Cautionner la corruption scolaire en aidant un étudiant ?, par Jean Claude Mullens
Je suis en stage au Congo. Je loge seule dans une petite maison. La maison est dans l’enceinte de l’hôpital. Un jeune congolais, Mweze, vient parfois me rendre visite en fin d’après-midi. Il m’arrive de l’aider à faire ses devoirs, à traduire des mots en espagnol et en anglais. On discute. On visite le quartier. De temps en temps, lors de ses visites, Mweze est accompagné par François, un ami du même âge.
Un soir, François m’explique les difficultés qu’il vit à l’école. S’il veut passer de classe, il va devoir payer ses professeurs, or certains autres élèves ont davantage de moyens que lui. Il ne peut pas demander à son père qui fait déjà son possible en finançant la scolarité de tous ses enfants.
Il me parle pendant vingt minutes de façon détournée jusqu’à ce que je lui demande exactement ce qu’il désire. Il souhaiterait en fait que je lui donne de l’argent pour ses études…
J’en ai été vexée et surtout furieuse de ne pas pouvoir faire autrement, car je ne veux pas cautionner ce système de corruption scolaire !
La narratrice a 43 ans. Elle est de nationalité belge. Elle a quatre enfants. Elle est mariée. Elle travaille en Belgique comme infirmière. Lors de la situation décrite, elle était stagiaire interne durant sept semaines dans un hôpital de Bukavu. D’autres étrangers travaillaient également à l’hôpital : un autre stagiaire belge, un radiologue suédois, un kinésithérapeute et un chirurgien français.
Mweze [2] a 18 ans. Il est en sixième année secondaire. Sa maison est située juste en face de l’hôpital où vit et travaille la narratrice. Sa famille est originaire d’une zone rurale de l’est de la République Démocratique du Congo, mais elle habite Bukavu depuis quinze ans. Mweze connaît bien le quartier où séjourne la narratrice. Il désire entrer en contact avec des étrangers, ce qui l’amène à servir de guide et de traducteur à la narratrice lors de leurs promenades.
La narratrice présente Mweze comme quelqu’un de très « liant », très engagé entre autres dans la vie paroissiale de la congrégation missionnaire catholique des Xavériens [3]. Mweze s’est converti seul au catholicisme, alors que sa famille est restée protestante. La narratrice décrit également Mweze comme quelqu’un de « franc », d’« altruiste », d’« humble », mais aussi comme quelqu’un d’ « un peu trop lisse », d’« un peu formel ». Il vouvoyait ainsi la narratrice malgré ses encouragements au tutoiement. Selon la narratrice, Mweze se destine éventuellement à la prêtrise. Les parents de Mweze sont d’appartenance Bashi. La narratrice estime que les familles de Mweze et de François vivent dans une situation économique relativement bonne par rapport à d’autres familles de Bukavu.
François a 18 ans. Il est en cinquième année secondaire. Il habite le même quartier que Mweze. La narratrice le décrit comme plus « spontané », moins « subtil », moins « fin », plus marqué par les modes vestimentaires et musicales occidentales que Mweze.
Les descriptions de François et de Mweze fonctionnent dans une inversion symétrique, l’un est « franc », « altruiste », « humble », mais « un peu trop lisse », « un peu formel », alors que l’autre est « moins fin, moins subtil », mais « plus spontané », « plus influencé par les modes vestimentaires et musicales occidentales ».
On relèvera tout d’abord le rapport adulte-adolescent entre la narratrice et Mweze et François. Ce rapport implique une relation de bienveillance, d’éducation et de protection, mais aussi de crainte et de suspicion. Les adultes ont une responsabilité diffuse en termes d’éducation et de protection vis-à-vis des jeunes générations. Cette responsabilité diffuse varie évidemment d’une époque, d’une société, d’un milieu à l’autre. Mweze et François ont approximativement l’âge des enfants de la narratrice.
