La crise comme opportunité de changement, par Daniel Cauchy
L’art de se nourrir est déterminé chez nos contemporains principalement par trois préoccupations. La première semble s’appeler gastronomie, il faut que l’assiette soit « bonne », qu’elle aie de la saveur ; mais à y regarder de près cela semble bien plus complexe dès qu’on se pose la question de savoir qui a dit que ceci était bon et cela mauvais. Monsieur Tout le Monde dira que c’est son palais ou ses papilles, comme si celles-ci n’avaient appris les choses et que c’est par « nature » que l’on aime les escargots, la cervelle de singe vivant, les épinards ou la moutarde. La « saveur » ne serait elle pas construite et la question « par qui ? » peut être intéressante à élucider.
La deuxième préoccupation est sans conteste appelée diététique et porte principalement, vu le nombre d’ouvrages et d’articles consacrés à ce sujet, sur le thème de savoir comment manger pour maigrir ou en tout cas ne pas grossir. Mais plus sérieusement, la diététique ne peut être restreinte à cela et nous enseigne l’art de bien se nourrir pour être en bonne santé.
Il faut encore mentionner une troisième préoccupation et de grande importance : il faut que tout cela (la santé et le goût) soit bon marché. Le budget consacré à la nourriture a très fortement diminué en nos régions prospères et se situe en 2008 à moins de 15% du revenu des ménages en moyenne. Manger serait donc une question de saveur, de santé et de prix !
Et si nous avions oublié ou perdu quelques aspects importants dans ce cheminement moderne ? Et s’il y avait d’autres dimensions à l’acte de se nourrir, occultées par nos sociétés et pourtant vitales ? La publicité nous enseigne que notre lait est produit par une vache bleue gambadant gaiement dans les Alpes et que le fromage est le fruit du travail artisanal d’un brave paysan moustachu. Elle nous montre des petits oiseaux sifflotant gaiement dans de vertes campagnes vallonnées habitées de gentils agriculteurs souriants, la fourche à l’épaule et sifflotant gaiement, bien sûr.
Notre alimentation est produite par des gens, d’une certaine manière, dans un certain contexte et le conte de fée véhiculé par la publicité est scandaleusement faux [1]. Pourtant notre santé, la saveur de nos aliments et leur prix dépendent de comment ces aliments sont produits et par qui. L’occultation de ces questions est dangereuse et malsaine ! À quoi servirait une attention diététique scrupuleuse du style « mangez beaucoup de fruits » si ces fruits sont traités 23 fois aux fongicides, insecticides et autres molécules toxiques, s’ils ont 12 mille km au compteur, s’ils ne sont pas mûrs mais bien de variété étudiée pour la résistance aux transports et non la richesse nutritionnelle ? [2].
La façon dont nos aliments sont produits, toute la chaîne agricole - stockages - industrialisation - transports - distribution et l’acte de cuisiner sont à prendre en compte. C’est d’une qualité du système dont nous avons besoin, intégrant la qualité « analytique », mais clairement définie comme une qualité émergente de tout le système complexe de production [3]. On ne peut produire des aliments sains en maltraitant la terre, l’humus, toute la flore, la faune et les producteurs. Les méthodes de production sont donc fondamentales ainsi que leurs impacts sur l’environnement et les gens.
Plus de 850 millions d’êtres humains sont gravement sous-alimentés, deux milliards souffrent de carences et donc de malnutrition, trois milliards de pauvres se privent plus ou moins de nourriture et sont principalement des petits paysans [4]. Cela était habituel, mais depuis peu la situation s’aggrave. Vu les modifications climatiques, les nécro-carburants, la spéculation et le renforcement de la demande des pays émergents, le prix des denrées alimentaires explose, les stocks mondiaux sont au plus bas et la crise alimentaire secoue de nombreux pays. Cette fois ce sont les habitants des bidonvilles au pouvoir d’achat très limité qui sont atteints. Et pourtant les spécialistes nous disent que la production planétaire est suffisante pour nourrir 10 à 12 milliards d’humains !
