Ces médecins du tiers monde, qui gagnent la valeur d’un dollar par jour, peuvent être les plus efficaces sur le terrain. En Europe, on préfère engloutir des fonds énormes dans des projets basés sur des rapports de projets et des projets de rapports, par Jacques Danois
« Mon travail se borne à regarder ces matelas
couverts de taches de sang, cette table d’accouchement
rouillée. Je me borne à renvoyer
dans leurs villages les malades ou les blessés
sans avoir pu leur procurer les soins nécessaires
à leur état. Je peux à peine apaiser quelques
souffrances et constater l’incapacité dans
laquelle je suis de pouvoir tenir le serment
d’Esculape ».
Le docteur résident de l’hôpital d’Oumé, dans
le nord de la Côte d’Ivoire, ne cède pas au
cynisme malgré son manque. Il rêve de
pouvoir prévenir et guérir les endémies et
épidémies régnant dans sa région. Privé de
moyens financiers, de matériel, de technologie,
mais inondé de corvées bureaucratiques,
le docteur Koné n’a que sa rage et sa frustration
pour remplacer les "soins de santé primaire
préconisés par les agences les lus
sérieuses de l’Onu : l’Oms, l’Unicef. L’assistance
lui vient de quelques amis ivoiriens, pas
bien plus riches que lui, travaillant à Abidjan.
Moustapha est un médecin nomade vivant
dans le sud de la Mauritanie. Pendant les
grandes sécheresses, il a soigné plus de 54
mille personnes dispersées dans le sable. Il
leur a distribué des capsules de vitamine A
pour combattre la cécité des enfants. Il a
véhiculé en jeep et en chameaux de grandes
casseroles. Il les a remplies de produit protéiné
pour sauver de la famine ceux qu’il pouvait
garder en vie. A lui tout seul, il a été le
secours d’urgence de toute une partie du
Sahel mauritanien. Sa connaissance quasi
physique des familles et clans des pasteurs
sans troupeaux, dont il était à la fois le fils et
le père, a été son arme principale.
Aujourd’hui, à Saigon, rebaptisée Ho-Chi-
Minh ville, le docteur Hoa, qui fut médecin de
brousse pour les résistants vietcongs, a renoncé
à son titre de ministre de la santé. Elle se consacre
à ses devoir de pédiatre et de nutritionniste.
Elle forme de jeunes médecins vietnamiens
dès leur sortie de faculté afin que la théorie
fasse place à une motivation profonde. Cela,
grâce à une rencontre avec les maladies et les
souffrances d’un peuple atteint de sous-nutrition
héréditaire. Les jeunes toubibs de cette
équipe profitent de leurs visites et séjours
dans les endroits les plus reculés du pays, pour
éduquer sur le plan sanitaire, non seulement
les mères et celles ou ceux s’occupant des
enfants, mais aussi les aide-soignants et sagefemmes.
Ces médecins gagnent la valeur d’un
dollar par jour. Beaucoup moins qu’un conducteur
de cyclo-pousse qui obtient de ses
clients un dollar par course.
Au Congo, les infirmières qui soignent les
sidéens à l’hôpital de Kinshasa voient rarement
la couleur de leur salaire. Appelées
« mamans » par leurs malades, elles ne les
quittent pas, les nourrissent et les consolent.
Ils sont des milliers de par le tiers monde à se
dévouer au-delà de toute mesure, sans
aucune aide extérieur. Personne ne connaît
mieux l’environnement culturel et humain
que ces femmes et hommes de devoir. Ils sont
ignorés de tous, même des agences internationales
qui bien souvent ne comprennent pas
qu’ils sont leurs partenaires les plus naturels,
les plus indiqués. Ils peuvent être les plus
efficaces sur le terrain à condition qu’il soient
aidés sur le plan technique et matériel. Ils sont
pétris de l’envie de servir les victimes des
famines, des guerres ou des catastrophes naturelles,
mais personne ne pense à leur apporter
directement le minimum de moyens auxquels
ils aspirent. Les organisations officielles ne
traitent les opérations de secours qu’à travers
les gouvernements des pays touchés sans se
soucier de sonder la profondeur et surtout la
largeur du fossé séparant ces médecins d’action,
connaissant bien les populations et leurs
langues vernaculaires, des bureaucrates bien
installés dans les bureaux climatisés des capitales
du tiers monde. En Europe, personne,
semble-t-il, ne veut les connaître. On préfère
l’image des héros occidentaux, celle du « bon
blanc », celle de l’ombre du docteur Schweitzer,
celle du néo-paternalisme, celle de Médecins
du monde ou sans frontières qui, malgré
ce titre, insistent pour que l’on sache qu’ils
viennent de France, de Hollande ou de Belgique.
