Table ronde sur la crise alimentaire et les campagnes de lutte contre la faim et pour la souveraineté alimentaire, avec la Coordination paysanne européenne et SOS Faim, propos recueillis par Xavier Guigue et Antonio de la Fuente
Gérard Choplin travaille pour la Coordination paysanne européenne, membre de Via Campesina, dont l’objectif est de changer la Politique agricole commune (PAC) menée par l’Union européenne et, à l’échelle mondiale, de contrer la dérégulation prônée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en défendant le droit à la souveraineté alimentaire.
La crise alimentaire n’en est pas une mais il y a bien une crise des prix alimentaires, d’après Gérard Choplin, car il y a de quoi nourrir l’entièreté de la population mondiale. On peut distinguer deux aspects de la crise : des difficultés d’accès des populations pauvres urbaines à l’alimentation, à cause des prix alimentaires trop hauts, d’une part ; et, d’autre part, des difficultés d’accès des paysans à la production, à cause de prix agricoles qui ont été trop bas du fait de l’importation massive de produits concurrentiels et des politiques de dumping du Nord.
Autres causes de la crise sont la dérégulation des marchés, les phénomènes climatiques, inondations et sécheresses, la production d’éthanol et de maïs des Etats-Unis et la demande croissante des pays émergents, même si cette dernière est moins importante qu’on nous la présente. Tout récemment, la Banque mondiale a mis en avant la production d’agrocurburants, ce qui est une manière de minimiser sa propre responsabilité dans la situation présente et de se dédouaner des autres raisons de la crise qui sont beaucoup plus significatives, comme la dérégulation des marchés et le poids de la spéculation.
Les politiques internationales de dérégulation des marchés ont changé les habitudes alimentaires et ont créée des nouvelles dépendances des pays du Sud aux surplus de la production agricole européenne. De manière parallèle, là où il y a un déséquilibre entre l’offre et la demande la spéculation apparaît et amplifie les causes. Ainsi la tendance à la baisse des prix risque d’être aussi forte que l’a été la poussée des prix agricoles.
Jean-Jacques Grodent est responsable des campagnes de sensibilisation à SOS Faim, une ONG active en Belgique et au Luxembourg en matière d’appui à des partenaires du Sud, des producteurs agricoles pour la plupart, de manière à relayer leurs ambitions, à faire des analyses et des propositions et à participer à des débats sur les enjeux de l’économie agricole mondiale. Parmi les campagnes menées par SOS Faim, ‘L’agriculteur africain rayé de la carte’, ‘L’Europe est vache’, ‘Mon poulet, ma poule’, visent toutes trois l’appui à l’agriculture paysanne du Sud et dénoncent l’invasion des marchés locaux de sous-produits européens hors normes et à bas prix qui cassent la production locale.
La première cause de la crise au Sud, d’après Jean-Jacques Grodent, c’est la dérégulation de l’agriculture par le biais des ajustements structurels promus par la Banque mondiale et le FMI. Plusieurs facteurs ont augmenté la tension entre l’offre et la demande et déclenché la spéculation. Le secteur agricole est fluctuant, de par sa nature il est sujet à des aléas, le monde n’est donc pas à sa première crise.
Ce qui caractérise la crise actuelle est son ampleur qui va de pair avec l’amplitude des conséquences de la dérégulation des marchés mondiaux et avec la spéculation. Aujourd’hui, la dérégulation a provoqué l’augmentation des prix alimentaires mais aussi et surtout la baisse des revenus agricoles. Les prix élevés ne bénéficient pas aux producteurs ni du Sud ni du Nord. Les prix des intrants ont beaucoup augmenté et les producteurs doivent vendre à un moindre prix. A monnaie constante les prix sont inférieurs à ceux de 1975.
Il est indispensable donc de rétablir des politiques agricoles dignes de ce nom. L’enjeu agricole est mondial vu que toute faille dans le système devient mondiale. Il faut appuyer simultanément l’agriculture du Sud et du Nord. Ce que SOS Faim essaye de faire en appuyant les stratégies des organisations paysannes du Sud qui améliorent les conditions de production, en dénonçant les difficultés croissantes des producteurs du Sud, et en faisant pression sur les autorités européennes pour obtenir des modifications des politiques agricoles et commerciales.
Gérard Choplin enchaîne et précise que les prix alimentaires augmentent beaucoup plus que les prix agricoles. Ce sont les intermédiaires qui en tirent profit et font des bénéfices. Ce sont donc les propriétaires de la grande distribution qui tirent leur épingle du jeu. Peu nombreux, ils sont en situation de force entre agriculteurs et consommateurs pour négocier, pour imposer leur prix face aux milieux agricoles beaucoup plus épars tout comme le sont les consommateurs. Ils usent de leur pouvoir financier et les producteurs et les consommateurs en dépendent.
D’un point de vue agronomique, l’agriculture moderne, obéissant à des critères économiques, amène à des situations absurdes, aujourd’hui très coûteuses sur le plan énergétique comme la consommation d’engrais azoté (Les légumineuses, comme le trèfle ou la luzerne, enrichissent naturellement le sol en azote). L’éloignement des zones de production et de consommation, incité par les subsides de la PAC qui n’ont pas favorisé les produits locaux, est aussi énergétivore. Le prix du pétrole continuera à augmenter. On a cru un moment pouvoir diminuer la hausse du prix de l’énergie par le biais de la production d’agrocarburants. Mais, comme le gaz, le prix de ceux-ci va suivre celui du pétrole et entrainer à leur suite les prix des produits agricoles, entre autre du fait de la concurrence sur l’affectation des terres.
