Solidarité « froide » et « chaude », autogestion et gestion de l’exclusion dans des squats à Bruxelles, propos de Thomas Dawance recoltés par Namur Corral et Jean Claude Mullens
Thomas Dawance, tu as participé à des actions d’occupation et d’habitat solidaire à Bruxelles. Est-ce que tu pourrais donner quelques repères chronologiques par rapport à ces actions ?
J’ai découvert l’existence des squats à la fin des années nonante quand j’étais étudiant en architecture. A l’époque, je m’intéressais à la rave culture. Je trouvais intéressant que des gens utilisent des lieux désaffectés pour faire des soirées. Puis, je me suis demandé si ces expériences ne pouvaient pas être la base d’un travail communautaire. D’un autre côté, en discutant de cette idée avec ma sœur, elle me disait que s’il y a des lieux où les gens qui se défoncent en oubliant justement tout, c’est bien dans ces rave parties. Pour elle, les squats avaient bien plus à voir avec le travail communautaire que les raves.
J’ai fait un tour d’Europe, comme ça, à découvrir les squats que je ne connaissais pas du tout, qui me sont apparus comme des lieux à caractère très idéologique. Puis je suis arrivé à Bruxelles, et là, j’ai découvert un squat que j’ai trouvé tout de suite très intéressant, parce qu’il y avait un projet diversifié de cohésion interne avec une logique d’économie sociale locale et une insertion dans le quartier et dans la ville par toutes sortes d’activités, et une critique urbanistique du lieu où ils étaient. Ils cherchaient à résister aux projets urbanistiques qui justifiaient que ces bâtiments soient vides et aussi que les gens soient menacés d’expulsion.
C’était à l’îlot Stevin, donc, dans le quartier européen, un endroit qui a connu une longue histoire. C’était le Kaputt. Le Kaputt était mené de main de fer par un personnage hautement charismatique, fin stratège, et fortement ancré dans une culture anarchiste. J’ai trouvé que c’était vraiment très intéressant, c’est-à-dire que ça cumulait justement tous les postulats de la définition du collectif, un milieu de stimulation dans lequel chacun pouvait se greffer à une dimension du collectif.
Puis, je me suis installé à Bruxelles pour des raisons personnelles. Là, j’ai par hasard eu la chance de louer un endroit qui était dans un site où il y avait déjà un nombre impressionnant de logements vides à côté. C’était un hasard. J’ai constaté ensuite que les voisins commençaient à partir. A un moment donné, ça a fait tilt, je me suis dit : Mais qu’est-ce que je suis en train de louer ici ? Je m’implique à fond dans le squat du Kaputt, et j’ai ici un projet... Enfin des logements vides qui sont en train de continuer de se vider, avec un projet horrible de multiplex, cinéma, commerces, hôtels de luxe et tout, qui va s’implanter ? Action, quoi ! ».
Et donc dans un contexte où je cherchais plutôt à cohabiter avec des amis, sans nécessairement squatter, j’ai décidé d’ouvrir une des maisons voisines de celle dans laquelle j’habitais et de proposer à mes amis, avec lesquels je voulais cohabiter, de venir co-squatter avec moi. On a occupé alors une première maison. Cinq en suite.
Et là, la résistance n’a pas été simple. C’était assez éprouvant. C’était de la haute ingénierie de la résistance sociale qui a été mise en œuvre là-bas. A force de pétitions auprès de la commune pour pouvoir peser dans sa capacité à négocier avec le propriétaire. Puis, la construction d’un comité de quartier pour parvenir à faire porter une autre voix que celle des squatters souvent stigmatisée, c’est-à-dire celle de l’électorat bourgeois qui nous soutenait. Nous avons ainsi fait du squat un lieu ouvert culturellement, de manière à entretenir un réseau, disons, de gens solidaires, soutenant, qui apportent aussi des opportunités d’emploi, de connaissances, d’échanges, etc. C’est allé assez loin.
