L’indice de perception de la corruption, utilisé par Transparency International, est-il si transparent ?, par Chafik Allal
Vous avez aimé la lutte de pays occidentaux pour la démocratisation du monde ? Vous allez adorer la lutte contre la corruption. Dans le contexte actuel, cette thématique – solution récente pour un problème qui n’est pas du tout récent– est au cœur de la plupart des lectures explicatives du non développement, aussi bien dans les pays du sud du monde, que dans nos régions du sud de la Belgique.
Vous avez un système de santé défaillant ? Normal, dirait Madame Germaine, dans vos pays il paraît que les médecins sont véreux et encaissent des commissions. Vos enfants n’apprennent pas grand-chose à l’école ? Madeleine, ma voisine de palier, connaît la raison : elle sait que dans votre pays d’origine, ils ont été habitués à un système où on n’étudie pas puisqu’il suffit de payer pour réussir. Ah, vos enfants sont nés ici ? Euh… ça ne change rien, ils savent cela de leurs cousins. Les administrations consulaires d’un pays non développé sont lentes pour délivrer un visa à un citoyen belge ? Méfiez-vous, ça veut dire qu’elles attendent de l’argent, dirait Michel mon comptable. Et ainsi de suite… ce qui est le plus impressionnant à noter, c’est la vitesse avec laquelle cette grille de lecture du monde s’est imposée. Depuis le milieu des années nonante, on a réussi à occulter énormément de dimensions permettant d’expliquer les inégalités pour mieux mettre en relief cette dimension-là. Mon propos ne cherche pas à nier l’existence de la corruption ni à effacer les méfaits plus ou moins énormes en fonction du contexte. Ce que je cherche à comprendre et à formuler ici c’est un aspect de cette lutte contre la corruption, qui me gêne. Je vais essayer d’expliciter pourquoi.
En fait, la lutte contre la corruption ayant été mise à l’agenda d’organisations internationales (OCDE d’abord) par des motivations nombreuses, et dans un contexte particulier (chute du mur de Berlin et affaiblissement d’alternatives au modèle néo-libéral [1], les institutions de Bretton Woods se sont immédiatement appropriées du sujet vu sa portée et son intérêt : comme dans d’autres secteurs, si on arrive à créer une forme de label de non corruption, ceux qui pourront donner ce label vont gagner ; comme ça a pu arriver parfois voire souvent, l’instrumentalisation d’idéaux peut permettre d’avoir une avance pour classer les gens entre bons et mauvais.
C’est ainsi et dans ce contexte qu’a été fondée Transparency International (TI) en 1993. Et TI a largement utilisé et popularisé un indicateur de corruption qui peut être largement discuté : le Corruption Perceptions Index ou indice de perception de la corruption (IPC). Et l’essentiel du travail surmédiatisé de TI, et qui en tous cas laisse des traces en même temps qu’il laisse perplexe, est la publication de son rapport annuel reprenant les IPC compilés pour une bonne centaine de pays au départ. Une petite pause pour savoir ce que c’est que cet indice de classement du niveau de corruption dans différents pays (180 pays dans le rapport publié en novembre 2009) : il s’agit d’un indicateur quantitatif calculé par Lambsdorff et classifiant chacun des pays sur une échelle de zéro (pays à corruption maximale) à dix (pays pas corrompu du tout).
Cet indicateur composite est une résultante de sondages (treize sondages au maximum provenant de dix sources différentes [2]) auprès d’experts internationaux et d’agents publics d’un pays donnant leur avis sur leur perception de la corruption dans ce pays. Le problème est que ces treize sondages n’ont ni les mêmes questions, ni les mêmes échelles de évaluation, ni même une définition unique de la corruption. Quasi chaque sondage est fait par une source différente, avec son échelle d’évaluation, ses exigences ; TI prend tous les résultats et les agrège, les compile, les lisse (sur deux années quand c’est possible) en mélangeant des aspects quantitatifs (les chiffres en question) représentant des phénomènes rarement comparables du point de vue qualitatif, évalués subjectivement par des personnes à partir de leurs perceptions. Ainsi, on donne le vernis de scientificité à quelque chose qui est tout sauf scientifique.
Ce qui aggrave cette évaluation-comparaison-classement des pays est le fait que TI n’a aucune gêne ni retenue pour mettre dans le même tableau comparatif un pays A pour lequel on a agrégé les résultats de trois sondages – le minimum pour figurer dans le classement – avec un pays B pour lequel on a agrégé les résultats de neuf sondages (vérifiez par vous-même sur la page de l’institution dans le rapport 2009 par exemple). Probablement, si aucun des trois sondages en question utilisés, pour le pays A, ne fait partie des neuf utilisés pour le pays B, ça ne poserait même pas de problème. En termes d’amalgames et de confusions, non scientifiques, douteux mais légitimés, on a rarement fait mieux. De plus, ces sondages ne disent absolument rien sur le contexte de la corruption dans tel pays ; ils ne disent rien non plus sur la corruption entre pays.
Tout ceci en faisant totalement abstraction de la limite avérée de l’utilisation de sondages (rappelez-vous du « non » à la constitution européenne en France), de la subjectivité totale résultant de l’utilisation de la perception, et de supercheries aussi grosses. Mais comme d’habitude, plus c’est gros, mieux ça passe. De toutes les façons, probablement que les résultats ne font que confirmer ce qu’on a déjà comme représentations et ce qu’on croit déjà savoir et que le but n’est absolument pas d’avoir quelque chose de proche du juste, mais plutôt un instrument pour pouvoir faire pression sur qui on veut. Cet instrument ne pourra en aucun cas satisfaire ni les mathématiciens, qui aiment bien la rigueur, ni les socio-anthropologues, qui ne peuvent accepter facilement une décontextualisation traitée de façon aussi légère, ni les politiques, qui ne voient dans le classement de TI qu’une façon de renforcer les rapports de domination par le renforcement de représentations, ni toute personne honnête intellectuellement.
