Artifices

Mise en ligne: 9 mars 2011

Un groupe peut-il modifier ses habitudes et s’ouvrir ?, propos de David Vercauteren recueillis par Chafik Allal et Jean Claude Müllens

David Vercauteren, dans un texte que tu as publié, tu proposes l’invention d’artifices à l’usage des groupes, c’est à dire « la création de procédés et d’usages qui amènent le groupe à modifier certaines de ses habitudes et à s’ouvrir à de nouvelles potentialités ». Tu peux expliquer cette notion d’artifice ?

La question des artifices se pose toujours en lien avec un milieu (un milieu, ça peut être un groupe, une institution, une organisation). De quelle nature est ce milieu ? Dans quel état de fraîcheur, de composition, de forces, de segmentarité est-il ? Et comment ce milieu va réagir à de nouvelles propositions du type de la définition nouvelle de rôles, d’artifices ? C’est à dire comment va réagir un milieu à de nouvelles manières d’exister, de s’inventer, de se percevoir ?

Un milieu n’est jamais vierge : il est pétri de toute une histoire, d’habitudes diverses, de mots, de poisons, de rapports de force ou de pouvoir, de règlements explicites ou implicites... C’est depuis ce territoire-là qu’un artifice va se mettre à exister. Il n’est pas neutre, il va se mettre à agir, à devenir une perspective sur le groupe. Il va produire des effets qui vont peu ou prou ré-agencer le milieu.

On peut dire que la fonction première d’un artifice est de rendre visible un ou plusieurs aspects du milieu. Par exemple, lors des réunions, se met en place un rôle ayant pour fonction de sentir l’ambiance et de la guetter. Ce rôle de « guetteur d’ambiance », par son existence même, va rendre sensible un univers relativement imperceptible : l’ambiance qui émane d’un groupe, d’une salle.... Le groupe va donc s’offrir une nouvelle perspective sur son monde. Ça génère quoi comme effets ? Au moins cinq choses : d’apprendre à devenir sensible à une question, à un aspect du groupe – par exemple celle de l’ambiance ; de s’offrir la possibilité de commencer à penser les modes d’agencements collectifs - par exemple, changer les manières de faire lors des réunions avec comme type d’effets possibles « un changement d’ambiance » ou « un changement d’énergie » ; de devenir attentif à toutes ces petites différences qui agissent au sein du groupe - c’est à dire de voir s’il y a une augmentation de nos capacités d’actions ou pas ; d’aller prendre dans ces différences celles qui nous conviennent, qui augmentent notre puissance d’action et de les étendre à d’autres aspects du groupe ; et finalement, par le même geste, de fabriquer petit à petit un savoir, toujours local et endogène, sur les réussites et les échecs du groupe. Ce savoir permettra de construire une culture des précédents.

Autrement dit, à travers cette dimension des artifices, il s’agit d’éprouver, comme le proposait Spinoza, ce que peut un corps. Un corps précis de tel individu, groupe, association... Et de cet exercice, très sensible, de construire petit à petit un agencement qui pousse le groupe « vers le haut ».

Mais si, dans un milieu particulier, on ne veut pas d’artifice, qu’il n’y pas d’ouverture à ces questions, comment procède-t-on ?

C’est difficile de répondre d’une manière générale, il faut voir ce qui peut se faire dans chaque cas particulier. Il existe dans certains groupes une forme de romantisme où l’usage de techniques viendrait en quelques sorte brimer la liberté, la spontanéité des échanges. On sent là une recherche d’authenticité où être soi-même consiste à se dépouiller de toutes formes d’influence. A cette dimension liée à un idéal - qui nous vient d’un certain romantisme ou d’une « nature sauvage » - peuvent se juxtaposer d’autres dimensions, éventuellement plus profondes : en gros, la conception moderne qui place l’homme face au monde. L’homme, sorti du monde et de l’environnement qui l’entoure, peut s’imaginer le posséder : ainsi, non seulement, il rentre dans le monde mais il en est le maître. A ce titre, l’option de Descartes est très claire : « l’homme maître et possesseur de la nature. » Cette nouvelle cosmologie qui place l’homme au centre de tout a eu des effets importants sur nos manières de concevoir nos rapports à la vie, à l’autre, à la connaissance...

