Quinze conditions pour passer à l’action collective

Mise en ligne: 9 mars 2011

Frustration, mobilisation et organisation sont nécessaires pour qu’une action collective conflictuelle durable se produise, par Guy Bajoit

C’est bien connu, l’être humain est capable de tout supporter : il s’accommode, pendant des siècles, des pires injustices, des mauvais traitements les plus ignobles, sans se rebeller. Les exemples sont innombrables : les femmes (tout au long de l’histoire de l’humanité), les immigrés, les colonisés, les exclus, les enfants, les jeunes, les malades, les vieux… Les « bons altruistes » que nous sommes, et qui avons, fort heureusement d’ailleurs, l’indignation facile, ne comprenons pas pourquoi ils ne se révoltent pas et nous les accusons volontiers d’être apathiques. Pourtant, parfois, ils se déchaînent.

D’où la question : quand (quelles conditions doivent être réunies) et comment (quels processus ces conditions déclenchent-elles) sont-ils enclins à se rebeller ? J’emploie à dessein le mot « enclins » pour rappeler qu’il ne s’agit jamais d’une détermination causale [1], mais seulement d’un ensemble de raisons qui forment un contexte favorable ou non à l’action collective.

Pour qu’une action collective conflictuelle durable se produise, il faut que, dans la conscience des individus concernés, trois processus se déclenchent : qu’ils ressentent leur privation comme une frustration, que cette frustration débouche sur leur mobilisation et que leur mobilisation se dote d’une organisation.

Nous allons tenter d’énoncer les conditions spécifiques qui stimulent chacun de ces processus ; il convient cependant de préciser que certaines de ces conditions en stimulent deux ou même les trois. Enfin, il est nécessaire de préciser encore que, dans la vie concrète des acteurs, ces trois processus sont simultanés et non chronologiques (c’est seulement pour des raisons pédagogiques que nous les présentons dans cet ordre).

Premier mouvement : de la privation à la frustration

Il faut qu’une privation (objective) engendre chez les membres d’une catégorie sociale, un sentiment (subjectif) de frustration ; il faut qu’ils prennent conscience que « ce n’est pas juste », que « c’est scandaleux », que « c’est intolérable » ! Et, pour qu’il en soit ainsi, il faut au moins trois conditions préalables.

  • (C1) Il faut que l’enjeu de l’action soit constitué par un « bien » hautement valorisé par le modèle culturel régnant et dont certains individus se sentent privés : que la privation soit objective ou non n’est pas sans importance, mais ce qui importe le plus, c’est le sentiment de privation. Exemple : aujourd’hui beaucoup d’individus considèrent que la préservation de l’environnement constitue un enjeu majeur pour l’avenir de l’humanité ; ce n’était pas le cas il y moins d’un demi-siècle… et il n’y avait donc pas de mouvement écologiste sur la scène politique.
  • (C2) Il faut qu’ils croient que c’est possible, maintenant : qu’ils aient l’espoir que leur situation va enfin s’arranger et qu’ils pourront accélérer cette amélioration en intervenant maintenant ; ou bien, inversement, qu’ils aient encore l’espoir que leur situation ne se détériorera pas davantage s’ils agissent tout de suite, qu’il n’est pas trop tard pour agir. On le sait bien, ce n’est pas la privation absolue qui mobilise, mais la privation relative. Donc, pour qu’ils y croient, il faut qu’ils voient des signes d’espoir : des signes de faiblesse chez les dirigeants (une crise, des réformes en cours, surtout si elles échouent) ; un événement déclencheur qui mette « le feu aux poudres » ; un groupe de référence positif auquel se comparer (qui s’est déjà mobilisé, qui a réussi, dont la situation s’est améliorée ou qui a pu éviter le pire).
  • (C3) Il faut qu’ils attribuent la cause de leur privation à un autre acteur avec lequel ils sont en relations, si possible directes (les patrons, les hommes, les blancs, les colonisateurs, les spéculateurs, les riches…), c’est-à-dire à une source à laquelle ils peuvent s’attaquer. Autrement dit, la privation ne devient pas frustration si sa cause est attribuée à une origine contre laquelle ils ne peuvent rien (à eux-mêmes, à la fatalité, au destin, à la malchance, à Dieu, à la nature…). Peu importe, à ce stade-ci, s’ils se trompent de cible (qu’ils attribuent leur malheur aux immigrés, aux Juifs, aux Noirs…) : l’important c’est qu’ils attribuent la cause à un acteur auquel ils peuvent s’en prendre (qui est donc identifiable, visible, accessible).