Notre assiette belge n’est plus très belge : la grande quantité de viande qui s’y trouve (280 grs par jour et par personne) provient d’une bête nourrie au soya brésilien ou au manioc thaïlandais. Notre courgette vient du Kenya, notre pomme d’Argentine, notre ananas du Ghana... Le prix international du blé s’établit suivant le prix de revient des blés canadiens et australiens, produits des agricultures les plus rentables du monde. La différence de rentabilité par travailleur entre le petit paysan du Sud et l’entreprise agricole moderne est actuellement de 1 à 2000 ! Le Sud exporte donc à bas prix les denrées alimentaires, et les petits paysans ne peuvent plus survivre de leur production. Pourtant le Sud continue à nous nourrir, Vandana Shiva évalue la superficie des cultures en « coulisses » dans le Sud à sept fois la superficie agricole de l’Europe.
Il nous faut du soya, du riz, du café, des bananes, des oranges, du thé... Notre assiette a fait un voyage de 2 500 kms en moyenne ! Les pauvres nourrissent les riches, les pays exportateurs de denrées alimentaires sont bien souvent incapables de nourrir leur propre population. Notre assiette -notre consommation- notre confort, que nous avons appris à considérer comme le résultat d’un merveilleux progrès est en fait le résultat d’une gigantesque spoliation [5].
Ce vaste système, cette organisation du monde en un grand marché hiérarchisé, répondant aux règles de l’OMC, ressemble de plus en plus à un train roulant à 300 kms à l’heure vers un ravin dont la locomotive est à l’arrière et les premiers wagons tombent... [6]. La répartition des richesses devient de plus en plus inégale et si le nombre de milliardaires augmente, même en Inde et en Chine, l’insécurité et la misère pour les gens augmente aussi. Le système fait croire que tout le monde pourra un jour s’enrichir, que des miettes retomberont bien de la table du festin, mais le jeu du libéralisme est un jeu à somme nulle : ce que certains gagnent d’autres le perdent.
Et pendant ce temps-là, la destruction de l’environnement et l’épuisement des ressources s’accélèrent : crise de l’eau [7], crise de l’humus, disparition des abeilles, déforestation, perte de biodiversité, fin des réserves d’hydrocarbures. Notre assiette industrialisée et sa production conduit à l’impasse, tant environnementale que sociale. Impasse environnementale : une calorie alimentaire nécessite pour sa production jusqu’à 40 calories fossiles, nous mangeons du mazout, une tonne d’aliments entraîne la destruction de 6 à 18 tonnes de terre de culture, il faut, suivant les études, de 25 à 100 mille litres d’eau et de 7 à 10 kg de céréales pour produire un kilo de viande de bœuf.
Il semble donc important de changer de regard sur la crise : de « risques disséminés » nous sommes passés au risque « systémique ». Continuer à croire que l’impasse soit le résultat de quelques disfonctionnements, d’accidents de parcours conjoncturels et que l’une ou l’autre nouvelle technique nous sauvera revient à imaginer que l’on sauvera le Titanic en perdition en réparant un robinet qui fuit. Il est indispensable d’articuler la préoccupation écologique à une analyse politique radicale des rapports de domination. Notre assiette est l’expression d’un modèle de société et c’est ce modèle que nous « croyons » universel, définitif et généralisable qui est en crise.
Comprendre notre modèle, notre projet de société, en distinguer les fonctionnements, les règles, l’organisation, comprendre que les solutions mises en place sont devenues le problème, telle est la tâche urgente à accomplir. C’est à un changement « systémique » que nous avons à œuvrer : non plus faire « toujours plus de la même chose », mais commencer à faire « autre chose ». Tout un mouvement, encore éparpillé, multiple et varié dénonce le capitalisme et tâche de construire une critique radicale du néo-libéralisme et de son discours. Tâche difficile et périlleuse, avec l’effondrement du communisme historique tout se présente comme s’il n’y avait plus d’alternative, et donc plus de critique radicale possible.