Les protagonistes ont également des rapports d’amitié et d’échange. Mweze se rend chez la narratrice entre deux et trois fois par semaine, parfois accompagné de François. Ce rapport d’amitié et d’échange est plus fort entre la narratrice et Mweze. La narratrice a rencontré François par l’intermédiaire de Mweze. Elle estime également avoir plus d’affinité d’idées et de sentiments avec Mweze qu’avec François. La narratrice entretient d’ailleurs jusqu’à présent une correspondance par emails avec Mweze.
Au niveau des types de rapports qui relient les groupes d’appartenance, on relèvera principalement les rapports Blanc-Noir, Européenne-Africains, Belge-Congolais. On pourrait également, pour être exhaustif, mais nous ne le ferons pas ici, analyser plus précisément les rapports entre classes et positions sociales et les rapports hommes-femmes.
Concernant les groupes d’appartenance Blancs-Noirs, on rappellera tout d’abord que ces termes renvoient plutôt des catégories sociales et culturelles qu’à des groupes d’appartenance au sens strict. Il s’agit en effet de constructions sociohistoriques. Ces catégories ont une histoire qui renvoie au passé des interactions et aux interprétations successives de l’altérité. Lors de son séjour à Bukavu, la narratrice était ainsi considérée comme la « Blanche », la muzungu. L’origine étymologique du terme muzungu a fait l’objet d’une confusion assez intéressante, et peut-être aussi intéressée, de la part des premiers missionnaires envoyés en Afrique centrale. Les missionnaires ont en effet longtemps pensé que le mot muzungu venait de mulungu ou mungu (Dieu en swahili) et concluaient rapidement : « Quoi qu’il en soit, le nègre regarde le Blanc comme un être supérieur et il doit donc naturellement penser que vous autres, les Wazungu, vous êtes des dieux » [4].
Contrairement à cette interprétation assez avantageuse pour les Européens, l’étymologie du mot muzungu proviendrait en fait d’une contraction de mots signifiant « celui qui se déplace » [5]. Ce mot aurait été utilisé pour décrire les commerçants européens qui ont voyagé à travers les pays d’Afrique orientale au 19 siècle. Le mot muzungu ne renverrait donc ni à la divinité, ni même à la couleur de la peau. Les sociétés d’Afrique de l’est et centrale considéraient d’ailleurs que la couleur de peau des Européens était plutôt rougeâtre ou rosâtre que blanche. Par exemple, en kinyarwanda et kirundi, les personnes de « race blanche » sont également connues comme rutuku qui signifie rouge. Une autre interprétation plus politique de l’étymologie du mot muzungu renvoie à kuzunguzi qui signifie en kinyarwanda l’héritier, le successeur, celui qui vient prendre la place, qui vient supplanter les anciennes autorités politiques et religieuses.
Le mot muzungu a ainsi progressivement été utilisé pour nommer les Européens, les Blancs en général. Ce mot sert également de base à la construction de nouveaux termes pour désigner la culture, les aliments et modes de vie des occidentaux.
Lors de la période coloniale, les distinctions fondées sur des critères de « race » se manifestaient de multiples manières, depuis les réglementations jusqu’aux comportements sociaux : « Colonisés et colonisateurs ne formaient pas une société homogène. La société coloniale se composait de groupes d’origines diverses, se distinguant par la couleur, la classe, la langue. Cette société hétérogène était traversée par la ségrégation raciale entre Blanc et Noir. Dans la colonie belge, la barrière de couleur réglait la vie publique comme la vie quotidienne » [6]. On considère que cette ségrégation était plus particulièrement visible dans les grandes villes, les quartiers Européens et « indigènes » étaient en effet souvent séparés par une « zone neutre ». La circulation entre les deux parties de la ville était également réglementée [7].
