C’est à partir du moment où le train s’est mis en marche que j’ai pu avancer

Mise en ligne: 10 décembre 2012

Propos d’Oulimata Benahmed recueillis par Jean Claude Mullens

L’élément déclencheur qui fait que depuis mes quinze ans je suis sur les railles… J’entendais souvent parler du conférencier Tarik Ramadan, il était très controversé, et ça m’intéressait. Un jour, j’ai appris qu’il venait aux Facultés Saint-Louis, à Bruxelles, pour faire une conférence.

Je vais à Saint-Louis. Tout se passe bien. Mais ce n’est pas Tarik Ramadan qui m’a donné envie de changer le monde… J’étais dans le couloir et puis je vois un stand de l’association Intal. A cette époque, Intal préparait une grande manifestation contre les guerres dans le Moyen-Orient. C’était en mars 2005, le 18 mars, j’ai encore l’affiche de l’événement dans ma chambre.

J’arrive vers Marc, un des permanents d’Intal. Je fais bonjour. Je vois cette affiche, et je dis, « est-ce que je peux en savoir plus ». A la base j’étais très intéressée par les conflits géopolitiques dans le monde entier, et principalement ce que se passait au Moyen Orient. Je me disais une manifestation, pourquoi pas ?

J’habite Nivelles, et la manifestation se passe à Bruxelles, et j’ai des parents qui sont très maman-poule, papa-poule, et donc aller à Bruxelles toute seule, ce n’était pas vraiment évident : « non, tu es encore trop jeune ! », j’avais quinze ans. J’ai toujours été à l’école à Nivelles, donc partir à Bruxelles, dans la grande ville, c’était un peu compliqué. Mais c’était aussi une bonne opportunité, et j’avais envie d’aller. Je savais que ma mère refuserait de me laisser aller toute seule, j’ai donc embarqué des amies.

Mais avant cette manifestation, Intal organisait une formation sur les conflits géopolitiques dans le Moyen Orient. J’ai participé à la formation avec mes deux amies, et le week-end d’après j’ai été à la manifestation.

Quand je suis arrivée à Intal, je me souviendrai toujours, j’ai participé à une formation avec des jeunes étudiants qui étaient soit diplômés, soit qui travaillaient. Des personnes qui étaient déjà bien calées en politique, en sociologie, ça m’a donné envie aussi à mon tour : « je suis peut-être une gamine de quinze ans qui va aussi pouvoir argumenter, qui va pouvoir aussi participer au débat activement ».

Depuis ce jour là, je me suis dit que lorsque je participerai à des formations ou à des rencontres ou à des débats, et bien que je ne serai pas cette gamine de quinze ans qui ne sait pas répondre, mais que je serai une militante parmi tant d’autres qui pourra argumenter à son tour.

Je suis devenue très active dans cette ONG, et depuis les rencontres que j’ai pu faire m’ont donné envie de toujours en savoir plus, de ne pas me fier aux journaux, de développer mon esprit critique. Je leur dois donc beaucoup.

Quand j’ai participé à la première manifestation, j’ai senti une fierté, mais ce n’était pas le fait d’y être allée toute seule, j’étais là avec un groupe, j’ai participé à une formation, je sais pourquoi concrètement je suis là. Je me disais qu’il y avait autour de moi des gens qui sont présents mais est-ce qu’ils savent pourquoi ils sont là, l’ampleur du drame qui se joue à quelques milliers de kilomètres de chez nous. J’étais dans cette réflexion là. Je me disais, je sais pourquoi je suis là, et en plus je ne suis pas seule, il y a un groupe derrière, c’est ce sentiment d’appartenance qui m’a fait du bien, avec des gens conscientisés, et c’est à partir de ce moment là que le train a pris, s’est mis en marche, et que j’ai pu avancer.

Après, ça a été de fil en aiguille, de rencontre en rencontre, une fois que tu vas à une manifestation tu fais des rencontres, des gens qui te proposent des choses, il y a des formations, des colloques, des soirées, des ateliers, des débats...

Puis après, je suis devenue chef scout à Bruxelles, donc j’étais tout le temps à Bruxelles. Je me souviens dès que je sortais à 15h30, je courais pour avoir mon train de 16h, donc j’avais une demie heure, mais c’est un rythme de vie que je me suis en quelque sorte imposé, mais c’est pas une sorte d’imposition, « ah ! c’est lourd », mais ça me faisait du bien, parce que je trouvais un sens à toutes les réflexions que j’avais depuis j’étais jeune par rapport à tout ce qui se passait dans le monde, donc j’avais envie simplement d’en savoir un peu plus, de me découvrir aussi, de savoir qu’il y avait des choses à savoir, des choses à comprendre, et des choses à partager avec d’autres.

