Les émeutes de la faim font réfléchir

Mise en ligne: 4 septembre 2008

Haïti est durement touché par la crise alimentaire, propos de Xavier Jadoul recueillis par Antonio de la Fuente

Xavier Jadoul, vous travaillez à Entraide et fraternité dans l’appui aux organisations paysannes haïtiennes. Le gouvernement haïtien a été renversé par des émeutes de la faim en avril 2008. Un nouveau gouvernement se met difficilement en place. A-t-il des chances de réussir ?

Après deux tentatives de nomination d’un Premier ministre (Pierre Ericq Pierre et Robert Manuel), le Président René Préval vient d’aboutir à un troisième essai avec Michèle Duvivier Pierre-Louis. Si les deux premiers n’ont pas été ratifiés par le Parlement pour des raisons légales, Michèle Duvivier Pierre-Louis a passé le cap de la Chambre qui accepta sa nomination, il restait encore le Sénat dont certains sénateurs désiraient négocier encore la présence de leur parti au gouvernement avant la nomination de celle-ci. A cela s’est ajouté des considérations futiles mais influencées par une certaine « morale ». Certains sénateurs estimaient que le Premier ministre ne peut avoir aucune « déviance morale » alors qu’il parait qu’elle pourrait être homosexuelle ! Des organisations de femmes se sont regroupées pour publier un communiqué commun relevant les compétences et l’expérience de la candidate et en condamnent des propos diffamatoires et sexistes... C’est chose faite depuis le 31 juillet 2008, Michèle Duvivier Pierre-Louis est premier ministre.

La démocratie en Haïti se met difficilement en place. N’oublions pas que le pays a vécu, depuis toujours, différentes formes de pouvoirs autoritaires et même s’il y a eu des ouvertures démocratiques dans les années quatre-vingt, un coup d’Etat militaire début des années nonante a mis fin à un espoir démocratique et de justice sociale. Le Président Jean-Bertrand Aristide, élu démocratiquement, après presque cinq ans d’exil aux Etats-Unis, est revenu différent et a rallié malheureusement un espoir déçu et des formes autoritaires de pouvoir. Durant cette décennie des milliers de personnes sont partis d’Haïti dont des militants d’organisations sociales ou des politiques qui ont du fuir le pays à cause de la répression, l’instabilité politique et l’insécurité. Il est difficile de gouverner un pays si des hommes et des femmes capables de gérer sont obligés de s’exiler ou sont assassinés.

En 2006, quelques mois après l’arrivée à la présidence de René Préval, le fonctionnement de l’Etat, même minime, a le mérite de fonctionner. Aujourd’hui, avec des hauts et des bas, une certaine sécurité règne à Port-au-Prince et dans d’autres villes du pays malgré des recrudescences périodiques de kidnappings. Des bandes armées sont actuellement mieux neutralisées, ce qui montre un certain équilibre negocié entre les partis politiques et des intérêts économiques y compris ceux de la mafia de la drogue. La Mission des Nations unies en Haïti, même si elle a aidé à rétablir un certain ordre, est aussi considérée comme une force d’occupation étrangère.

Les émeutes de la faim ont été le prétexte d’un ras-le-bol sur un Etat qui ne fonctionne pas ou, qui plus est, donne l’impression de s’enrichir sur le dos des autres et surtout des plus vulnérables. Et puis, pouvait-on parler d’un Etat du temps des Duvalier qui fonctionnait sur des objectifs personnels d’une minorité ? Malgré la démocratisation politique, un courant néolibéral, depuis les années nonante, impose son modèle et, malgré un Etat faible et quasi inexistant, Haïti a du privatiser et offrir le peu de biens qu’il possédait : l’énergie, l’eau, le téléphone, la minoterie. L’ensemble des secteurs économiques a été privatisé et le libéralisme a déstabilisé la fragile économie haïtienne, surtout le secteur agricole, alors que la majorité de la population vit de l’agriculture.