A nouveau, l’anecdote alimentaire nous sera utile : elle nous permet de poser très concrètement des questions sur les fondements mythiques de notre imaginaire contemporain : en quoi un yaourt aux fruits exotiques, avec ses 9 mille kms, sa panoplie d’agents techniques (colorants, conservateurs, agents de texture, de sapidité, d’onctuosité) est-il un « progrès » par rapport au yaourt fermier local ? Si maintenant il devient de bon ton d’expliciter que le produit local, fermier, naturel et biologique consomme moins d’énergie, est plus savoureux et éthique, détruit moins l’environnement et ne le pollue pas, la question ne serait elle pas : quel modèle de société suppose un produit local, fermier... Que suppose-t-il en termes de relocalisation de l’économie, de doute par rapport à la technique comme nécessairement « bonne », de liens avec le producteur, de changement de vision de notre rapport au vivant, de définition de la qualité, d’éducation du goût ?
Sans oublier que ces questions en posent d’autres : c’est quoi le développement, la croissance, le progrès ? Mais aussi : c’est quoi la souveraineté alimentaire, c’est quoi la production de biens d’usage, c’est quoi un usage, un mésusage ? Plus est-il toujours mieux ?
L’alimentation nous permet donc de questionner notre quotidien et de proposer une déconstruction-reconstruction de notre imaginaire [8]. Mais l’ébranlement du système économique international paraît aussi une opportunité majeure pour imaginer les transitions et les « lieux d’atterrissage ». L’effondrement sera rude et les risques importants. Toutes nos actions de résistance, de préservation de compétence, de création d’îlots d’alternatives, de réenchantement du monde [9] seront les terroirs de renaissance d’un nouvel imaginaire social. Notre assiette devient alors un bel exercice de style : comment construire une proposition d’alimentation qui respecte notre santé, celle de la planète et de tous ses habitants ? Comment réinventer une assiette sacrée, esthétique, qui nous relie au monde et aux hommes, qui soit un poème ? Les éléments de réponse existent : nouveau dialogue avec le vivant (méthodes agro-écologiques), relocalisation (agriculture paysanne, production de biens d’usage, souveraineté alimentaire), sobriété (usages et mésusages, décroissance choisie et simplicité) et bien évidemment un nouvel équilibre alimentaire comme synthèse.
C’est à cette sortie du paradigme économiciste et capitaliste que nous invite le mouvement de la « décroissance ». La crise est bien là, des milliards de gens en soufrent, un grand changement a commencé. Comment nous préparer, non à la subir passivement, mais à en profiter comme d’une opportunité de changement ?
[1] Pour se faire une idée voir des documentaires tels que We feed the world ou Notre pain quotidien, mieux que de grands discours ! Et voir le Jeu de la ficelle pour toutes les données concernant l’assiette
[3] J.P. Garrel « La qualité de l’alimentation : une réalité complexe » Energie santé n°15
[4] Marcel Mazoyer, dans Nourrir la planète.
[5] Pour donner un exemple : à l’échelle de la planète, le bétail accapare 60% de la production de céréales (670 millions de tonnes), 78% des terres agricoles est destiné à l’alimentation des quelques dizaines de millions de personnes, les plus riches ... Voir le Jeu de la ficelle et pour citer un économiste : « L’élite intellectuelle dans les pays développés trouve parfaitement normal de s’inquiéter de la surpopulation dans le monde, mais elle oublie toujours un fait : la vraie surpopulation, c’est celle du bétail » Jeremy Rifkin.
[6] Métaphore reprise à Mohamed Taleb dans Ecologie, spiritualité : la rencontre.
[7] Plus de la moitié de la population mondiale vit dans des pays où les nappes phréatiques s’assèchent. Voir à ce sujet notamment La planète menacée par la famine ?, Alain Andriaens, Etopia.
[8] Nous faisons référence à la notion d’ « imaginaire social » proposé par Castoriadis ; ce qui fait tenir une société, ce qui organise ses valeurs, ses représentations, ce qui lui donne ses buts. Pour Castoriadis, l’imaginaire capitaliste est de devenir « maître et possesseur de la nature » y compris de la nature humaine. Voir Une société à la dérive, Seuil.
[9] La marchandisation du monde suppose son désenchantement : Dame Nature est devenue un ensemble de ressources ; le capitalisme est un système global, ayant un impact sur l’agriculture, l’architecture, la médecine, l’enseignement, et sur toutes nos conceptions en ces domaines. De nombreux auteurs (Latouche, Bateson, Kaleb) en appellent à un nécessaire « réenchantement » du monde, à réinstaurer une dimension sacrée dans notre construction du monde.