De là j’ai commencé à développer cet amour pour le partage, tu sais quand tu es dans une bulle, voilà, j’ai ma vie, j’ai mes études, j’ai ma famille, j’ai mes amis, j’ai mes sorties, mais là il y avait quelque chose qui se passait, c’était le fait de se dire au delà de tout ce que je peux apprendre, au delà de tout ce que les autres peuvent m’apprendre, qu’est-ce qu’on va partager ? Qu’est-ce qu’on va se donner ? L’échange, c’est là que j’ai trouvé le véritable sens.

Après, je me suis investie dans le milieu associatif, c’était très diversifié. J’avais mon agenda et dès qu’il y avait une date de manifestation je sentais comme un devoir d’y aller. Souvent à Bruxelles, parfois à Liège. Dans le Brabant Wallon, ça ne bougeait pas tellement, il n’y avait pas beaucoup de diversité tant dans les personnes que dans les idées…on a tous un peu la même opinion. Voilà, blanc c’est blanc, noir c’est noir. Alors qu’à Bruxelles, tu es tout le temps dans le débat parce que tu es face à des gens qui ont des opinions différentes. Et puis c’est la capitale, il y a des gens de plein de cultures différentes, de plein d’horizons différents.

C’est un puzzle qui s’est assemblé… De la famille, de la critique des médias et de l’expérience scolaire, de la rencontre avec Marc d’Intal…

Est-ce que ton intérêt pour la politique te vient de l’école, est-ce que vous parliez des guerres au Moyen Orient à l’école ?

Non, à l’école, j’étais vue comme une extraterrestre. Parce que dès qu’on mettait un débat en place, moi j’arrivais avec des questionnements qu’aucun élève n’avait, même les professeurs. Ça a commencé en troisième secondaire, j’avais quinze ans et tous mes professeurs me regardaient comme une illuminée. Ils disaient : « Ah voilà une altermondialiste ! ». « Bravo ! Pour une jeune fille de quinze ans… ».

Mais c’était un peu frustrant, ce n’est pas que c’était difficile parce qu’à côté, je me plaisais tellement dans ce que je faisais avec les personnes que je rencontrais à chaque fois. Mais c’était un peu frustrant parce que je me sentais extraterrestre. Certes, je me disais que moi j’ai pu développer cet esprit critique, j’avais l’impression de faire partie des quelques pour cents qui ont l’esprit éveillé mais à côté de moi, ce qui me frustrait c’était de me dire, mais eux, comment font-ils pour ne pas se poser de questions sur le monde. Par exemple, à l’époque, Georges Bush avait décidé d’envahir l’Irak. Juste se poser des questions par rapport à ça. Comment en troisième secondaire ne pas se poser ces questions. On avait quand même des cours de sciences éco... Je me demandais, est-ce qu’on vit sur la même planète ?

Après, c’était plus vers 18 ans, je me suis dit : maintenant, qu’est-ce que je vais bien pouvoir apporter aux autres, pour que d’autres aussi soient dans cette prise de conscience, de se poser des questions, de se positionner, ou bien même de pouvoir s’épanouir dans des projets constructifs. Parce que quand tu n’as pas de projet, finalement ta vie, elle prend peu de sens.

Je parlais hier avec une amie qui me disais « Pour l’instant, je ne me sens pas bien ». Je lui demande pourquoi, elle me fait « J’en ai marre, c’est toujours les soirées, les cours, puis je suis dans une routine, j’ai envie qu’il y ait quelque chose ». Elle n’est pas dans le trip humanitaire, elle dit j’ai envie de pouvoir m’investir quelque part et trouver un sens à tout ce que je fais, me trouver un talent. Hier, elle m’a rappelé cette réflexion que j’avais à l’époque, « qu’est ce que je vais pouvoir faire pour communiquer cette envie de changer le monde ». Quand je dis changer le monde, c’est aussi changer son propre monde. Un peu comme disait Gandhi : « sois le changement que tu veux voir en ce monde ». On ne peut pas espérer produire un changement si le changement ne vient pas de soi.

Qu’est-ce qui t’a amené à avoir cet esprit critique, est-ce qu’il y avait quelque chose dans la famille, dans l’air du temps, dans le contexte, les guerres du Proche Orient, les discours de Bush ?

