les miettes qu’ont laissées les acteurs internationaux et placent l’argent détourné en Occident. C’est vrai que c’est de la corruption et que ces dirigeants ne sont pas vraiment dans une situation de précarité économique. Sans le justifier, on peut cependant avancer certaines raisons de ces pratiques. Elles sont liées à la culture historique tronquée que « aller à l’école est synonyme, après diplôme, de voiture, villa et titre de haut fonctionnaire ». La culture du travail fait place à des symboliques que « bureau égal travail ».
N’arrivant pas à s’ajuster au contexte du monde réel, on peut associer ces pratiques à l’incertitude dans laquelle ces personnes se trouvent face à leur futur. Cette incertitude les pousse à « assurer les arrières parce que la plupart des diplômés veulent tous être des hauts fonctionnaires là où il n’y a pas assez de places ». Il faut donc déconstruire ce type de perception et de pratiques pour mieux lutter contre la corruption. Ceci, en cultivant l’esprit du travail et de la réussite sans nécessairement être un haut cadre.
De plus, au Tchad, plus tu réussis et plus tu as de personnes à aider. Le cercle familial s’élargit en même temps que l’ascension sociale. L’augmentation des revenus va donc de pair avec une augmentation des devoirs d’entraide et n’amène pas nécessairement un enrichissement personnel aussi important qu’on pourrait le croire.
D’un point de vue pragmatique, c’est une perte de temps de lutter contre la corruption. Ca n’est pas la priorité. Il ne sert à rien de travailler sur ce qui apparaît et qui, à un niveau individuel, se justifie du fait de la situation de précarité physique ou symbolique des gens. Plutôt s’attaquer à la source de la corruption.
La priorité selon moi est de donner un salaire suffisant aux fonctionnaires, en lien avec leur pouvoir d’achat. Ensuite, il faut un programme d’éducation au travail et au développement pour déconstruire les stéréotypes et mettre les gens dans une situation de production et redistribution conséquente. Après on pourra penser à mettre en place des mesures appropriées pour lutter contre la corruption parce que ces préalables là sont réalisés. Mais il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs ! Tant qu’on ne va pas à la source de ce qui conduit à la corruption, on ne règlera pas le problème.