De la « perruque » au « piston », tout savoir sur la sémiologie populaire de la corruption, par Charlotte Chatelle et Chafik Allal
La commission
Restitution d’une part du bénéfice à un intervenant en raison d’un service rendu illégal. Par exemple, le fonctionnaire truque un marché public et « prend sa part » du bénéfice engendré.
La gratification
Remerciement sous forme de cadeau pour un service rendu. La rétribution après-coup est cependant considérée comme normale et est attendue par l’intervenant.
Le « piston »
Caractérisé par le fait de favoriser une connaissance personnelle au détriment des critères de compétences. Egalement appelé trafic d’influence, il peut s’agir d’un service normal et attendu dont le manquement impliquerait une forte réprobation sociale ou d’un échange de bons procédés au sein duquel l’un attend une faveur et l’autre un futur « renvoi d’ascenseur ».
La rétribution d’un service public
Il s’agit pour un fonctionnaire de faire payer un service fourni par l’Etat et normalement gratuit pour l’usager.
Le tribut ou « péage »
Extorsion d’un montant alors qu’aucun service n’a été rendu au payeur. Cette forme de corruption est en générale la plus mal perçue car considérée comme du vol.
La « perruque »
Utilisation à des fins privées des locaux ou du matériel de l’entreprise par les employés. Il peut s’agir d’un usage personnel du matériel (par exemple, utiliser le téléphone ou la voiture de service à titre privé) ou d’un usage commercial (générer des revenus supplémentaires en utilisant l’ordinateur ou les outils de l’entreprise).
Le détournement
Fait de détourner de l’argent ou des biens publics à des fins personnelles. Le détournement peut être en nature ou en argent.
La corruption « par ricochet »
Se produit entre un vendeur (de biens ou de services) et un acheteur qui a plusieurs casquettes. L’obtention d’un contrat se conditionne à la signature d’un deuxième qui n’a apparemment aucun lien avec le premier. Imaginons par exemple un fonctionnaire qui est également président d’un club de football. En tant que fonctionnaire, il doit choisir un fournisseur et en tant que président de club il doit trouver des subsides. La tentation est grande pour les candidats fournisseurs de proposer leur soutien au club du fonctionnaire en échange du contrat avec l’Etat. Ce type de corruption qui semble très répandue, notamment en Europe, est cependant difficilement évaluable et contrôlable.
Le pot-de-vin
Echange d’argent ou de faveurs contre un contrat qui peut ne pas être dans l’intérêt de l’employeur.
Dans la réalité, les différentes formes de corruption se chevauchent souvent. Il est donc plus fréquent de rencontrer des types hybrides que des formes pures.
La corruption recouvre un large panel de pratiques et de représentations associées. Souvent réduite à son caractère froid d’acte illégal et répréhensible, elle ne peut cependant être détachée de son contexte social, économique et cultuel.
Sous le terme générique de corruption, il y a donc une grande diversité de pratiques qui impliquent des acteurs, des actes, des degrés d’illégalité et de légitimité très différents. Pour tenter de baliser ces réalités, il est possible de regrouper les échanges corrupteurs sous de grands ensembles. Ceux-ci servent cependant plus à faciliter la compréhension du phénomène qu’à rendre compte de la réalité. En effet, ils ne sont ni immuables (les frontières entre eux sont floues et mouvantes) ni pertinents dans tous les contextes.
La petite corruption concerne des petits montants versés à des agents publics de rang inférieur, dans le but d’accélérer une procédure, de contourner un obstacle administratif ou de régler une surtaxe exigée par certains fonctionnaires.
La grande corruption implique des acteurs publics à des postes à hautes responsabilités, des acteurs privés relativement puissants et des montants élevés.
La corruption « palliative » : engendrée par la pauvreté, elle se développe en parallèle du système officiel pour en pallier les manquements. Il s’agit par exemple de fonctionnaires peu ou pas payés qui prélèvent une partie de leur salaire sur la population.
La corruption d’acquisition concerne le secteur privé qui utilise la corruption comme moyen pour acquérir certains contrats commerciaux ou pour influencer les procédures d’élaboration des nouvelles législations à leur avantage. A grande échelle ce phénomène est souvent appelé captation de l’Etat.
La corruption marchande versus de proximité : A l’inverse de la corruption marchande la corruption de proximité implique des individus dont la relation sociale précède la relation corruptive. La corruption marchande donne souvent lieu à des pratiques d’accaparement individuel à l’inverse de la corruption de proximité qui est souvent au service d’une logique de groupe.
Stratégies de la corruption
Les pratiques corruptives s’intègrent dans des formes de sociabilités particulières et révèlent les stratégies à plus ou moins long terme de ses acteurs.
La corruption comme écran de fumée : Parler de corruption permet souvent d’évincer d’autres sujets controversés. Elle apparaît toujours comme la cause de toute une série de problèmes d’un Etat. Le concept de corruption est ainsi régulièrement instrumentalisé par des hommes politiques ou institutions internationales pour braquer le projecteur loin de certaines zones d’ombre.