Il y avait les médias. J’ai eu la chance d’être dans une famille un peu contestataire. On regardait le journal mais on ne le subissait pas. On le commentait. Il y avait toujours ce rapport à la discussion. Ce n’est pas que nos parents nous obligeaient, mais ils voulaient qu’on regarde le journal télévisé, qu’on soit informé de ce qui passe dans le monde.

On dit souvent que l’école éduque, mais l’école c’est juste l’instruction, ce n’est pas de l’éducation. Je m’attendais, en allant à l’école, à pouvoir développer ce que je faisais à la maison ou avec des amis. Pouvoir discuter de ce qui se passe dans le monde. Mais me retrouver à l’école, assise de 8h jusqu’à 15h30… Ne pas pouvoir, je n’ai pas envie de dire « cracher ce que tu as envie de cracher », mais pouvoir partager, s’enrichir de tout ça. J’ai toujours été curieuse, affamée de savoir. J’ai envie de partager, parce qu’on n’a pas la science infuse, des fois on a des idées qui sont complètement faussées par certaines choses. Et donc quand je me suis retrouvée en première secondaire, je me posais quelques questions, en deuxième, j’en avais besoin, et en troisième, j’avais envie.

J’ai changé d’école en quatrième secondaire. Quand je suis arrivée dans cette école, on m’a dit que le port du voile était interdit. Malheureusement, j’ai dû le retirer. Je l’ai très mal vécu pendant trois ans. Je me suis dit : qu’est-ce que je vais pouvoir en faire du fait qu’on me l’interdit ? J’ai commencé à me renseigner sur la laïcité, qu’est-ce que c’était vraiment, la neutralité. C’était des débats que j’apportais avec les personnes que je côtoyais, ça aussi m’a permis de me forger.

Puis, la crise identitaire, avec l’éternelle question : « Vous êtes quoi ? », « vous êtes Belge, mais de quelle origine ? ». En fait, on nous dit : « Vous êtes des nôtres, mais vous n’êtes pas vraiment des nôtres ». La fille issue de l’immigration, musulmane, parce qu’en plus, elle n’a pas choisi la bonne religion... Puis, elle a des idées politiques... En plus à l’époque, j’avais un côté hippie, des habits tout colorés...

En même temps, c’était ça qui était riche, puis je m’en foutais de ce que les gens pouvaient penser ou dire de moi. Parce que je croyais en ces valeurs qui sont l’échange, le partage, et le respect mutuel. Au-delà de ça je faisais l’objet de critiques, de médisances, mais mon énergie se concentrait ailleurs. Puis, j’étais entourée de gens différents que je pouvais comprendre d’autres visions des choses.

Le plus pesant à vivre, c’était à l’école. Je devais retirer mon voile. Puis, je me retrouvais avec des étudiants qui pensaient qu’à la Star Academy, à la dernière console ou à la dernière soirée. J’étais vraiment dans un autre monde. Ce que j’avais envie, c’était de sortir de l’école, j’étais coincé entre deux mondes, et c’est ça aussi qui m’a poussé à me dépasser, à en vouloir plus, à aller dans cette idée d’émancipation.

Mais le truc qui à chaque fois me rebellait, au début, on ne me le disait pas, mais après, on me le faisait comprendre : « Tu es soumise ». Soumise à quoi ? Les gens qui fument sont soumis à l’industrie du tabac, vous êtes soumis à la pensée politique, soumis à travailler huit heures par jour, c’est de l’esclavage moderne, c’est vous qui êtes soumis. Moi, je suis dans l’idée de me libérer par rapport à ça, et quand on me renvoyait que j’étais soumise, je leur demandais : mais c’est quoi la liberté ? A partir de quand, je serai une femme libre ? On me disait : « Tu ne comprends pas, c’est pour ton bien ». Mais je suis bien !

Puis, on m’imposait ce modèle d’émancipation de la femme. Voilà, la femme libre c’est quoi ? Si c’est la femme qui ouvre sa gueule, je me vois bien là dedans. Mais une femme libre, c’est aussi une femme qui vit une sexualité active, mais moi si je fais le choix de ne pas avoir une vie sexuelle active jusqu’à maintenant, où est le mal, c’est ça la liberté. C’est faire le choix de n’être pas là dedans, ça ne m’intéresse pas. C’est ça la liberté.