Par ce premier processus, il est très probable que beaucoup de « privés » deviendront des « frustrés » ! Mais, bien sûr, cela ne suffira pas : ils pourront s’engager dans des émeutes, des mutineries, des révoltes, qui surprendront par leur imprévisibilité et leur violence, qui seront brutalement réprimées, et qui retomberont dans la routine quotidienne quelques jours plus tard.

Deuxième mouvement : de la frustration à la mobilisation

Il est bien connu que tous les « frustrés » ne se mobilisent pas. Ils ont au moins trois autres solutions : ils peuvent devenir plus loyaux encore vis-à-vis de l’acteur qui les domine, pour en obtenir des faveurs individuelles ; ils peuvent, au contraire, faire défection, rompre la relation avec lui et s’en aller courir leur chance ailleurs ; ils peuvent aussi rester dans la relation, mais devenir apathiques, pragmatiques, opportunistes, en faire le moins possible et profiter des failles du « système ».

  • (C4) Pour qu’ils se mobilisent dans un mouvement de protestation, il faut que les membres de la catégorie sociale concernée soient entraînés dans la mobilisation par un ou plusieurs groupes d’activistes, qui entreprennent des actions concrètes. Ces groupes vont non seulement montrer l’exemple, entraîner les autres par contagion, mais ils vont aussi perturber les consciences, susciter la réflexion ; en outre, ils vont contrôler, voire punir, les réactions de ceux qui seraient tentés par d’autres solutions que la protestation. Signalons bien clairement que de tels activistes n’auront de succès que si le premier processus est en marche, faute de quoi, ils « prêcheront dans le désert » plus ou moins longtemps et finiront pas se décourager. Mais, pour que de tels noyaux actifs aient du succès, pour qu’ils exercent un effet d’entraînement, il faut encore quelques conditions utiles, sinon nécessaires.
  • (C5) Il faut encore que le système d’interactions dans lequel la catégorie sociale est engagée comporte certaines caractéristiques qui favorisent la protestation (de préférence aux trois autres solutions : la loyauté, la défection et le pragmatisme). Ce sera le cas :
    - si l’adversaire est intransigeant, car s’il propose de négocier au cas par cas, il favorisera la loyauté ou le pragmatisme individuels ;
    - si la répression n’est pas trop forte, car la peur démobilise, ce qui incitera au pragmatisme ou à la défection ;
    - si le système est fermé, car s’il est ouvert, les plus exigeants auront tendance à faire défection (comme l’a bien expliqué A. Hirschman).
  • (C6) Il faut que les membres de la catégorie sociale frustrée partagent la même condition sociale, qu’ils se ressemblent – non seulement entre eux mais aussi avec les groupes d’activistes (car les « bons altruistes » n’arrivent pas à grand-chose, sauf à se donner bonne conscience !). Cette ressemblance peut être fondée sur des critères objectifs (âge, sexe, race…), sur une expérience partagée (profession, citoyenneté, condition sociale), sur des critères subjectifs (langue, idéologie, religion, mode de vie), si possible, sur des traditions de lutte (une réputation établie depuis longtemps), et enfin, sur une proximité géographique (la dispersion nuit à la communication, même si, aujourd’hui, internet facilite les choses).
  • (C7) Il faut que la catégorie sociale concernée puisse faire valoir une contribution importante à la vie commune, un apport nécessaire, au nom duquel elle peut exercer une pression sur les adversaires visés. C’est le cas, par exemple, pour les travailleurs, les femmes, les consommateurs, le personnel enseignant ou des soins de santé, les fonctionnaires… ; mais ce n’est pas le cas pour les chômeurs, les exclus, les homosexuels, les immigrés, les jeunes, les vieux… Cette contribution permet non seulement de « faire du chantage » en paralysant un secteur significatif d’activité, mais aussi de réunir les ressources indispensables à la mobilisation (des caisses de solidarité pour soutenir les grèves, des délégués, des permanents, des négociateurs, des informateurs…).
  • (C8) Il est préférable que l’identité collective (ce qui unit entre eux les membres du groupe) soit constituée d’un mélange d’intérêts, de valeurs et de sentiments : seuls, les intérêts sont trop « froids » pour mobiliser longtemps. Les groupes en fusion se construisent sur la fierté du groupe, sur son orgueil d’être ce qu’il est, et cette fierté ne repose pas seulement sur les qualités du groupe (sur ses valeurs, sur sa contribution, sur son histoire, sur sa mémoire collective), mais se nourrit aussi (et parfois surtout) de la haine de l’adversaire et du mépris pour d’autres groupes qui vivent des privations pires que les siennes. Si la fierté et le mépris mobilisent, au contraire, la peur, l’envie et la honte démobilisent.
  • (C9) Il est préférable que les enjeux concrets que le groupe revendique s’inscrivent dans un objectif utopique à long terme : par exemple, le socialisme, un monde sans discrimination de race, de sexe, d’âge, de culture ; un monde où la justice et la liberté feraient bon ménage… Ces fins sont, certes, inaccessibles, donc non négociables, mais elles permettent de faire rêver, de renouveler constamment les luttes puisque, justement, elles sont utopiques. Et si, en plus, on peut laisser croire (même si c’est faux !) que ce monde de justice existe, quelque part sur la terre (chez les Soviets par exemple), le mouvement se raccrochera à cette foi (au point de refuser de voir la réalité) qui le remobilisera sans cesse.