Par ailleurs, il nous est aujourd’hui difficile de penser hors des catégories telles que sujet versus objet. Ainsi, dans cet univers la question des artifices est toujours utilisée au service du sujet (c’est à dire, ici, le groupe). Les artifices sont là pour l’aider. Tout ce qui construit un groupe (les mots, les machines, les bureaux, les lumières, les subsides ...) est toujours référencé à partir d’un point central. Cette perspective anthropocentrique a perdu certes de son aura mais elle a encore un grand pouvoir. Pour sortir de là, il nous faudrait nous plonger, nous humains, dans un devenir non humain ; il nous faudrait construire un devenir où ce que nous appelons objet est élevé au même rang que le nôtre, nous, sujets d’existence. Ou pour le dire autrement, nous serions à la fois objet et sujet de ce qui nous environne. Penser le pouvoir d’une table, d’un bâton, d’une plante, d’une pierre, d’un ordinateur, d’une image ou d’une fiction... comme chaque fois, penser une perspective singulière sur le groupe, nous contraindra peut-être à nous « désaxer » ou à nous décentrer par rapport à nous-mêmes. Une des forces potentielles des artifices se joue à ce niveau que je viens d’expliciter : nous pousser, nous « obliger » à épouser d’autres points de vue sur ce que nous sommes en train de vivre, de faire, de devenir.

De plus, là ou le geste moderne a consisté à purifier la matière de toute sa vie, à dépeupler le monde de tout ce qui ne peut pas être objectivé (odeur, couleur, atmosphère...), il s’agira ici de repeupler nos milieux et d’apprendre à composer avec eux. Autrement dit, de commencer à penser le groupe depuis son écologie.

Malheureusement, les milieux dans lesquels nous baignons ne sont pas moins pollués que l’air que nous respirons. On peut, à la suite de Felix Guattari, avancer que nous sommes sous le coup d’un triple désastre écologique qui serait à la fois environnemental, social et mental. Et ce n’est pas parce que l’on est un groupe de gauche ou constitué en association défendant une « cause juste » qu’on sera épargné.

Alors oui, pour répondre à la question, dans une association la question des artifices peut créer des divergences. Ce qui ne doit pas être vu comme un problème. La question est de voir sur quoi portent les divergences. Par exemple, cela peut être l’occasion d’ouvrir l’association à de nouvelles perspectives à la fois internes (dans les manières de s’agencer collectivement) et externes (reposer les questions des alliances et des objectifs de l’association). On pourrait alors dire que les artifices avancés par une tendance du groupe ont déjà pu rendre visible un certain complexe de forces habitant le milieu. Ce qui n’est pas négligeable mais peut paraître insuffisant. Il reste l’autre partie du travail à faire : comment faire de cette divergence une dimension du groupe et comment cette dimension peut devenir active ? La réponse n’est pas simple.

Et s’il y a blocage ?

Il faudrait voir de quoi on parle. Reprenons l’exemple d’une association où une partie du groupe veut modifier un certain nombre de rapports de pouvoir interne et de tenter de repolitiser l’action de l’association. La situation se complique si, au sein de cette structure, il y a des sous-groupes qui ne veulent pas de cette perspective. Alors que faire si le blocage s’installe et que toute tentative d’en sortir replonge l’association dans l’impuissance ? Ce genre d’exercices peut se révéler fatigant à la longue.

Prenons le point de vue d’une des forces en présence, celle qui tente une « repolitisation » des manières de travailler. Je crois que, même selon ce point de vue, une première étape est de sortir du bourbier, de ne pas vouloir trop en faire en même temps. Il est vain de penser le monde, et donc son milieu, à partir de sa position de faiblesse ou d’impuissance. Il s’agit d’aller chercher des forces ailleurs. Par exemple, en créant un territoire de protection. Physiquement, donc, les membres de cette « tendance repolitisante » auraient intérêt à construire un territoire singulier où ils peuvent commencer à cultiver un point de vue qui leur est propre sur ce qu’ils vivent.

Par exemple, dans une expérience de groupe - à laquelle j’ai participé il y a peu - nous étions arrivés dans ce que nous avons appelé une crise d’agencement. On n’arrivait plus trop à voir où on allait. Après un moment de balbutiement, l’un de nous a pris l’initiative de poser quelques questions élémentaires que les groupes devraient se poser selon Starhawk [1]. Par exemple, de répondre individuellement à des questions telles que « quel est notre but premier ? » ; « comment allons-nous l’atteindre – selon quelles étapes ? » ; « qui sont nos alliés potentiels ? » ; « de quelles compétences et ressources disposons-nous ? »... [2]. Ces questions nous ont permis de sortir de « nous-mêmes ». Elles ont fonctionné comme des artifices, qui nous ont obligés à nous poser certains problèmes que l’on n’aurait pas vu sans revenir sur le fondamental de ces questions.