Tu disais que tu avais fait un petit tour en Europe, est-ce que tu peux nous dire ce qui t’as le plus marqué lors de ces voyages ?
Je suis allé à Berlin, Genève, Lyon, Marseille, Toulouse, Madrid. Les squats que j’ai visités en Europe étaient des lieux finalement très homogènes sur le plan de leurs projets et de l’origine socioéconomique des gens. Quant aux projets, ça pouvait être une affectation d’une ancienne école primaire en périphérie de Toulouse par exemple. Et là, ils développaient des projets très liés au retour vers la nature, tout ce que le site pouvait donner en termes d’agriculture. Il servait un peu de lieu de villégiature par rapport aux squats qui étaient plus punk dans le centre ville, où c’était des tendances plus déclarées anarchistes.
J’ai d’abord découvert des squats finalement radicaux. Mais en général, j’ai constaté que dans la vie les gens qui revendiquent l’autonomie, c’est ceux qui avaient le choix déjà, et le choix de pouvoir faire un vœu de pauvreté, par exemple, ou le choix de pouvoir dire : « je vis avec une certaine précarité de moyens pour pouvoir continuer à élever mon standing culturel... ». Ce n’est pas nécessairement évident quand tu as des bâtons dans les roues systématiques, tant en termes de dégradation de santé mentale que de refus de toute aide de l’État. Donc, là où le discours se veut le plus radical, ce n’est pas nécessairement là que se travaillent les alternatives face à la grande précarité.
Je ne veux pas juger non plus parce que chacun de ces groupes essaye dans le quotidien de développer une série de choses qui sont utiles et qui peuvent répondre à des problèmes de la grande précarité. Le tout, c’est de voir comment sont posés ces objectifs-là. C’est un peu comme : « quand est-ce que l’art devient de la politique, ou quelle est la limite entre l’art et la revendication ? ». Eux, c’était très radical. Tout fait ou tout geste pouvait devenir une forme d’expression politique auto-déclarée, mais parfois contredite par les faits (rires).
Et la composition de ces squats était homogène ou c’était assez diversifié ?
Ils m’apparaissaient plus homogènes. L’exemple le plus typique, c’était celui de trois ou quatre artistes qui occupaient un bâtiment où tu pouvais mettre trois cent personnes, et qui faisaient une grosse soirée tous les mois et qui vivaient comme des rois, à six maximum dans le truc, et pourtant, ils utilisaient toute la rhétorique du squat. A côté de ça, dans la même ville, c’était à Marseille, tu avais un squat, c’était une toute petite maison ouvrière, complètement insalubre. Les habitants dormaient à dix dans la pièce, avec la logique : « on accueille la précarité, quitte à dormir les uns sur les autres s’il le faut ».
Donc des approches tout à fait différentes... tu as les squats qui mobilisent les concepts anarchistes, disons, d’autogestion ; tu as des squats plus « sociaux », on pourrait presque dire caritatifs. Finalement, moi je me sentais plus en sensibilité avec ceux que je viens moi-même d’appeler caritatifs et ce n’est pas parce qu’ils sont caritatifs en soi (rires), c’est plus parce que justement, c’est là où je trouve qu’on peut commencer à parler de mouvement, à mon sens, parce que, méthodologiquement, ils s’accrochent à trouver une solution. Ils ne disent pas : on se retranche du système et puis on regarde qui est à l’intérieur de cet îlot exclu du système. C’est des gens qui disent : « non, finalement, il y a une précarité qui touche toute une frange de la société, on dénonce ce constat-là et on met en œuvre des solutions pragmatiques, tout en dénonçant l’absence d’intervention de l’État, et on le fait et on mobilise pour que les gens puissent se mobiliser ». Ça rentre dans une logique où si tu n’es pas directement le principal bénéficiaire du lieu, du petit îlot retranché, tu as quand même encore un intérêt à militer.