Le renforcement du tissu social
La relation corruptrice crée des obligations respectives. Lorsque la transaction n’est pas immédiate, les acteurs se trouvent en situation de dette ou d’anticipation. Les partenaires cherchent également souvent à pérenniser le lien orientant ainsi la transaction économique vers une relation sociale stabilisée.
Le contournement de la divergence d’intérêt
Cette stratégie s’observe régulièrement dans les pratiques corruptrices visant à détourner l’argent de la coopération au développement. Pierre-Joseph Laurent présente un exemple de ce type de corruption au Burkina Faso
[1]. Il observe que les associations paysannes en pays Mossi détournent systématiquement l’aide au développement pour contourner les divergences d’intérêts avec les bailleurs. Ce détournement conduit cependant souvent à une socialisation des ressources et à la réorientation de l’aide en fonction des objectifs et des intérêts du groupe.
La recherche de l’enrichissement rapide [2]
Il s’agit ici d’une stratégie à court terme lorsque l’occasion est précaire. L’obtention d’un poste lié à la politique changeante d’un pays démocratique peut, dans un contexte de crise, inciter à adopter une stratégie d’accumulation maximale et rapide. En Afrique de l’Ouest, la rotation régulière des affectations dans les administrations favorise les pratiques de corruption. De façon paradoxale, celui qui ne profite pas de cette opportunité d’enrichissement sera considéré comme suspect. Il risque de se voir accuser d’accumuler égoïstement le fruit de ses détournements, ce qui est bien pire que la pratique corruptive elle-même. En Europe, les nombreux exemples révélés par les médias tendent à montrer que certaines formes de corruption sont généralisées dans certains secteurs et, bien souvent, les acteurs ne peuvent jouer la carte de la précarité économique pour se justifier.
L’obtention d’avantages commerciaux
Pour des entreprises sous forme de contrats ou de modifications favorables de la législation.
La pratique légitime
Au-delà de la dimension « légale- illégale », les représentations liées à la corruption sont également déterminées par l’axe « légitime- illégitime ». Des auteurs comme Dianor, Hertz ou Laurent suggèrent que dans certains pays d’Afrique la corruption n’est condamnée que lorsque le fruit des détournements sert l’accumulation individuelle. La redistribution au sein du groupe (famille, clan, clients) fonctionne ainsi comme un agent légitimateur de pratiques corruptives. La légitimité de l’acte dépend aussi de la perception de l’acteur lésé. Si la corruption implique de l’argent « froid », c’est-à-dire non attribuable à une personne physique (l’argent public), le détournement n’est généralement pas considéré comme condamnable. Si la transaction implique de l’argent « chaud », donc personnel, il est possible de voir la personne qui sera lésée et la corruption est alors souvent perçue comme illégitime.
En croisant l’axe redistribution et l’axe perception des acteurs, il est possible de distinguer deux situations extrêmes. Dans la première, le fruit de la corruption est redistribué et concerne de l’argent froid : la pratique corruptive connaît une légitimité maximale. A l’autre extrémité, la corruption sert l’accumulation individuelle et implique de l’argent « chaud » : la pratique connaît alors une illégitimité maximale [3].
Mais il n’y a pas besoin d’aller si loin pour rencontrer des corruptions socialement légitimées. En Europe, les pratiques « commerciales » recouvrent souvent certaines formes de corruption. La gratification, le piston ou la corruption « par ricochet » (voir plus haut) sont largement répandues et se justifient le plus souvent « parce que tout le monde le fait » et parce que « ça ne gêne personne ». Ce type de corruption n’implique en effet aucun détournement d’argent public et semble suffisamment répandu pour qu’il soit parfois perçu comme incontournable.
Dans une société fortement corrompue, une grande majorité des acteurs a tendance à osciller continuellement entre la condamnation, l’indulgence, la compréhension, la justification et la légitimation de la corruption. C’est que les choses ne sont pas simples à vivre : même en ayant une position de principe totalement opposée à la corruption, dans la pratique de tous les jours, entre renoncer à un droit, parce que son obtention nécessite de « faire manger », et profiter d’un passe droit, tout n’est pas égal, tout ne se vaut pas. Alors on essaie de faire bouger des lignes, en définissant des normes éthiques personnelles fluctuantes, au gré des besoins et des nécessités en ayant souvent en tête l’idée que renoncer totalement ne changera rien, et fera sortir celui qui renonce de tout le système social. Au mieux, on va chercher différents types d’argumentaires pour justifier ce pourquoi, à certains moments, on ne peut pas faire autrement. Selon Blundo et Olivier de Sardan [4], les types d’argumentaires les plus répandus peuvent être classés comme suit :
La corruption comme récupération
Cela consiste à mettre en place des stratégies pour pousser l’autre à devenir corrupteur en partant de l’observation que, « normalement », on aurait droit à « plus » : « plus de facilités », « plus de reconnaissance », « plus d’ascension sociale », « plus de respect », « plus d’argent ». Peu importe si c’est justifié ou pas, on tente alors de récupérer un dû monétaire qui permettrait d’avoir de l’importance et une position – financière, sociale, symbolique ou culturelle – plus élevée. Ainsi, le but d’un médecin qui se fait corrompre dans certains pays d’Afrique du Nord n’est pas, ultimement, l’argent en soi, mais le fait de montrer aux autres qu’ils lui sont redevables, si seulement on était dans un pays « normal ».