Le résultat est dévastateur pour l’agriculture des pays du Sud. De même sur le plan humain : de plus en plus de personnes risquent leur vie en quittant leur pays où ils ne peuvent plus s’en sortir et dix mille personnes seront mortes cette année sur les bateaux de l’émigration. Il faut les ajouter au compte des dégâts provoqués par les programmes d’ajustement structurel et la politique agricole européenne.
Il est vrai que la crise, énergétique, environnementale, financière et agricole, amène des opportunités. Le camp néolibéral ou libre échangiste a plus de difficulté à présent à défendre leurs vues et, en parallèle, c’est plus facile de faire avancer l’idée de la nécessité de réguler les marchés agricoles. La question est de savoir si on va sortir de la crise par le haut.
Quel regard portez-vous sur les notions de sécurité et de souveraineté alimentaire et qu’est-ce que vous en faites ?
Pour Jean-Jacques Grodent, la souveraineté alimentaire est le paradigme autour duquel on peut construire des alternatives. C’est Via Campesina qui l’a forgé. Il s’agit de la capacité pour les Etats ou pour les peuples d’assurer via des politiques agricoles et alimentaires une alimentation saine en quantité et qualité à leur population sans porter préjudice à d’autres populations à travers le dumping (soutien aux exportations qui entraîne une concurrence déloyale).
La notion de sécurité alimentaire consacre le fait qu‘une population puisse manger régulièrement à sa faim, sans se préoccuper de la façon dont est assurée cette fonction (importations, productions locales). On confond aussi ces notions avec celle de l’autosuffisance alimentaire : cette dernière affirme le choix de recouvrir uniquement à la capacité interne de production agricole pour couvrir les besoins d’une population.
Historiquement, la notion de souveraineté alimentaire vient justement de la perte de souveraineté de la part des Etats du Sud consécutive aux accords de l’OMC de 1994, la seule institution internationale dont les règles sont contraignantes. Le concept s’est précisé dans le temps : en 2003, Via Campesina l’a défini comme étant le droit des Etats à choisir leur politique agricole, à condition de ne pas faire du dumping vers des pays tiers.
Pour Via Campesina, ajoute Gérald Choplin, le principe de souveraineté alimentaire ne s’oppose pas au commerce international mais ce dernier n’en constitue pas l’essentiel au contraire des orientations actuelles de la PAC, où les échanges et l’exportation sont devenues des priorités. A l’opposé, donc, la souveraineté alimentaire implique régulations et échanges régionaux et locaux et actions face à la crise environnementale.
Jusqu’à quel point la notion de souveraineté alimentaire a été intégrée par l’opinion publique ? Ne craignez-vous que cette notion ne soit trop complexe que pour pouvoir être intégrée par l’opinion publique et défendue en conséquence ?
Il y a deux façons de voir la souveraineté alimentaire, répond Jean-Jacques Grodent. D’une part, comme un slogan mobilisateur ; de l’autre, comme le droit qu’ont les Etats de faire des politiques agricoles, un droit qui implique une régulation internationale, donc, incompatible avec l’OMC. Dans le Sud, la notion a en plus une forte connotation culturelle, celle de dire : « nous devons rester fidèles à nos traditions, comme la manière dont nous cuisinons, comme le choix des produits locaux ».
Il est vrai que le concept ainsi que la réalité qu’il recouvre sont difficiles à appréhender. Il faut ainsi axer les campagnes sur des points d’accrochage emblématiques qui introduisent le débat, comme dans le cas du poulet ou des médicaments périmés. Dans une campagne on travaille sur des faits marquants, sans être obligé de mettre l’ensemble de la question en avant. Même si on ne maîtrise tout le concept, on y va par strates : le public commence par s’interroger sur ce qu’il mange, puis sur comment respecter ceux qui ne mangent pas, enfin sur les impacts de sa propre consommation alimentaire.
Par exemple la campagne, ‘l’Agriculteur africain est rayé de la carte’ met en avant la détérioration des conditions d’exercice de la souveraineté alimentaire dans les pays africains. Elle défend les conditions d’existence des paysans et réclame l’introduction de politiques agricoles favorables au rééquilibre Nord-Sud et à la défense des revenus des paysans.
Gérard Choplin ajoute que Via Campesina porte un regard critique sur la manière dont on mène campagne sur la souveraineté alimentaire. Il y a des difficultés même entre les acteurs mobilisés. Si les débats autour de l’agriculture redeviennent importants à échelle mondiale, les tensions seront de plus en plus présentes, sans compter qu’en Europe, le concept est récupéré par les Gouvernements et l’agro-industrie qui développent des contenus parasites, comme le protectionnisme et le nationalisme. Il faut donc du coté des associations paysannes et des ONG sortir de la confusion qui existe entre un slogan mobilisateur, la notion de droit et le contenu de politique agricole pour définir la souveraineté alimentaire. Il faut aussi avancer pour aborder les questions de régulation, des instruments de maîtrise de la production pour éviter les conséquences des excédents ou des pénuries. C’est la seule manière de répondre à la question « comment le monde va se nourrir ? ».