Peut-être qu’à partir de ce territoire de protection émergeront de nouvelles forces et de nouvelles potentialités. Il s’agira ensuite de les faire parler dans le reste de l’association et de penser, à chaque fois, les effets produits.

Enfin, il y a peut-être quelque chose à essayer à la frontière de ces différents territoires. Mais rien n’est garanti.

La question du pouvoir

Il paraît difficile de concilier ces propositions avec les logiques actuelles du monde associatif : souvent, il y a des conceptions différentes du pouvoir dans le monde associatif. D’un côté, des conceptions très monarchiques assez ancrées, et des formes d’organisation verticales, et d’un autre côté, des désirs de retrouver des formes plus horizontales. Comment faire progresser de telles formes plus horizontales dans un contexte ou quasi-tout pousse à la verticalité ?

Répondre à cette question passe par une discussion sur le pouvoir. Michel Foucault dans les années septante a essayé de pluraliser la dimension du pouvoir. Il nous invitait à nous poser une question toute plate, toute pragmatique : « Comment le pouvoir s’exerce-t-il ? Par où il passe ? » Quand on s’inscrit dans sa pensée, on peut caractériser le fonctionnement du pouvoir autour de trois points importants : Primo, le pouvoir s’exerce (relation) avant de se posséder (attribut). Secondo, c’est un ensemble de relations. Et tertio, ces relations ont pour caractéristiques d’être au pluriel – le pouvoir est entendu comme un rapport qui entre en rapport avec d’autre rapports. C’est donc une action ou une force qui s’exerce sur d’autres actions et des forces. Il passe par les dominants comme par les dominés.

Autrement dit, ce que l’on entend, généralement, par « conflit de pouvoir dans un groupe » se comprend comme l’aboutissement d’un système complexe d’actions et de réactions, résultante (au sens physique du terme) d’un ensemble stratégique de « dispositions, de manœuvres, de tactiques », tout un système et une dynamique qui, au fil du temps, ont vu une ou plusieurs forces imposer des rythmes ou des logiques aux autre forces. Celles-ci ne sont pas restées inertes, elle ont aussi bien accepté, encouragé, trouvé leur compte ou résisté, frondé ou fui les modes de relations qui, petit à petit, se sont installés.

Mais il est vrai que cette conception existe et est connue depuis au moins trente ans et est attaquée, régulièrement, en vue d’un retour à la lettre majuscule et à une substance unique du pouvoir. Le grand P du pouvoir et son incarnation dans tel lieu ou autour de telle personne est une manière usuelle de le concevoir de pouvoir avec un grand P. Le « retour à l’autorité » de Sarkozy lors des dernière élections c’est ça : le « prof », le « juge », le « flic » doivent être des incarnations incontestables de l’autorité républicaine. Bon, ce qui est paradoxal et en même temps drôle c’est qu’actuellement les juges font grève et même les CRS ont fait une grève de la faim. Ce qui l’est moins c’est qu’après trente années de néolibéralisme, ce type de discours sur l’autorité, les repères fixes et immuables, l’importance de la hiérarchie ont fait des dégâts partout. Et à gauche aussi, il y a une perte de confiance, d’imagination et d’audace à essayer d’autres modes de fonctionnement collectif. C’est comme si les poisons néolibéraux, du type « pour t’en sortir dans ce monde, tu ne dois compter que sur toi même », ou « on est tous des petites entreprises en concurrence l’une avec l’autre », avaient atteint le cœur même de beaucoup de monde. Pourtant, la faillite de ce système est grande. Les suicides dans les entreprises, la crise financière – sans parler du désastre écologique – sont là pour nous le rappeler.

Cependant, avec ce qui se passe actuellement dans le monde arabe, peut-être qu’un souffle de vie nouveau va s’emparer de nos corps. On ose reparler de révolution. Ce qui n’est pas rien quand on nous avait dit que « l’histoire était finie » [3], et que maintenant on serait dans un autre type de conflits, à savoir « le choc de civilisations » [4]. L’Égypte, la Tunisie font littéralement exploser en plein vol ces deux théories qui depuis vingt ans structurent les débats majoritaires des dominants.