La corruption comme « bonne manière »
La corruption serait plus une traduction du « savoir recevoir » en contre partie d’un service qu’on aurait rendu, et du fait qu’on ferme les yeux sur quelque chose d’illégal. Sans que je n’exige rien, l’autre m’ « offre » un bien comme signe de reconnaissance ; les règles de bienséance et de savoir-vivre me poussent à accepter ce cadeau, histoire de laisser l’autre reprendre un peu de pouvoir sur moi.
La corruption comme privilège
La corruption est parfois vue comme un avantage « extra-légal » lié à la fonction. Dans certaines régions déshéritées, le rare médecin ou infirmier peut considérer que l’espace, les moyens, les avantages qu’il y a autour sont tous liés aux privilèges qu’il doit avoir, vu qu’il est dévoué à la population et que, au moins pour cela, la contrepartie doit être bien marquée. Ainsi, une voiture pour un dispensaire, serait souvent utilisée par le médecin ou l’infirmier en priorité pour ses besoins propres (on peut aussi penser que certains coopérants européens se retrouvant dans des pays du Sud, n’hésitent pas à avoir accès à ces privilèges).
La corruption comme pression sociale
L’argument de base utilisé dans ce cas-ci est le fait que « si toi tu ne le fais, ton ami, collègue ou voisin le fera » et que donc tu seras perdant à cause de ton manque de courage et de ton inaction. Ainsi, répété à l’infini, l’éthique individuelle se dilue dans une éthique de groupe à géométrie calquée sur des besoins et des stratégies de préservation et de reconquête de rangs sociaux. Si je dis non, je risque de porter préjudice aux miens et, malgré mon éthique individuelle, ils m’en respecteront probablement moins.
La corruption comme redistribution
Version particulièrement positiviste de la lecture des mécanismes de corruption, cette justification est effectivement utilisée et répandue dans des pays à forts revenus. Dans tel pays pétrolier où les fruits de la redistribution restent peu visibles, on n’hésitera pas à se défendre de corruption en avançant l’argument que « si la redistribution de la richesse était effective, on n’en serait pas là ». D’ailleurs, les personnes exerçant une pression sociale, précédemment citée, utilisent souvent cet argument de redistribution en sachant que si l’Etat faisait ce qu’il fallait « on n’en serait pas arrivé à ce point ».
La corruption comme mimétisme
Probablement l’énoncé justificatif le plus compréhensible, le mimétisme étant, dans beaucoup de sociétés traditionnelles, une condition importante d’appartenance. Je commence à travailler dans une administration, alors je fais comme tous ceux qui y travaillent, sinon je prends le risque de me les mettre tous à dos et de me trouver en situation de fragilité par rapport à eux.
La corruption comme défi
Dans des sociétés traditionnelles pénétrées par des modèles libéraux une nouvelle classe de jeunes voit l’univers des possibles s’élargir en introduisant la composante « corruption » comme défi, par rapport à des classes dominantes, parfois non largement corrompues. Moi, jeune sans études, qui a l’impression d’être traité avec mépris par vous, l’élite, je vais vous montrer que, non seulement la corruption va me faciliter la vie pour l’ascension sociale, mais, en plus, je vais corrompre dans votre groupe social, voilà le défi. Ce qui est d’ailleurs intéressant à noter, c’est que les personnes adoptant ce mécanisme le font pour des périodes assez courtes et en quête d’avancée ponctuelle, avant de s’acheter des positions de notabilité dans la société.
La corruption comme emprunt
Cette stratégie, utilisant souvent des détournements de grosses sommes de fonds publics part du constat que l’argent public dont j’ai la charge ne sert à rien, et donc il servirait beaucoup mieux à développer mes projets ou ceux de mes frères et sœurs, cousins et cousines. Le temps que j’aurai développé mes projets on se rendra peut-être compte du détournement, mais ce n’est pas trop grave : je suis prêt à rembourser tout ce que j’ai pris sans aucun problème et sans aucune animosité.
Comme on le voit dans ces descriptions, les pratiques de corruption sont tout sauf des pratiques hors normes dans une société : au contraire, elles sont même profondément « enracinantes » et bien en lien avec de fortes pratiques de socialisation. En cela, dans une société fortement corrompue les personnes pratiquant la corruption ne sont pas des individus sans foi ni loi.
Inspiré de La corruption au quotidien en Afrique de l’Ouest, G. Blundo et J-P Olivier de Sardan, étude commandée par la Commission européenne et la Direction du développement et de la coopération suisse, octobre 2001.
[1] Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes et représentations de la corruption, p. 221-248.
[2] G. Blundo et J-P Olivier de Sardan, op. cit, p 24.
[3] Giorgio Blundo, Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes et représentations de la corruption, p. 15-16.
[4] Sémiologie populaire de la corruption, Politique africaine n° 83, octobre 2001, p. 98-114.