Nous obtiendrons ainsi une catégorie sociale frustrée, en colère, conscientisée et invitée à participer à des groupes actifs, structurés par des militants et des leaders, et engagés dans des luttes concrètes. Pourtant, pour que cette mobilisation dure dans le temps, pour qu’elle soit donc efficace, qu’elle accumule des succès, il faut encore au moins un processus et quelques conditions supplémentaires.

Troisième mouvement : de la mobilisation à l’organisation

Il faut que le mouvement se donne une organisation stable et visible, qui définisse les finalités (les enjeux), qui réunisse et gère les ressources, qui attribue les rôles et fixe les normes, et qui gère les échanges avec le contexte extérieur (les adversaires, les alliés, les mass media, l’État, etc.). Et pour mettre en branle ce processus, il faut encore d’autres conditions.

- (C10) Il faut un leadership de qualité : uni et honnête, persévérant et indépendant, combatif et si possible charismatique ; il faut aussi qu’il ne soit ni trop réaliste ni trop aventurier, ni trop bureaucrates ni trop va-t-en-guerre. Il faut, en effet, que ces leaders proposent une analyse juste de la situation, afin de mener « leurs troupes » au combat sans connaître d’échecs, qui ont toujours des effets démobilisateurs.

- (C11) L’organisation doit proposer à ses membres des enjeux à court terme, susceptibles d’être atteints avec les forces dont disposent le mouvement, afin qu’ils aboutissent à des succès partiels, qui renforcent la solidarité et l’identité fière du groupe, mais qui lui laissent encore « du pain sur la planche » pour les luttes à venir. Si les échecs démobilisent, on sait aussi qu’il en va de même des succès complets ; seuls les succès partiels donnent au groupe le sentiment que le mouvement marche pas à pas vers la victoire.