Les rapports coloniaux et les contentieux historiques liés à la colonisation sont évidemment des éléments déterminants pour penser les rapports entre les groupes des différents acteurs dans cette situation interculturelle. Ces rapports continuent à affecter les imaginaires et les relations entre Belges et Congolais. Toutefois, l’indépendance du Congo, l’évolution des représentations sociales et la volonté, au moins affichée, d’établir des relations plus égalitaires entre Belges et Congolais modifient plus ou moins radicalement l’ancien rapport colonial. On a récemment vu, suite aux propos du ministre belge des Affaires étrangères, Karel De Gucht, concernant la « corruption » des élites congolaises, une réaffirmation assez forte par le gouvernement congolais de l’indépendance du pays à l’égard de la Belgique. Ce sursaut de fierté nationale s’est traduit entre autres par l’interruption des relations diplomatiques entre la Belgique et la RD Congo. Cette affaire illustre la sensibilité (pour ne pas dire susceptibilité) d’un certain nombre de Congolais aux expressions contemporaines du néocolonialisme et du paternalisme.
La situation décrite par la narratrice se déroule dans la ville de Bukavu en avril 2008. La capitale de la province du Sud-Kivu est située sur la rive sud-ouest du Lac Kivu. Bukavu compte environ 245 mille habitants et 250 mille personnes résident dans la banlieue et les villages alentour.
Depuis le milieu des années nonante, la ville est confrontée aux conséquences des guerres et conflits armés dans la région des Grands lacs. En 2004, la ville a connu des combats sanglants.
En 2008, Bukavu fait face à un afflux important de réfugiés. L’hôpital dans lequel travaille la narratrice est spécialisé dans l’accueil des femmes victimes de violences sexuelles. De très nombreuses ONG sont présentes dans la région, ce qui a pour conséquence de modifier le comportement de la population à l’égard des étrangers. Selon la narratrice, cette situation de crise, de lutte pour la survie et de pénurie a aussi pour conséquence de « normaliser des choses choquantes », comme si « le tissu social était prêt à recevoir des choses inacceptables ».
La situation décrite par la narratrice se déroule lors de la quatrième ou cinquième semaine de son séjour à Bukavu. La scène se déroule entre 17h et 18h. La narratrice vient juste de rentrer de son service à l’hôpital. Elle est assise dans le salon avec Mweze et François. Elle a le sentiment que François a quelque chose à lui demander…
A propos du contexte psychologique, la narratrice rapporte qu’une semaine avant l’incident, un monsieur, métis, s’était plaint à elle de ses conditions de vie. La narratrice avait l’impression que ce monsieur s’attendait à ce qu’elle lui demande s’il n’avait pas besoin d’argent. Elle lui a finalement donné dix dollars.
La narratrice dit avoir éprouvé un certain mépris pour François, parce qu’il l’obligeait à faire quelque chose qu’elle désapprouvait. Malgré ce malaise, la narratrice a finalement donné cinq dollars à François.
Lors de l’analyse, la narratrice a exprimé son sentiment de malaise à avoir de l’argent, à jouir d’une certaine considération uniquement pour cela. Selon la narratrice, le Blanc est souvent perçu comme quelqu’un de riche, la couleur de la peau est presque un signe extérieur de richesse. Elle éprouve un malaise à être assimilée au pouvoir économique. Pour elle, l’argent joue un rôle trop important dans les relations sociales au Congo. Elle pense également que les Congolais sont moins gênés que les Européens lorsqu’ils demandent de l’argent. Ce qui l’amène à avoir une représentation des personnes comme étant assez calculatrices.
Elle a toutefois conscience qu’il s’agit là d’une image assez négative, ou désillusionnée par rapport aux possibilités d’avoir des relations « désintéressées ». Lors de certaines interactions avec la population, lorsque dans la rue des inconnus lui demandaient de l’argent, il lui était difficile de savoir s’il fallait donner ou pas. Ces demandes lui semblaient d’autant plus désagréables qu’elle avait le sentiment d’être dans une démarche désintéressée, puisqu’elle n’était pas rémunérée, puisque ce stage représentait aussi un coût financier pour elle. On lui attribuait aussi parfois l’identité de touriste, ce qui la mettait du côté des plus ou moins argentés, oisifs, voyageant uniquement pour le plaisir.