Pour terminer ma trajectoire. On a occupé le quartier Toison d’Or à Bruxelles et on est parvenus à éviter l’expulsion à plusieurs reprises. On a même fait annuler une expulsion qui était en cours. Ils nous ont redonné les clefs en cours d’expulsion. On est passé parfois tout près de l’expulsion pour arriver à avoir finalement un accord, mais assez mauvais. Ils nous ont alors virés trois mois après comme s’ils allaient commencer les travaux, alors que le lieu est toujours vide aujourd’hui. Le terrain vague est à présent utilisé pour exposer des œuvres d’art contemporain éphémère ou des showrooms commerciaux. C’est assez écœurant. C’est bien dommage parce qu’on a perdu le patrimoine de maisons magnifiques et virés les pauvres qui soi-disant bloquaient le grand investissement. Entretemps, les investisseurs ont revendu plusieurs fois leur endroit et il n’y a rien qui se fait.
Après ça, on est parti volontairement en fin de compte. Il faut savoir qu’il y a eu un des squats qui justement ne voulait pas fonctionner avec la même méthodologie que les premiers dans l’îlot. C’étaient plutôt un squat d’artistes. Ils ont fait une résistance festive à une de leurs expulsions qui s’est soldée par un maintien sur place, mais ils ont subi un incendie criminel un mois après, il y a eu un décès. Ça a sérieusement bouleversé le mouvement et, notamment, ça lui donne une dimension à la fois héroïque et à la fois tristement réaliste : à un moment donné tu te rends compte que ce n’est pas un jeu, qu’il y a des forces sérieuses qui s’oppose à nos résistances.
Un noyau de gens qui était dans cet endroit a décidé d’aller occuper un autre endroit, l’hôtel Tagawa, sur l’avenue Louise. Là, ça a duré quatre ans. On est passé d’un noyau de quinze pour occuper à une soixantaine de personnes, et puis, de nouveau, après trois, quatre ans, le propriétaire se réveille, veut nous expulser, obtient notre expulsion. On avait fait une bonne pression sur les politiques... ce qui fait que les familles nombreuses ont été relogées par dérogation dans le logement social, ce qui n’était pas vraiment notre objectif, mais on était contents qu’elles soient relogées. De nouveau, c’est une espèce de méritocratie de la résistance : tu gueules plus fort et on t’offre une solution au cas par cas qui finalement divise pour mieux régner.
Puis de nouveau, un petit noyau de gens plus homogène en termes d’âge, de perspectives de vie. On se dit, on continue et en même temps on est affaibli. On était dans un truc où on gérait justement un ensemble plus large. Et donc, on s’est associé, ça s’est déjà construit avant, mais on s’est retrouvé à s’associer avec une association subsidiée qui fait de l’accueil de jour de sans-abris, et un certain nombre d’habitants qui s’étaient vraiment trouvés une fibre militante à travers une autre occupation initiée par d’autres associations, mais qui n’arrivaient pas d’elles-même à reproduire un squat suite à leur expulsion. Ça a été une rencontre de ces dix personnes, d’un public mixte entre travailleurs sociaux et sans-abris, les anciens occupants du Tagawa, héritiers de cette tradition Kaputt, Drapiers.
Par rapport aux différentes expériences que tu évoques, comment est-ce que tu caractériserais le mode de fonctionnement de l’occupation du 123 (immeuble squatté de la Région Wallonne de Belgique situé au numéro 123 de la rue Royale à Bruxelles) ?
Le 123 me semble être à la croisée justement de ces différents types de squats, où certains valoriseront leur implication à travers leur capacité de s’exprimer artistiquement, d’autres plutôt à travers des gestes pragmatiques : on fait de la cuisine, on organise une friperie, un atelier vélo, une menuiserie. C’est là, c’est dans la capacité de reprendre des propres moyens que ça se joue. D’autres, ce sera dans la capacité de se mettre en réseau avec tous les squats internationaux et d’avoir tout un va-et-vient de précaires de partout en l’Europe et d’être en réseau pour grossir cette résistance. D’autres, ce sera d’abord dans l’extension du nombre de logements qui vont être pris en compte dans le projet.