En février 2004, peu après le départ d’Aristide, alors que l’économie du pays était inexistante, la communauté internationale s’est mise d’accord sur un programme de coopération d’à peu près 1 milliard d’euros en donnant des priorités bien précises. Alors que 70% de la population vit de l’agriculture, ces experts n’ont pas trouvé important de débloquer des fonds pour le développement de l’agriculture ! Par contre le programme mentionnait deux autres secteurs : le tourisme et la sous-traitance. Mais le pays, au bord de la déroute, n’a pas les conditions d’un développement touristique ! Et on privilégie la sous-traitance au bénéfice des multinationales à la recherche d’une main d’œuvre docile et peu coûteuse ! Quelle contradiction de cette communauté internationale qui par son discours prône la démocratie et la bonne gouvernance, mais dans son appui financier privilège des secteurs élitistes et abandonne les autres à la faim, la misère et à la désespérance !

Le résultat est que Haïti est un des pays les plus durement touchés par la crise alimentaire mondiale. Quel espoir peuvent encore entretenir ses habitants ?

Marie-Carmelle, qui est Haïtienne, me disait l’autre jour en parlant de la faim : « Le plus grave est que des paysans sont obligés d’aller vers les villes pour acheter de la nourriture ! ». Depuis le début de la libéralisation des marchés agricoles mondiaux, Haïti ouvre ses frontières aux importations de produits agricoles, sans aucune taxe d’importation. L’exemple du riz est le plus significatif puisque dans les années quatre-vingt, le pays produisait 350 mille tonnes de riz et en importait 15 mille. Aujourd’hui la situation s’est inversée et plus de 300 mille tonnes de riz américain arrivent en Haïti. Le riz américain subsidié par l’Etat américain est moins cher au consommateur que le riz haïtien. C’est du dumping ! D’autres produits sont aussi concernés. C’est ainsi que ces dernières années des changements alimentaires se sont opérés progressivement et aujourd’hui l’on consomme, pour ceux qui le peuvent, du pain de blé américain et du sucre brésilien... L’aide structurelle alimentaire modifie la base de l’alimentation dans les écoles primaires avec des produits provenant des pays du Nord ou du Programme alimentaire des Nations Unies. Les enfants s’habituent à manger autrement et rejettent ainsi progressivement leur propre culture alimentaire à base de tubercules, de pois ou de manioc.

C’est pourquoi, l’agriculture paysanne disparaît. Elle est concurrencée par l’agriculture agroalimentaire mondiale qui est soutenue par les Etats. Le lobby agro-alimentaire atteint son sommet et il est actuellement difficile pour les organisations paysannes de convaincre les experts et les autorités publiques de mener une politique en faveur d’une agriculture paysanne durable. Les familles paysannes, malgré tout, sont obligées de poursuivre le travail de la terre même s’il n’est pas valorisé, la survie en dépend et d’autres solutions précaires, comme la production de charbon de bois amène quelques bénéfices à la famille mais détruit l’environnement des campagnes. Les organisations paysannes s’organisent et parviennent à se faire entendre malgré tout ! Elles sont soutenues par certaines ONG qui organisent avec elles des actions locales qui améliorent l’organisation et la production agricole et d’élevage. Ce renforcement organisationnel et de production s’accompagne d’une conscience critique et d’actions pour faire pression sur les autorités nationales et auprès d’organismes internationaux, entre autres l’Union européenne.

La ville est aussi concernée. Au fil des années les bidonvilles se sont agrandis par des familles venant des zones rurales dans l’espoir de retrouver en ville un avenir meilleur. Les conditions sont souvent plus difficiles, mais contrairement à la campagne, il existe un espoir pour certains de pouvoir grignoter quelque chose dans la journée et d’apaiser la faim...

La force de résistance du Haïtien est exemplaire. Tous les jours, il faut repartir vers des jours meilleurs. Lors d’une enquête auprès d’un échantillon de jeunes à Port-au-Prince une des questions formulées était la suivante : Toi qui es jeune, qu’es-ce qui t’a le plus frappé jusqu’à présent dans ton vécu et qui te concerne ? Une des réponses est terrible, mais peut aussi être interprétée comme une force de résistance exemplaire : C’est d’avoir passé trois jours sans manger et ne pas avoir craqué !