Pour la narratrice, les Congolais qui la comprenaient le mieux étaient ceux qui avaient vécu en Europe ou aux Etats-Unis. A travers ces différents éléments, on voit clairement la difficulté pour la narratrice d’être constamment ramenée à l’inégalité des rapports sociaux, ainsi que de voir son identité réduite à son origine « ethnique », et partant à son capital économique, réel ou supposé. Elle est la Blanche, la Belge, donc la riche.
Grâce à des échanges de services avec Mweze et François (ils l’aident à découvrir le quartier en lui servant d’interprètes, elle les a aide à faire leurs devoirs), la narratrice a le sentiment qu’une relation « gratuite », « désintéressée », et plus ou moins « équilibrée » est possible. Quand François demande de l’argent à la narratrice, il bouleverse le sentiment, l’illusion d’ « égalité grâce à l’échange » qu’elle pensait avoir instauré entre elle et eux. Il la renvoie à son identité de Blanche, de « riche ».
La demande de François déstabilise également la narratrice car elle touche à sa conception de la « probité », de l’ « honnêteté » : « Il n’a pas senti qui je suis », « comment pouvait-il croire que j’avais envie de donner de l’argent pour cela ». Effleure alors un sentiment de léger mépris : « il m’a pris pour qui ? ». L’émotion est d’autant plus forte que la demande de François soumet la narratrice à une double contrainte. Elle ne peut pas (ne veut pas parce que contraire à ses principes) soutenir ce qui lui apparaît comme un système de « corruption scolaire », mais elle ne peut pas ne pas aider financièrement François dans son parcours scolaire. Le sentiment de contrainte est également exprimé par la narratrice lorsqu’elle dit qu’elle avait l’impression qu’on lui faisait faire quelque chose qu’elle ne voulait pas faire.
Les conceptions de la narratrice liées au don et de la demande de don, en espèces ou en services, sont également des éléments qui participent de son cadre de référence. Comme l’explique la narratrice, en Belgique, un cadeau ne se réclame pas. Nous ne discuterons pas ici cette proposition, nous y reviendrons plus tard lorsqu’il s’agira d’évoquer les questions de fond que pose cet incident critique.
Enfin, toujours à propos du cadre de référence de la narratrice, elle estime aussi qu’elle était un peu stressée, car elle n’avait pas de référent au Congo. Ce qui explique ça grosse colère, sa révolte. Lors de l’analyse, la narratrice a également expliqué qu’à la place de François elle aurait sans doute fait exactement la même chose. En se décentrant, avec le temps, après y avoir réfléchi, après en avoir discuté avec des proches, elle considère aujourd’hui que le problème est sans doute ailleurs : « C’est vrai, si tu vois le contexte, l’Etat ne remplit pas toutes ses fonctions. Les professeurs sont payés 10 dollars par mois. Au niveau de la santé, sans les ONG, la vie de la population serait impossible. Il manque d’argent venant de l’Etat pour la santé, l’éducation, la justice ». Enfin, la narratrice s’est aussi interrogée sur la véracité des propos de François concernant la corruption scolaire. Est-ce qu’il n’a pas utilisée cette histoire comme prétexte pour lui demander de l’argent ? Elle rejette toutefois cette hypothèse.
Pour expliciter le cadre de référence de François, partons de la question suivante : pourquoi François demande-t-il de l’argent à la narratrice ?