Qu’est-ce qu’on m’a dit d’autre pour justifier l’interdiction du voile ? Oui, on t’apprend à vivre dans la communauté, à vivre dans la différence. Non, vous nous apprenez le conformisme ! On doit tous être pareil. Interdit aussi le pin’s de Che Guevara, mais dans la vie, dans la rue… Le plus drôle, c’est quand tu avais des filles un peu hippies, qui portaient des bandanas sur la tête, ce n’était pas grave, c’était un style. Mais moi si je mettais un bandeau, ah non. C’est comme ça que j’ai commencé à m’habiller un peu en hippie.

Comment vois-tu l’évolution du rapport au voile dans la société, sur la liberté de pouvoir le porter ?

Je pense que ça se radicalise, c’est malheureux à dire, mais ça se radicalise. D’ailleurs, il y a de plus en plus de restrictions… Par exemple, je suis étudiante. Je dois trouver des stages. Or pour trouver un stage, j’envoie généralement mon CV. A chaque fois : « Oui, super, on est très intéressé », et dès qu’on me voit : « C’est bien vous Oulimata ? », « Oui c’est bien moi », « Ah d’accord ! ». C’est comme ça qu’on me reçoit.

L’année passée, je faisais mon stage dans un centre d’accueil de jour pour personnes sans abri, et je voulais aussi tester le Samu social. Je voulais faire quelques soirées, j’avais pris rendez-vous avec le responsable principal. Il m’a reçu dans son bureau. Tout va bien. Mon expérience le satisfait. Il me dit : « Oui, on peut vous permettre de faire quelques journées de volontariat pour comprendre plus le fonctionnement du Samu social ». Tout va bien jusque là, et quelques minutes avant la fin de notre entretien, il me dit : « Au fait, juste une petite précision, mais je pense que vous l’aurez compris, le voile n’est pas permis dans nos locaux ». Je lui demande « Comment ça ? ». Il me dit « Vous nous comprenez, on l’interdit à notre personnel parce que on a un public… ». C’est ça qui m’a choqué, « on a un public qui est assez diversifié, et on ne veut pas leur montrer le mauvais exemple ». Puis finalement : « C’est mieux que tout le personnel soit pareil ». Je lui ai répondu « Vous êtes en train de me dire qu’on doit tous se conformer au même style vestimentaire », et il m’a répondu : « Effectivement ». Je suis sortie de là en lui disant « Merci beaucoup pour cet entretien, et merci beaucoup pour votre franchise ! ». Mais je l’ai dit d’un ton ironique, pour lui dire au revoir, et je ne suis plus jamais revenue au Samu social. Mais ça m’a fait mal. Je voulais me présenter comme volontaire, faire du bénévolat, et faire du bénévolat dans une institution sociale qui s’occupe des personnes les plus défavorisées dans notre société, et on me refuse l’accès juste à cause d’un bout de tissu . On me refuse aussi parce que le personnel doit se conformer au même style vestimentaire, ça veut dire que dès que tu sors de la norme, c’est bon, ton pull un peu trop coloré, tu le mets de côté, on doit tous être pareils. La troisième chose qui m’a choquée c’était le fait de dire à un public qui est aussi d’origine étrangère et aussi pour certain musulmanes : « Ici, on est en Belgique, on n’est pas chez vous », c’est ça qu’il voulait me dire. C’est ça le social d’aujourd’hui ? C’est ça le social en Belgique ? Et ça, ça te prend aux tripes. Je commence mes stages dans deux semaines, et jusque maintenant je n’ai pas de stage, et je me dis, en fait, moi, ma crainte, ce n’est pas de trouver un stage, mais c’est de ne pas trouver un stage qui accepte mon voile. C’est ça aussi qui est frustrant, qui est aussi fatigant. Tu n’es pas reconnue pour tes compétences, ni pour qui tu es, ni pour ce que tu pourrais apporter tant à l’institution qu’aux personnes, aux usages, mais pour un bout de tissu qui symbolise, qui renvoie à certaines choses.

Par rapport à ces situations, porter le voile, est-ce aussi une manière de résister ?