Des plateformes internationales sont aussi indispensables pour renforcer les paysans haïtiens. C’est ainsi que Via Campesina relaye les préoccupations paysannes du monde entier. C’est important pour le monde paysan haïtien. Tout comme dans d’autres régions du monde, il faut en Haïti la mise en place d’une réforme agraire accompagnée d’une politique agricole. C’est à ces conditions qu’une agriculture paysanne durable est possible et permettra la création d’emplois avec le retour des paysans citadins des bidonvilles vers les campagnes.

Vous faites partie de la Coordination Europe-Haïti, une plateforme regroupant une soixantaine d’ONG, qui réclame le soutien de l’aide internationale à la souveraineté alimentaire haïtienne. Que demandez-vous à l’aide belge et européenne. Comment sortir du cercle vicieux qui fait que l’aide internationale rend plus dépendante encore la population haïtienne ?

La Coordination Europe Haïti est née en 2002 à l’occasion du 200ème anniversaire de la première République noire dans le monde. En concertation avec leurs partenaires haïtiens qui mettent aussi en place leur Coordination Haïti Europe, elle a choisi trois thèmes de travail : 1. Les droits civils et politiques. 2. Les droits économiques et sociaux (et notamment la question de la dette). 3. La souveraineté alimentaire. La Coordination a très rapidement mis en place un groupe de travail sur la thématique de la souveraineté alimentaire et propose à l’Union européenne et aux pays membres une position commune sur la souveraineté alimentaire en Haïti, en mai 2008, avec huit propositions concrètes pour forcer l’Union à revoir ses positions et appuyer l’agriculture haïtienne.

Les manifestations de la faim ont eu le mérite de faire réfléchir les responsables sur leurs politiques en faveur d’une agriculture industrielle qui provoque la faim et la destruction de l’environnement. Alors que l’agriculture paysanne durable a la capacité de nourrir les populations d’un pays ou d’une région donnée en respectant son équilibre environnemental.

La Commission européenne a mis en place des modalités pour le financement de programmes de développement en Haïti. La plupart du temps ces programmes financiers ne sont pas utilisés entièrement parce qu’ils ne correspondent pas à la réalité du pays. La Coordination veut faire entendre la voix de ses partenaires qui ont une expérience de terrain. Nous estimons que la Commission européenne doit faire l’effort pour mieux comprendre les réalités de terrain. C’est pourquoi nous sommes intéressés pour rencontrer les fonctionnaires de la Commission qui travaillent pour Haïti, ainsi que les parlementaires qui démocratiquement contrôlent les institutions européennes. Depuis 2002, la Coordination invite régulièrement trois à quatre représentants haïtiens pour un travail de plaidoyer auprès des institutions européennes et dans des pays de l’Union.

Ce travail est très bénéfique même s’il lui faut du temps. Il consiste à convaincre nos responsables que l’agriculture doit rester paysanne sans passer au service de l’industrie agroalimentaire mondiale. Si en Haïti nos partenaires développent des arguments et des exemples réussis d’agriculture paysanne, ils finiront par faire entendre les « sans voix » dans des plateformes nationales et internationales. C’est pourquoi, l’agriculture paysanne durable ne concerne pas uniquement les paysans, mais aussi les consommateurs des villes en Haïti mais aussi en Europe ! Avec des parlementaires européens et certains responsables de la Commission le dialogue est possible. Autre chose est de convaincre. Il y a tellement d’intérêts économiques en jeu. Il y a 15 mille fonctionnaires qui travaillent à la Commission et il y a aussi 15 mille lobbyistes. Et ce ne sont pas des altermondialistes, la plupart représentent des intérêts économiques et financiers.

La citoyenneté en Haïti comme en Europe a encore du « pain sur la planche » pour imaginer et mettre en place des arguments et des pressions pour convaincre que l’agriculture paysanne est la solution a prendre en considération. Il est urgent sinon nous allons vers des catastrophes...