François demande de l’argent à la narratrice parce qu’il doit « payer » ses professeurs, qui ne sont pas ou mal payés par l’Etat congolais. La situation de la RD Congo évolue, mais le contexte de guerre, de déplacement de populations, de reconstruction des services publics, de démocratisation en cours explique en partie la précarité des conditions d’existence des enseignants. Le remboursement des intérêts usuraires de la dette, les conséquences des politiques d’ajustements structurels sur le secteur public et le pillage des ressources nationales, entre autres par des entreprises occidentales, aident également à comprendre le délabrement des conditions de travail des enseignants.
Ce contexte amène des professeurs à chercher d’autres sources de revenus. Emmanuel Okondo dans une enquête réalisée en 1999 dans la zone de Lodja, au centre de la RD Congo), montre que les avantages indûment perçus ou prélevés dans l’exercice d’une activité formelle (les « dessous-de-table » et tout ce qui est détourné) constitue une source de revenus secondaires non négligeables pour de nombreux fonctionnaires. Emmanuel Okondo explique ainsi la situation qui prévaut « pour les fonctionnaires et les enseignants par exemple, la rémunération est payée très irrégulièrement et avec plusieurs mois de retard. Elle est tellement dérisoire qu’ils n’en vivent pas et qu’il convient de trouver la véritable périodicité de leurs revenus ailleurs. A titre purement illustratif, un enseignant nous dit que son salaire des mois de janvier, février et mars 1995, qui ne lui avait été payé qu’en mars 1996, s’élevait à 40 mille neo-zaïres, environ trois dollars au taux d’alors ! » [8].
Dans ce contexte, « corrompre » un fonctionnaire peut devenir une pratique plus ou moins « tolérée », « normalisée ». D’un point de vue macrosocial, la « corruption » et le détournement de fonds ont certainement des effets dommageables pour l’ensemble de la société. Cependant, au niveau microsocial, les acteurs peuvent minimiser ces effets. Chacun peut en effet avoir l’impression d’être à tour de rôle « victime » et « bénéficiaire » du système. Emmanuel Okondo rapporte ainsi le témoignage de l’épouse d’un comptable d’Etat. Pour être muté son mari doit corrompre ses chefs hiérarchiques de Kinshasa. Lorsqu’il est muté, il doit payer un « dessous-de-table » à son nouveau chef de division. Pour le payer, « la seule solution était de mettre la main sur une partie des salaires à payer aux gens ce mois-là. Il a donc opéré des retenues allant jusqu’au tiers des salaires des fonctionnaires pour satisfaire son chef. (…) si les gens le dénonçait pour le forfait qu’il venait de commettre (il perdait sa pension). Il a donc pris sur une autre somme sur les salaires à payer, a commencé par « soigner » le commissaire de zone. (…) on lui a notifié une suspension de ses fonctions à cause dudit forfait (…). Il faut (…) qu’on lui pardonne et qu’il reprenne ses fonctions. Mêmes les chefs le font et ils savent que c’est à cause de l’insuffisance du salaire que les gens posent de tels actes. C’est dommage, mais c’est comme cela que nous vivons dans ce pays » [9].
Si François demande de l’argent à la narratrice (pour lui ou pour son professeur), c’est peut-être surtout parce qu’il connaît l’écart de richesse entre lui et la narratrice. A titre de comparaison, le produit interne brut annuel par habitant de la RDC est de 714 dollars, alors que celui de la Belgique est de 32 119 dollars, selon des données du Pnud pour 2005.
Parmi les questions de fond que révèle cet incident critique on peut citer la confusion entre valeurs et pratiques. On trouve souvent cette confusion dans les débats autour de l’interculturel ou du multiculturalisme. Une des caractéristiques de ces débats est d’envisager les valeurs, « nos » valeurs de manière éthérée, sans jamais évoquer ce que cela signifie pratiquement, en termes de pratiques sociales.
