Comment articuler individuel et collectif en vue du changement social, par Jean Claude Mullens
Le « vieux » modèle culturel de la modernité rationaliste, fondé sur les croyances dans le progrès et sur l’attachement à la raison, au devoir, à l’égalité, à la nation, est en train de céder rapidement la place à un nouveau modèle, celui d’une modernité subjectiviste, fondé sur la croyance au droit des individus d’être sujets et acteurs de leur vie.
Face à cette transformation du modèle culturel, les acteurs de la société civile sont de plus en plus confrontés à la nécessité d’articuler les dimensions individuelles et collectives du changement social. Cette préoccupation n’est pas neuve. Elle existe depuis longtemps, en particulier chez les groupes dominés, que ce soit les ouvriers, les paysans sans terre, les groupes de femmes, les homosexuels, les migrants. Les féministes, par exemple, en questionnant l’influence du politique sur le « personnel » ou l’« intime » ont indéniablement contribué à renouveler réflexions et pratiques.
D’un autre côté, le passage de la modernité rationaliste à la modernité subjectiviste n’est pas sans poser de nouveaux problèmes. De nombreux auteurs ont ainsi relevé que l’exaltation de la modernité subjectiviste s’accompagne aussi de politiques de responsabilisation, voire de culpabilisation, des individus dans un contexte de déresponsabilisation collective. Comme s’il s’agissait aujourd’hui moins de remettre en question les structures sociales et économiques qui génèrent les situations d’injustice que de « responsabiliser » les individus face à ce qui leur arrive.
Dans le même ordre d’idées, le nouveau modèle culturel a peut-être aussi modifié nos manières de penser le changement social. Par exemple, comment comprendre la prolifération dans les médias et ailleurs d’énoncés du type : « Si chacun de nous change, le monde sera meilleur... », « si chacun balaie devant sa porte, la rue est propre », « si chacun recycle ses déchets, on sauvera la planète ». De tels appels à la responsabilisation individuelle n’ont-ils pas pour effet d’occulter les facteurs collectifs et structurels qui participent à la création des situations dénoncées ?
Parallèlement à cette évolution, on observe aussi de manière diffuse la montée d’une certaine disqualification à l’égard du monde politique, des élites, et du « système » en général. Pour s’en convaincre, on peut relever l’augmentation constante dans les enquêtes d’opinion de la défiance des citoyens à l’égard des responsables politiques, des médias, des banques, des entreprises privées, et même du capitalisme. Dès lors, comment expliquer la difficulté des mouvements sociaux à transformer cette défiance des individus en mobilisations collectives ?
Face à des constats d’une telle ampleur, et dans l’objectif de renouveler ses pratiques et conceptions éducatives, ITECO s’est penchée ces deux dernières années sur plusieurs thématiques qui éclairent selon nous d’un jour nouveau l’articulation entre dimensions individuelles et collectives du changement social.
La première porte sur les mécanismes sociologiques, les pratiques sociales et les conditions socio-historiques qui favorisent ou entravent le passage de la « prise de conscience individuelle » des injustices (les inégalités sociales, Nord- Sud, entre hommes et femmes) à la participation à des actions collectives visant à y remédier. (C’est l’objet spécifiquement du texte de Guy Bajoit, sociologue du développement).
La seconde s’intéresse aux artifices utilisés par les groupes politiques qui depuis les années soixante et septante cherchent à se prémunir contre les formes verticales d’organisation héritées du mouvement ouvrier – parti, syndicat, groupuscule – et avec le type d’engagement qui leur est lié, celui du « militant », exemplaire dans son dévouement, implacable dans celui qu’il exige. (C’est en particulier l’objet de l’interview de David Vercauteren).
Enfin, le troisième axe thématique vise à éclaircir ce que certains sociologues des mouvements sociaux appellent aujourd’hui les luttes de sens, c’est-à-dire de luttes dont l’un des enjeux est la fabrication par un groupe social donné des termes d’un problème qui l’affecte directement. Ce travail de production de nouveaux savoirs s’effectue généralement en opposition avec d’autres modes d’appréhension du problème portés par d’autres groupes d’acteurs.
Nous avons cherché donc avec des acteurs relais issus du monde associatif, de l’éducation permanente, de l’éducation au développement, et du développement à préciser et enrichir, à travers des ateliers, la notion de lutte de sens en la rapprochant de concepts tels que ceux d’empowerment et de reclaim qu’évoque Isabelle Stengers dans plusieurs de ses ouvrages.
Parmi les luttes de sens, les actions d’empowerment ou de reclaim de ces dernières années dans le développement et l’éducation au développement, ayant comme objectif de contribuer au renouvellement des pratiques éducatives et sociales de solidarité internationale par la production de nouvelles connaissances (concernant le contexte sociopolitique, les publics, et l’analyse des pratiques des acteurs) au travers de processus de recherche-action (aller retour théorie-pratique).