Vu la qualité de cet indice, il était intéressant d’approfondir pour voir qui est TI, quelle est son histoire, qui est impliqué dans ce projet ? Et là, de surprise en découverte, on peut voir assez clairement les optiques et les biais politiques de cette ONG de la « société civile » comme ils se définissent. Cette ONG a été fondée par le juriste allemand Peter Eigen, personnalité ayant travaillé pendant 25 ans en économie du développement à la Banque mondiale, particulièrement comme manager de programmes en Amérique du Sud et en Afrique ; il a également travaillé à la Fondation Ford. Ces deux institutions sont peu connues pour être des parangons du progressisme, ou pour des prises de positions en faveur d’un développement autre que celui passant par l’économique, le financier et la croissance. Il (a) fait également partie de la fondation britannique Crown agents, à l’origine publique puis privatisée, travaillant sur des projets financés par des agences de coopération multilatérales (Banque mondiale, FMI, Union européenne).
Et à l’intérieur de TI, il est loin d’être le seul à incarner cette tendance politique : ainsi, si on regarde la composition du Conseil Consultatif de TI [3], on est surpris du peu de diversité politique (surtout quand on lit par ailleurs que TI se veut et se définit dans sa charte comme organisation a-politique valorisant la diversité). A vous d’en juger : entre Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, néo-libéral bien dans ses bottes [4], et Dieter Frisch ex directeur général pour le développement à la Commission européenne, on peut trouver le général Olegun Obasanjo, ex-président du Nigeria, ayant été dans son pays, à l’origine des privatisations au prix d’une multiplication de création de banques privées, ainsi que de licenciements massifs dans le secteur public [5] . On y trouve également pléthore de « têtes de pouvoir » -présentes ou passées– du monde actuel, rarement connues pour des positions ou des actes contre la corruption au moment où ils avaient le plus de pouvoir : entre Jimmy Carter et Richard von Weizsäcker, ex-présidents respectivement des Etats-Unis et d’Allemagne, on trouve l’ex-maire de Séoul ou de La Paz, les ex-premiers ministres de Thaïlande ou de Hongrie, l’ex-président du Botswana, en plus de quelques représentants du monde privé – Louis Schweitzer, PDG de Renault ; Paul Batchelor, PDG de Crown agents ; Ugo Draetta, ex- vice président de General Electric Company.
Et ce qui est extrêmement instructif est de constater que dans les principes de base de cette organisation, insistant pour s’auto-étiqueter « organisation de la société civile », on trouve [6] : dans le troisième point « nous serons démocratiques, politiquement non partisans et non sectaires dans notre travail [7] » ; dans le dixième point, « nous lutterons pour une représentation équilibrée et diversifiée dans nos conseils de gouvernance [8] ». Là, on croit rêver : cette organisation « de la société civile politiquement non partisane luttera pour la diversité » : est-ce de diversité de positions de pouvoir qu’ils parlent ? Peut-être, après tout … la diversité est une notion tellement polysémique, complexe et fragile que je veux bien admettre que mon prisme de lecture déforme ma perception.
Après une recherche aussi rapide, je suis encore plus dubitatif par rapport à cette lutte contre la corruption, et en particulier, par rapport à l’institution la plus médiatisée qui mène ce combat. Et même si, dans un monde idéal, je souhaite que de corruption il n’y en ait point, je reste peu convaincu des enjeux actuels liés à cette lutte. Quand en plus, je vois toute la place prise par cette lutte contre la corruption dans les enjeux liés au développement, mes réticences deviennent imperméabilité. Je suis, moins que jamais, convaincu du discours et du travail de TI, et assez peu intéressé par leur rapport annuel et leur classement des pays en fonction de la corruption, même si je suis convaincu que ça continuera à susciter un grand intérêt dans la presse.
Et cela continuera à renforcer une dimension au détriment d’autres dans la lecture de ce qui se passe dans le Monde, en particulier dans les pays du Sud de la planète : ainsi, ma voisine continuera à utiliser ses mêmes arguments, et mon comptable sa même vision des fonctionnaires et agents publics originaires du Sud. Tout au plus, ce qui changera c’est qu’ils se disent que la Belgique est passée de la 18ème à la 21ème place en terme de corruption entre 2008 et 2009, et ça mon pauvre ami, « c’est inadmissible, parce qu’on sait bien où ça se passe la corruption ». Le discours ambiant en sera renforcé, et on retournera aux marronniers l’année prochaine. En attendant, tout le monde est prié de retourner à ses occupations et à ses perceptions. L’Indice de perception de la corruption ne fait qu’ajouter de la confusion à la perception. D’ici à ce qu’on clarifie, bonne année à tous sans IPC, ça sera au moins ça de gagné.
[2] Les institutions et les sondages doivent être listés.
[3] L’organigramme vu en novembre 2009 sur Transparency.org
[4] Même si d’aucuns nuanceront, à leur façon, en rappelant qu’il est memebre du Parti socialiste français ; oui, mais de l’aile libérale de ce parti.
[5] Pour plus d’informations sur son règne et ses amis, vous pouvez consulter l’article « Cynique Black business entre les Etats-Unis et l’Afrique », su Monde-diplomatique.fr
[6] Sur le site Transparency.org
[7] We will be democratic, politically non partisan and non sectarian in our work.
[8] We will strive for balanced and diverse representation on our governing bodies.