Il n’est pas question ici de mépriser ces jeunes
docteurs ou d’oublier leur dévouement et leur
courage physique lorsqu’ils se rendent là où se
présente le danger. On peut pourtant s’étonner
de constater que les équipes médicales de
secours d’urgence sont basées en Europe, composées
de jeunes gens n’ayant pas la connaissance
des milieux dans lesquels ils vont travailler.
Ils ignorent dialectes et traditions.
Souvent victimes d’un choc, à la fois émotionnel
et culturel, ils se font souvent piéger par
les aspects politiques locaux qu’ils jugent
suivant des critères occidentaux. Il leur faut
plusieurs mois pour se trouver à l’aise ; ils se
transforment parfois en activistes et s’imaginent
en concurrence avec les autres organisations
de secours. Ils ne paraissent pas bien
estimer le potentiel local représenté par les
médecins et les soignants du pays où ils se
trouvent. Quelquefois ils regrettent de ne pas
avoir le temps de pouvoir former des auxiliaires
autochtones. La vérité est que ce sont
ces derniers qui devraient être invités à leur
apporter l’expérience du terrain. Ce sont eux,
les locaux, qui devraient les former au dur
travail de l’intégration dans des sociétés
d’autant plus sensibles et farouches qu’elles
souffrent. Personne n’est à blâmer, mais peut-être
l’heure de la remise en question est-elle
arrivée. Ne serait-il pas temps de diriger les
millions consacrés à l’envoi, par-delà les mers,
de ce personnel, et de les utiliser à la création
et l’organisation d’équipes locales, régionales
et nationales dans les pays du tiers monde.
Médecins, infirmières et autres travailleurs
sociaux pourraient enfin se dévouer encore
mieux, sans frustration. Il ne s’agirait plus
d’une aide temporaire, mais d’un véritable
investissement en l’être humain. Bien sûr, il
faudrait alors renoncer à une publicité coûteuse
et une médiatisation frisant quelquefois
l’indécence. Les sujets principaux des films,
articles, reportages sur les french doctors
sont presqu’en totalité dédiés au danger de
leurs aventures. Que dirait-on si l’Onu se
mettait à produire des kilomètres de films sur
ses employés, bureaucrates ou casques bleus,
au lieu de les réserver aux victimes des problèmes
du sous-développement.
En mettant en lumière le cas particulier de
l’aide d’urgence médicale, on remarque les
manques, les contradictions et une certaine
pauvreté d’imagination sinon de réalisme. Que
devient donc l’humanitaire à notre époque ?
Les grandes organisations internationales sont
prisonnières de leur administration. Les préséances
et le protocole sont de plus en plus
paralysants. La croissance des bureaucraties
fait dévier l’action de son but. Dans certains
cas le personnel sur place se politise pour des
raisons carriéristes. Les « faux statuts » de
diplomates exigent des prestations inutiles.
Trop de priorités sont données à la gérance et
à la théorie.
Par contre, les petites ONG se battent, non pas
pour exister mais pour garder vivante leur
aide. Leur performance est appréciable, car
elle est basée sur des solutions simples, à
ressources humaines. Quelle serait donc la
difficulté pour les organisations géantes de
devenir leurs sponsors plutôt que d’engloutir
des fonds énormes dans des projets basés sur
des rapports de projets et des projets de rapports !
Là aussi, on retrouve la nécessité de
programmes directs en collaboration immédiate
avec ceux qui là-bas sont les plus qualifiés
pour les faire absorber par leurs compatriotes.
En d’autres mots, ceux qui, dans leurs
pays désirent et savent comment faire pousser
la graine de l’espoir sur des terrains pauvres,
marécageux, de sable ou de rocailles.
Publié dans Antipodes n° 123, De l’aide d’urgence, septembre 1993.