Il se peut qu’à cette occasion la confiance en nos possibilités revienne. Que l’on sorte de ce marasme du défaitisme ou de son corollaire, le cynisme. Il va de soi que de désinvestir subjectivement les modèles qui nous sont présentés comme inéluctables, et qui nous ont fabriqués depuis l’école, n’est pas facile surtout quand on n’a rien d’autre à proposer. Mais ce « rien d’autre » ne signifie pas qu’on n’a rien. On a beaucoup de choses entre nos mains mais pas de modèle. Et, à vrai dire, ce n’est pas un vrai problème, il s’agit même de résister à cette tendance-là, qui veut qu’on ait absolument un modèle.

Nous ne savons plus ce que veut dire créer du commun ; nous ne savons pas ce que signifie rechercher des nouvelles formes de travail collectif basées sur l’horizontalité. Mais nous savons qu’il peut y avoir là une perspective qui peut accroître nos capacités à agir et à épouser le mouvement de la vie ; malheureusement, rien n’est pas garanti. Cette indétermination est un choix et à affirmer comme tel. Il s’agit d’expérimenter d’autres formes de vie, de tenter de repeupler nos univers, nos imaginaires. William James disait : « avoir confiance, c’est anticiper et espérer (...) à la différence de l’habitude qui s’exerce dans un monde déterminé, la confiance s’exerce paradoxalement dans un monde d’indétermination. C’est l’indétermination qui fait que l’on a besoin d’avoir confiance, mais c’est également parce qu’on a confiance qu’on se risque dans l’indéterminé [5]. »

Est-ce que repeupler les univers, les imaginaires, passe par une action de dépeuplement ? En gros, faudrait-il « déconnecter » tout, éteindre tout, arrêter tout, atteindre le silence, le vide créatif ? Est-ce une condition, un préalable ? Et si c’est le cas, faut-il d’abord commencer par là ?

Je peux te suivre si cette proposition m’amène à celle lancée par nos parents autour de 68 : « on arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste ». On se demande d’ailleurs encore pourquoi ils ne l’ont pas fait. Mais soit. Cette proposition est active, c’est certes un « arrêt » mais qui ouvre des continents de possibles.

Un autre aspect est cette dimension du « dépeuplement ». Qu’est ce qu’il s’agit de dépeupler au juste ? Depuis notre entrée dans la modernité, on n’a pas arrêté de dépeupler notre univers. On nous a appris qu’en dehors de nous, il n’y avait rien d’autre qu’une nature morte. Et si, malgré tout, on persistait à croire que cette nature était peuplée, on nous faisait vite comprendre que c’est dans notre tête que ça se passe. Purifier le monde et intérioriser les phénomènes de la nature, voilà les deux gestes modernes.

Je ne sais pas si, politiquement, ça a un sens de continuer à faire ces gestes. Je suis plus enclin à suivre Gabriel Tarde quand il nous dit qu’il faut « spiritualiser la poussière » ou de suivre Diderot, l’un des premiers matérialistes, lorsqu’il propose d’apprendre à entendre la pierre que l’on fend, crier.

On revient ici à notre discussion autour des artifices. Repeupler nos univers c’est donc nous donner la possibilité de nous connecter avec des forces non humaines. Starhawk [6] ne dit pas autre chose quand elle avance que « la magie est un art – cela veut dire qu’elle concerne des formes, des structures, des images qui peuvent nous entraîner hors des limites imposées par notre culture avec une efficacité que ne permettent pas les mots ; elle concerne des visions suggérant des possibilités d’accomplissement que n’offre pas un monde vide. »

Alors à la fiction moderne alliée à celle du capitalisme « d’un homme seul au monde, sans plus d’attaches et pouvant vendre librement sa force de travail » je préfère celle d’une terre infiniment peuplée et commune. Et cette fiction là, il nous faudra bien un jour l’engendrer.

Lire aussi Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, de David Vercauteren, en collaboration avec Thierry Müller et Olivier Crabbé, Éd. Les Prairies ordinaires, Paris.

[1Starhawk (née Miriam Simos en 1951) est une écrivaine et activiste américaine qui se revendique comme sorcière. Elle est connue comme théoricienne du néopaganisme ; elle est une des voix les plus écoutées de l’écoféminisme.

[2Ces questions et d’autres se trouvent à la fin du livre Micropolitiques des groupes, Ed. Les prairies ordinaires.

[3La Fin de l’Histoire et le dernier homme, de Francis Fukuyama

[4Le Choc des civilisations, Samuel Huntington

[5D. Lapoujade, William James : Empirisme et pragmatisme, Ed. Puf

[6Starhawk, Femmes, magie et politique, traduit de l’américain par Morbic, postface d’Isabelle Stengers, Les Empêcheurs de penser en rond.