Le 123, c’est une association qui aujourd’hui a quatre projets. Il y a plus de cent vingt personnes qui habitent ces lieux. Aucun de ces projets n’est plus un squat parce qu’en fait un squat, c’est occuper sans titre ni droit, or ils ont tous obtenus une convention d’occupation précaire, ce qui montre que c’est une catégorie de droits peut-être faible, le bail n’est pas sécurisé, mais en même temps ils ne sont pas non plus hors droit ni hors cadre. Alors de nouveau voilà, certains continueront à dire : « c’est un squat ». Et d’autres diront : « Mais non, désolé, ce n’est plus un squat ». Ce n’est pas pour ça qu’on ne peut plus construire des utopies en dehors de la désobéissance civile.
L’élaboration, la théorisation de l’occupation, qui l’a portée, comment s’est-elle construite, individuellement et collectivement ?
C’est une question délicate. Je dirais que déjà au Kaputt, il y avait un héritage d’une tradition militante qui puisait dans les années septante et quatre-vingt, où la construction d’un projet de contestation me semble avoir été beaucoup plus conséquente que maintenant. Aujourd’hui, à l’ère de la jeunesse qui veut sa liberté, même si elle est précaire – la rave culture, de ce point de vue là, n’est d’ailleurs pas anodine – a perdu une bonne part de cette capacité de mobilisation locale, entre voisins, par exemple. Quand on critiquait les projets d’urbanisme dans les années septante, et bien on s’associait avec des architectes et on proposait un autre projet, pour s’opposer à ça.
Maintenant, on transcende ça en faisant la fête dans les friches et on critique le projet qui arrive, mais on ne le critique pas autrement que à travers une analyse éventuelle du mécanisme du néolibéralisme, mais pas avec une réponse, une forme de résistance concrète sur un lieu avec une logique de faire advenir un autre projet formalisé – bon, il y a une répugnance à formaliser, c’est une valorisation du nomadisme, de l’éphémère, de la liberté.
Donc, j’ai été fort inspiré par cet héritage-là, et aujourd’hui, il n’en reste pas grand-chose. Je le dis en m’autocritiquant, mais il y avait donc dans le leadership de Giel Jacques (squat le Kaput), à l’époque, un apport vraiment important sur cette conception de ce qui peut faire mouvement, de dire : « elle est où la continuité ? ». Ce n’est ne pas le partage des bénéfices dans une soirée, c’est à un moment donné savoir mobiliser le discours de l’un, les compétences techniques de l’autre, le réseau de gens influents du troisième et ainsi de suite.
Il y avait une intelligence pragmatique, voire opportuniste, qui était tout à fait intéressante, qui a filtré dans cette optique de toujours anticiper, de toujours garder une logique de mouvement et de mobilisation au-delà du bénéfice stricte que les quelques habitants qui sont entre eux peuvent reconnaître. Et ça est resté, notamment dans le fait qu’on est passé aujourd’hui de un à quatre projets. Mais en ayant quatre projets, ça bouleverse aussi fondamentalement le modèle, disons, autogestionnaire d’organisation.
Vu qu’il y a une association qui est maintenant responsable de plusieurs lieux. Dans ces différents projets, à la base de l’organisation, c’est la réunion des habitants toutes les semaines, et théoriquement cette réunion permet de traiter tout : accepter des nouvelles personnes, expulser éventuellement des personnes qui posent problème, faire en sorte que les cotisations qui permettent de payer les charges et autres frais, et y compris les avocats pour avoir une bonne défense ou ceci cela, soient constituées. C’est un travail social d’aller chercher le fric, surtout dans un endroit qui se veut libre, gratuit.