Oui, c’est clair. Pour moi, c’est un devoir, la résistance est un devoir. La résistance citoyenne, politique, est un devoir, mais cette résistance par rapport à mon voile, elle est importante. Justement, je pense aussi que c’est un de mes moteurs d’émancipation. En portant le voile, j’ai envie de casser cette image qu’on a de la femme voilée. OK, vous vous êtes en train de dire que la femme voilée est comme ci ou comme ça, et bien moi, je veux montrer que je suis une de ces femmes là dont on parle et on parle toujours en mon nom. Il y a des gens qui se disent porte-paroles, mais moi je ne suis pas porte-paroles. Je suis représentative de moi-même, je sais parler toute seule comme une grande, et bien moi aussi je peux m’investir dans la sphère publique, je peux aussi m’affirmer, je peux aussi faire des choses. Je pense que mon voile est un moteur, est une force en soi. Certains essayent d’en faire une faiblesse, essayent même carrément me bousiller. Je dis : OK, faites, il y a pas de problème, moi, je vais vous montrer que j’ai de la force à revendre.

Les personnes avec lesquels c’est le plus dure, c’est avec celles qui ont beaucoup de préjugés à mon égard. J’ai toujours porté le voile, depuis que je suis très jeune, les gens qui m’ont vu grandir m’ont toujours vu avec ce voile. Oui, le voile montre directement mon appartenance à la communauté musulmane. Et ça renvoie à tous les fantasmes qu’on a par rapport à la religion musulmane… Ben Landen, le 11 septembre, les kamikazes, « on va te couper la tête », la polygamie... On voit tout ça directement. Il y a des gens qui ne veulent pas m’écouter parce qu’ils se disent : « elle va essayer de nous endoctriner, son but finalement c’est de nous entrainer avec elle, c’est du prosélytisme caché ».

C’est ça que j’ai rencontré au camp anti-capitaliste. C’était l’année passée. C’était le 28ième camp des jeunes anticapitalistes. J’étais avec une amie qui portait aussi le voile, nous étions les premières à participer en tant que femmes musulmanes voilées à un camp anticapitaliste. Il y avait 500 personnes, mais on a fait débat. Il y avait ceux qui étaient contre nous, mais vraiment contre nous, on était boycottées. Des personnes qui ne nous regardaient même pas, on était des pestiférées. C’est quelque chose auquel je me suis habituée, même si c’est triste de dire qu’on s’habitue à ce genre de choses, mais je me suis dit, ce n’est pas grave, à côté de çà, ça a crée le débat. Il y avait un espace pour les femmes. Là, on a parlé toute une après-midi sur le voile. Tu avais des femmes qui étaient contre, et puis d’autres qui ont partagé leurs préjugés, leurs angoisses, qui sont tout à fait légitimes, je comprends, quand on connaît pas et qu’on entend dans les médias tout le temps parler de musulmans qui font ceci, qui font cela, puis quand on te parle d’Arabes, on te parle de meurtres, de viols… je comprends tout ça.

Mon objectif à moi, c’est donc de montrer qu’au delà de ce voile il y a une personne. Oui, j’ai des convictions religieuses mais ce n’est pas pour ça que je vais te les imposer...

Je suis une femme, jeune, je n’ai pas beaucoup d’expérience et aussi au nom de quoi je parle ? Je suis musulmane, et en plus j’ai le culot de mettre un voile et d’ouvrir ma gueule. Et donc, je casse aussi l’idée de la femme soumise, qui est endoctrinée, que son père ou que son frère ou son mari ont obligée...

On est tellement habitué à ce genre de discours que ça fait plaisir d’entendre dire que toutes les femmes voilées sont des femmes soumises. Par exemple moi, tu vois, on aurait déjà choisi mon mari, il m’attend, il est au Maroc, je vais avoir sept enfants avec lui, je serai cantonnée à la maison dans les fonctions ménagères, c’est tellement plus facile de penser comme ça.

Par rapport à Intal et à tes engagements militants, tes parents ne se sont pas inquiétés de te voir te rapprocher de « dangereux » marxistes ?

Au début, je suis arrivé toute naïve, tout allait bien, et c’est au fur et à mesure que je lisais des trucs, et que je me posais des questions sur l’idéologie de l’organisation. C’est surtout quand j’allais à des conférences pour Cuba que je me rendais compte que c’était hyper-politisé. Des fois, je ne me reconnaissais pas là dedans, mais ça m’intéressait parce que je ne connaissais pas. Mais c’est ça qui m’a permis de développer mon esprit critique, en même temps je suis d’accord avec la cause. Mais il y a certaines choses dans lesquelles je ne me reconnais pas forcément. Mais lors des débats, on pouvait poser des questions, c’était assez stimulant, et je n’avais pas l’impression qu’ils étaient en train de m’endoctriner. Ils essayaient de répondre objectivement à mes questions, c’est ça que j’appréciais, leur sincérité, leur franchise, qui me permettait de me faire ma propre opinion. Après, si je suis d’accord tant mieux, si je ne suis pas d’accord, c’est pareil.