Pour revenir à la situation analysée, ce qui semble avoir été affecté chez la narratrice, c’est sa représentation, son image guide (le concept est de Margalit Cohen-Emerique) de l’ « honnêteté ». Le Petit Robert définit l’honnêteté comme étant la qualité d’une personne ou d’une action qui « se conforme aux principes de la probité, du devoir, de la vertu ». L’homme « honnête » est « brave », « droit », « franc », « intègre », « loyale », « probe », « scrupuleux », et bien sûr « incorruptible ». Au-delà de ces définitions, lorsqu’on dit d’une personne (d’un acte) qu’il est « honnête », on exprime d’abord et avant tout un jugement de valeurs, une appréciation. Ce qui nous semble important par rapport à la valeur « honnêteté », ce n’est donc pas tant de définir cette notion en elle-même, mais plutôt de définir les comportements, les actions auxquels on attribue la qualité d’ « honnête ». Ainsi, le problème n’est pas tant de savoir si François est quelqu’un d’ « honnête » dans l’absolu, mais plutôt de savoir ce qui, dans le comportement de François a été jugé par la narratrice comme l’expression d’un manque d’ « honnêteté ».
Un autre thème révélé par cet incident critique tourne autour du don et de la demande de don. Dans son célèbre essai sur le don, Marcel Mauss rapporte que certains mythes chez les Tlingit d’Amérique du Nord blâment la paresse et la mendicité des hôtes et racontent comment furent punis les gens qui vont en ville se faire inviter. « L’étiquette du festin, du don qu’on reçoit dignement, qu’on ne sollicite pas est extrêmement marquée dans ces tribus. (…) Le noble ne sollicite jamais. Le chaman médecin ne demande jamais de prix, son « esprit » le lui défend. Il existe cependant une confrérie et une danse de « mendicité » chez les Kwakiutl » [10]. Avant, ou à côté, des trois obligations de donner, revoir, et rendre, on trouve effectivement la demande de don, biens ou services. Cette étape qui peut précéder le don n’est évoquée que de manière allusive par Mauss. A travers les extraits cités, on voit clairement que la sollicitation d’un don s’apparente à de la mendicité. « La charité est encore blessante pour celui qui l’accepte » (Coran, sourate II, cité par Mauss). Dans son essai sur le don, Mauss rappelle à plusieurs reprises que des forces, des rapports de forces sont en jeu dans les échanges de dons : « Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) » [11].
Malgré, ces jeux de forces ou grâce à ces jeux de forces, l’échange de dons est aussi une manière de rééquilibrer les déséquilibres du monde social en termes de richesse et de pouvoir. « On dit de l’un des grands chefs mythiques qui ne donnait pas de potlatch qu’il avait la face pourrie » [12]. Est-ce que les pays riches n’ont pas la face pourrie ?
Pour finir, souhaitons que la crise nous conduise à une sagesse politique plus maussienne : « Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers, autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne » [13].
[1] Cet incident critique a été analysé dans un premier temps lors de la formation « Travail social en milieu multiculturel » en 2008. Dans un second temps, nous avons rencontré durant trois heures
la narratrice pour préciser et confirmer un certain nombre d’informations
recueillies lors de la première analyse.
[2] Les prénoms des acteurs ont été modifiés.
[3] Cette congrégation italienne a été fondée en 1895, elle prévoit la consécration totale de ses membres au missionnariat et au respect des trois voeux de chasteté, pauvreté et obéissance.
[4] Joseph Gahama, Le Burundi sous l’administration belge, 1983.
[5] Wikipedia.org
[6] Musée Royal de l’Afrique Centrale, La mémoire du Congo, le temps colonial, Bruxelles, 2005, p. 35.
[7] Ibidem.
[8] Emmanuel Okondo, Attitudes et comportements envers l’argent et le temps chez les Atetela (RDC) Rôle des facteurs socioculturels dans le développement, Academia-Bruylant, Louvain-La-Neuve, 1999, p. 168.
[9] Ibidem, p. 178.
[10] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 2001, p.204.
[11] Ibidem, 269-270.
[12] Ibidem, p. 206.
[13] Ibidem, p. 279.