Par exemple, au Tagawa (squat de l’Avenue Louise à Bruxelles), il n’y avait plus qu’une porte d’entrée pour soixante personnes, et là c’était soixante personnes prises dans un même truc. Il pouvait y avoir de la contestation, une volonté de non-participation à ces formalisations bureaucrates de réunions, mais enfin tout le monde était soumis à ce genre de principe. On était souvent tenté de commencé à diviser : ah oui, mais il faudrait faire des réunions spécifiques pour tout ce qui ressort de l’organisation interne, en termes de vie culturelle et des réunions pour, par exemple, ce qui est de la stratégie de si on expulsait... ça devenait trop, ça surchargeait nos réunions.
Au 123, il y avait soixante personnes aussi, et des groupes très différents – parce qu’au Tagawa, il y avait par exemple quelques sans abris et il y avait une volonté d’essayer d’accompagner ces quelques personnes, tandis qu’au 123, il y en a plus et donc du coup reviennent des formes d’assistance au sein d’une structure qui veut justement déconstruire ces codes. Donc, on est là maintenant à la frontière : c’est le travail associatif qui est en train de faire un rapprochement vers les nouvelles méthodes qui sont les nôtres, ou si c’est nous qui sommes en train de nous assimiler à un travail associatif classique – je pense que c’est les deux en fait qui s’opèrent.
Aujourd’hui, dans les différents projets d’occupation, il y a une cellule « admission », il y a une cellule « récolte d’argent », il y a une cellule culturelle, il y a une cellule pour organiser toutes les tables d’hôtes tous les dimanches, il y a une cellule technique, enfin c’est la folie, il y a des réunions tous les jours dans cet endroit.
Est-ce qu’il y a des cellules qui sont plus importantes que d’autres ? Ou qui ne rassemblent pas tout le monde mais seulement quelques personnes ?
A l’époque du Kaputt, ça prenait des formes de concertation, mais le leadership était tellement fort que c’était quelque part une vision très holistique de tout ce qu’il fallait décider, mais déjà avec une préconception et donc finalement une espèce de pédagogie de suivi du leadership plus que véritablement, une conception très centralisée de l’intervention.
On s’est un peu disputé d’ailleurs au nom de ça, lors du passage entre le squat des Drapiers et le Tagawa, au point qu’il y a eu un schisme entre les leaders et les habitants, avec un abandon du projet par les leaders, et je me suis, moi, un peu retrouvé dans cette même position parce que j’étais déjà le plus ancien des squatteurs, hormis ces deux personnes, donc Giel et sa femme, et là je suis même parti un peu en dépression, enfin légère.
D’un seul coup je me retrouve avec toute la chape de devoir reprendre un leadership dans une structure qui avait l’habitude de le réclamer, et moi de me dire : mais non, je n’ai pas du tout les épaules, je n’ai pas l’expérience, il a fallu vraiment un an pour qu’on arrive à horizontaliser un petit peu plus les choses, et puis que surtout j’arrive à reprendre le leadership, parce que j’ai repris fort le leadership par la suite.
Je n’ai fait que continuer ce processus en m’interrogeant : dans quelle mesure on sait s’ouvrir aux autres ou pas. Parmi ces étapes d’ouverture arrivent finalement les questions de savoir si on n’est pas en train de perdre notre objectif. Je ne suis pas non plus en train de critiquer le leadership parce que je pense que c’est très exigeant et notamment avoir des décisions radicales dans l’action directe, c’est loin d’être évident.
Ce qui comptait surtout c’était d’avoir des modes d’organisations formels qui empêchent la captation du pouvoir. Par exemple, être responsable ou être impliqué dans le groupe de récolte des cotisations, c’est le meilleur truc pour être assimilé à un sale flic imbu de pouvoir, parce que forcément tu es le mec qui fait chier en disant : mais enfin tu es dans l’endroit le moins cher de Bruxelles, tu paies quand même pas, t’as des tunes, on te voit bourré tous les jours, qu’est-ce que tu fous, participe, d’autres sont sans-papiers et se débrouillent, d’autres font la manche pour participer et toi tu viens dire que t’as pas reçu le CPAS parce que t’as été dormir à huit heure du mat’.