- (C12) L’organisation doit savoir rassembler des « ressources pour la mobilisation » : des informations, des relations, de l’argent... Au sein des catégories sociales dominées, on sait bien, en effet, que ce ne sont pas les plus pauvres, les plus dominés, les plus victimes qui se mobilisent les premiers, mais, au contraire, ceux qui supportent le joug le moins lourd : les aristocraties ouvrières, les femmes de la moyenne et haute bourgeoisie, les Noirs les moins discriminés… Un des raisons de ce fait, apparemment paradoxal, est que les seconds disposent de plus de ressources que les premiers.

- (C13) L’organisation doit se doter d’un bon fonctionnement interne : savoir fixer des limites à la participation (qui est membre et qui ne l’est pas ?), diviser les tâches, définir ses normes de fonctionnement, déléguer l’autorité et contrôler son exercice, gérer ses conflits internes…

- (C14) L’organisation doit savoir gérer ses échanges externes : définir une bonne politique d’alliance avec d’autres acteurs susceptibles de contribuer à son action ; inversement, savoir se démarquer clairement de ceux qui ne sont « pas fréquentables », savoir se servir des moyens de communication de masse…

- (C15) L’organisation doit savoir choisir des méthodes légitimes de lutte. Il est préférable que le groupe ait recours à des formes de lutte qui paraissent légitimes aux yeux de l’ensemble de la population (je dis bien légitimes, et non légales !). Si les enjeux ne peuvent être atteints qu’en ayant recours à des moyens illégitimes (faire du tort à des innocents : prendre des enfants, des malades, des voyageurs « en otage », détruire des biens publics ou des biens privés appartenant à des personnes qui sont étrangères au conflit), le groupe ne se sentira pas pleinement en droit de se mobiliser.

En bref, si l’on en croit les sociologues et les historiens qui ont analysé des actions collectives concrètes tout au long du vingtième siècle, pour qu’une catégorie sociale se mobilise dans un mouvement puissant, efficace et durable, il faut non seulement que ses membres se sentent frustrés (premier mouvement), mais aussi qu’ils soient prêts à se mobiliser (second mouvement), et à s’organiser, afin de durer assez longtemps pour aboutir à leurs fins (troisième mouvement). Et ce contexte favorable à l’action dépend – au moins, mais sans doute y en a-t-il d’autres –, des quinze conditions qui viennent d’être signalées.

[1Les humains ne sont pas seulement des objets, mais aussi des sujets : ils peuvent dire « non » aux conditions qui influent sur leurs conduites. L’eau, par exemple, ne peut pas dire « non » aux conditions de son ébullition : quand elle est pure, sous une pression de un atmosphère, et portée à cent degrés, alors toujours, elle bout. C’est pourquoi nous disons que ces trois conditions sont nécessaires (si l’une d’entre elles manque, elle ne bout pas) et suffisantes (on n’en pas, à ma connaissance, découvert une quatrième). Il n’en va pas de même avec les sujets plus ou moins conscients que sont les humains. Les conditions que nous allons essayer d’expliciter ici ne font qu’augmenter la probabilité de l’occurrence de leurs conduites, sans jamais la garantir à cent pour cent. Nous ne pouvons donc jamais être certains qu’une condition soit vraiment nécessaire, ni non plus que leur ensemble soit suffisant. Et comme, en outre, nous ne pouvons pas faire d’expérimentation, mais seulement des comparaisons entre des cas uniques, qui diffèrent toujours entre eux par plusieurs variables, il nous est difficile de faire progresser la connaissance d’une conduite humaine en appliquant des méthodes qui ont été conçues pour travailler sur des objets et non sur des sujets. L’épistémologie des sciences de l’homme doit donc obéir à des exigences différentes de celle des sciences de la nature.