Résoudre à la fois le problème des consommateurs urbains et des producteurs ruraux, propos de Priscilla Claeys recueillis par Antonio de la Fuente
Priscilla Claeys, vous êtes conseillère auprès du Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, doctorante au Centre de philosophie du droit de l’UCL et membre de Fian-Belgique. Olivier de Schutter dénonce la spéculation, l’agriculture industrielle et les institutions financières internationales, à l’origine de la crise alimentaire. Pensez-vous que les gouvernements des pays industrialisés sont en train d’intégrer ce point de vue et d’agir en conséquence ?
Le Rapporteur spécial identifie une série de causes à la crise alimentaire, sur lesquelles un consensus a par ailleurs émergé : hausse du prix du pétrole, augmentation structurelle de la demande, surtout en protéines animales, mauvaises récoltes et retrait massif des investissements et soutiens à l’agriculture depuis les années quatre-vingt.
Sur l’importance et la teneur des impacts liés à la spéculation (qui est davantage un effet qu’une cause) et au développement des agrocarburants, les avis sont plus partagés. Sur ce dernier point, les différences entre les contextes américain (maïs) et brésilien (sucre), par exemple, ne sont pas suffisamment prises en compte dans de nombreuses analyses et aucun accord global n’a encore émergé. Certains facteurs sont à peine mentionnés, comme l’absence de régulation effective de l’agrobusiness, une industrie puissante et hyper concentrée, ou la nécessité de garantir aux petits producteurs un accès durable et sûr à la terre et aux ressources productives. Enfin, sur les perspectives de solution à la crise, on est encore loin d’avoir atteint un consensus.
Dans l’urgence, la communauté internationale et de nombreux pays ont réagi en augmentant l’aide alimentaire, en fournissant des subventions aux consommateurs, et en abaissant les tarifs douaniers pour garantir une nourriture à des prix abordables. Ce sont des mesures nécessaires sur le court terme mais qui risquent de fragiliser encore davantage les agricultures locales. Il est urgent de les coupler à des politiques de moyen et long terme visant à combattre les causes structurelles de la faim et préserver l’environnement.
Cela nécessite un diagnostic approfondi et concerté des situations et contextes locaux. Malheureusement, les initiatives et discussions actuelles vont dans la bonne direction mais elles s’arrêtent en chemin. En effet, elles semblent s’accorder sur la nécessité d’investir dans l’agriculture, d’augmenter la production et de cibler les petits producteurs, mais sont résistantes à une réelle et profonde remise en question du modèle agricole industriel et néolibéral. Or on sait que ce modèle n’a pu résoudre le problème de la faim, qu’il est néfaste pour l’environnement, et que la libéralisation agricole a surtout réussi à renforcer le pouvoir des multinationales agro-alimentaires. Et puis, et cela me semble être le cas partout, les solutions à la crise sont proposées et discutées par les acteurs d’en haut, sans dialogue ni participation des premiers concernés, ceux qui cultivent et qui ont faim.
Comment voyez-vous l’évolution de la crise alimentaire ? Les émeutes de la faim seront de plus en plus fréquentes dans le Sud ou le pire est déjà passé ?
Les prévisions indiquent une tendance à la hausse des prix des matières premières pour une dizaine d’années. Il est difficile d’imaginer comment vont évoluer les situations au niveau local et régional, cela dépend des politiques nationales, mais aussi du contexte international. L’échec du round de Doha de l’OMC constitue à cet égard une opportunité sans précédent de repenser le système commercial international et la gestion des échanges agricoles.
Le défi principal, me semble-t-il, c’est de résoudre à la fois le problème des consommateurs urbains et des producteurs ruraux. Pendant des décennies, on a poursuivi des prix alimentaires bas sans chercher à maintenir des prix agricoles hauts. C’est pourtant essentiel car la plupart de ceux qui ont faim sont paradoxalement des agriculteurs, des travailleurs agricoles, des paysans sans terre. C’est ce dilemme qu’il nous faut résoudre aujourd’hui et qui peut être considéré comme la clé du développement agricole dans de nombreux pays du Sud.
Quelle appréciation portez-vous aux campagnes de sensibilisation sur la souveraineté alimentaire qui mènent les ONG et associations. Pensez-vous que le public perçoit désormais les enjeux autour de cette notion ?
De nombreuses organisations paysannes revendiquent une agriculture paysanne, familiale, durable et se sont rassemblées autour du concept de souveraineté alimentaire, entendu comme le droit de choisir ce que l’on mange et ce que l’on produit. C’est un concept fort et porteur, mais qui est souvent aussi mal interprété comme signifiant nécessairement l’autosuffisance alimentaire. Il est attaqué par tous ceux qui continuent de défendre le « droit d’exporter », consacré par l’Accord agricole de l’OMC.
La perspective du droit à l’alimentation met, elle, surtout en avant la nécessité de déployer des stratégies nationales, et de mettre en place des politiques et des programmes qui partent des besoins et des moyens de ceux qui ont faim. Cela peut inclure des réformes agraires, des investissements dans l’infrastructure, des réformes économiques, des cantines scolaires, de l’assistance technique, des systèmes de sécurité sociale pour ceux qui ne peuvent pourvoir à leurs besoins. Le droit à l’alimentation nous invite aussi à considérer les responsabilités de chaque Etat et de chaque acteur, non seulement sur le plan de la coopération mais aussi dans la construction d’un environnement international favorable à l’éclosion de ces stratégies. Cela signifie, pour commencer, qu’aucun Etat ne devrait adopter des politiques économiques, financières, commerciales, d’aide, ou de développement, qui puissent avoir un impact négatif sur le droit à se nourrir des citoyens de la planète. Les subsides accordés à l’agriculture aux Etats-Unis et en Europe et le dumping qui en résulte peuvent être analysés sous cet angle.
Est-ce que le public perçoit les enjeux ? Oui et non. La hausse des prix a touché tout le monde, même si nous le sentons moins car notre budget alimentaire ne dépasse pas 15% de notre revenu, alors qu’il constitue plus de la moitié et souvent les ¾ de celui d’un ménage pauvre du Sud. La protection de l’environnement est sur toutes les lèvres. Mais à l’heure des courses ou de la table, qui s’interroge sur le contenu, la provenance, l’histoire de ce qu’il
mange ?