Ce n’est pas un rôle très agréable ; à côté de ça être coordinateur d’une table d’hôtes, c’est être un petit peu le roi de la fête. Les rôles de ce point de vue là sont très inégaux. Au Tagawa on était un noyau très soudé avec plusieurs niveaux d’implication, et c’est clair qu’il y a toujours au moins un noyau minimum, idéalement ça doit être un conseil d’administration qui dise : bon, il faut le faire, donc comment est-ce qu’on l’organise, et qui réfléchisse aux conditions.
Après ça il y a parfois des conflits ou parfois tu décides des choses et elles ne se passent pas, elles sont contredites dans la réalité, par exemple, expulser quelqu’un qui a défoncé la porte d’un voisin, volé ses affaires et qui lui a pété la gueule, et que tout le monde dit : attends, ce gars-là n’a plus rien à faire ici, il met en danger le truc, ben oui, sauf que c’est aussi l’ami d’un tel et d’un tel et d’un tel et qu’ils viennent avec un discours, tout à fait intéressant par ailleurs. Dire : attends, ne le prenons pas comme bouc émissaire, essayons de comprendre, qu’est-ce qu’on peut faire pour encadrer sa violence. Et hop, tu as eu des discussions de fous, tu as finalement un vote pour qu’il soit expulsé et il n’est pas expulsé, et finalement ça envenime autant les relations.
Ce qu’il y a d’intéressant dans l’exemple que je donne c’est qui qu’on soit dans la société, détenteur d’un plus haut capital culturel ou de plus gros moyens de décision ou pas, on est tous confrontés à des expériences et des choix difficiles que souvent notre société, qu’on dit parfois de solidarité « froide » assume être à distance ; par exemple, le premier producteur de sans-abris c’est la prison. Si forcément tu t’adresses à un public de sans-abris tu impliques aussi un public de potentiels « criminels ». Alors à un moment donné tu peux dire : oui, il reproduit des crimes chez nous, ben oui ben alors s’il produit des crimes chez nous, quoi ? Prison alors ? Non, il faut lever cette contradiction-là à travers des solidarités « chaudes », et ça c’est une expérience existentielle d’apprentissage de ses propres limites.
As-tu des nouvelles des personnes que tu as rencontrées dans le cadre de ces différentes actions d’occupation ? Continuent-ils à être actifs ? Que reste-t-il de ces expériences d’action collective pour eux ?
Il y a des choses qui restent, c’est clair. Et il y en a pour qui c’est difficile de le dire, mais, notamment les enfants et les adolescents qui sont dans le truc, qui y passent des années. C’est même difficile, moi, à ce stade-là, de savoir quoi, mais de dire que ça ne les a pas influencés ça me paraît impossible. A la fin du Tagawa, il y eu a toute une série de gens qui étaient bien ancrés dans leur chômage et qui ont trouvé un boulot, se sont mis en ménage, ont eu des enfants. Ils ont su se poser des questions un peu puissantes pour leur vie.
De vivre la solidarité là où ils sont ?
Oui, c’est ça, capables de collaborer, de donner la vie (rires). Il y aurait sûrement des tas d’histoires à raconter. Et puis je crois que ça te donne aussi des réflexes d’association plus évidents. Et alors après… Après, moi, regarde : je suis devenu copropriétaire (rires) Mais, oui, ma conscience politique, elle a été complètement forgée par l’expérience, c’est clair.
Est-ce que tu as un exemple qui montre que l’action collective est efficace, que les rapports de force peuvent s’inverser ?
Oui, on a eu des supers beaux moments avec ça. Genre, quand les flics te rendent la clé après t’avoir expulsé avec leurs chiens et les lacrymogènes, très, très jouissif. Ou quand tu fais une manif et tu récupères tes droits sociaux, ou quand t’occupes un endroit et tu te défends et tout de suite on te dit : OK, pas de problème, on fait un contrat. C’est autant de moments qui sont très formateurs.