Au début, mes parents étaient inquiets. Je me souviendrais toujours, un jour je suis arrivée à la maison, j’avais le t-shirt Che Guevara, j’avais le sac Che Guevara, mais le pire, surtout pour ma mère, c’est quand je suis arrivée avec le drapeau Che Guevara. Là, elle a commencé à s’inquiéter. Elle me voyait déjà en mode « je vais foncer dedans, je ne vais pas discuter ». Puis après, c’est en parlant avec elle que j’ai essayé de faire comprendre aux membres de ma famille, à mon entourage, ma soif de révolution, d’évolution du monde, de réveil.

Puis, l’important, quand on a envie de s’investir, ce n’est pas de se focaliser sur un groupe bien particulier, c’est bien de mettre sa tête un peu partout, même avec des gens qui apriori ne t’intéressent pas. Comme par exemple se retrouver avec des jeunes du MR ou du PS. C’est là qu’on se rend compte que le monde est tellement vaste que les réalités sont tellement différentes pour les uns et pour les autres, il y a peu de gens qui portent des lunettes pour voir clairement, pas avec leur regard mais aussi avec le regard des autres. Etre au contact de personnes ayant des opinions différentes aux nôtres, pouvoir partager avec eux. L’échange est constructif. Certes, j’avais des idées qui se rapprochaient plus de la tendance marxiste que de la libérale, mais sans tomber dans un extrême ou dans un autre. Alors que j’étais à l’extrême mais dans l’autre sens, tu sais la fille musulmane voilée qui s’intéresse au marxisme, mais c’est ça qui était intéressant, enrichissant.

C’est quoi l’émancipation, pour toi ?

C’est plein de petites expériences accumulées, c’est toutes les rencontres positives ou négatives, qui m’ont forgée et continuent à me forger, à me faire grandir. C’est quelque chose de continuel et qui ne s’arrête jamais, un peu comme la formation.

Quand j’étais au Sénégal, il y avait quelque chose qui m’avait frappé chez les étudiants. Ils étudient et ils travaillent en même temps. Ils n’étudient pas une chose et ils n’ont pas un boulot, mais ils étudient deux choses et ils ont trois boulots pour tout payer. Ils sont dans l’idée qu’ils vont continuer à se former dans d’autres domaines. J’ai l’impression qu’ici en Occident, on essaie de découper nos vies. Le bonheur, c’est quoi ? Je fais mes études, et puis après, je trouve un homme, je me marie, et puis après, j’achète une maison, puis après je m’achète aussi une maison à la mer, puis après, peut-être un chien... Tout est découpé comme ça.

En allant au Sénégal, je me suis rendue compte d’une autre réalité, d’une autre vision des choses, plus posée, puis même la spiritualité, est différente. Le Sénégal m’a aussi forgé. Cet appétit de la vie, des découvertes, partir toujours avec l’esprit aventurier, se dire quoi qu’il arrive, où que j’aille, même si je dois prendre le tram, le train, je vais rencontrer quelqu’un, je vais découvrir ceci. C’est ça pour moi l’émancipation.

L’émancipation, c’est ne pas être figé dans une définition bien claire, c’est être constamment en remise en question, en appétit de la vie. C’est ça la liberté. De ne pas être quelqu’un, mais de constamment pouvoir être quelqu’un d’autre, de pouvoir changer, d’évoluer, par exemple, demain je ne serai plus comme maintenant, dans dix ans pareil. Parce que mon expérience fera que j’aurai développé d’autres idées.

Comme maintenant, je ne suis plus la même que celle que j’étais à quinze ans quand je commençais à découvrir ce qui se passait autour de moi. L’émancipation c’est un processus qui ne s’arrête jamais. Ce n’est pas une boucle, on attend la fin, quoi qu’on pourrait dire que la mort c’est la fin. Mais, pour moi, c’est quelque chose qui ne s’arrête jamais. Et c’est ça la richesse de la vie. Tu ne sais jamais où tu vas t’arrêter, tu ne sais jamais où la vie va pouvoir t’emmener, les rencontres bonnes ou mauvaises, elles nous forgent toutes.

Est-ce que tu pourrais dire que tu es émancipée ?

A mon sens, je me sens émancipée, parce que je suis toujours dans cette réflexion là. C’est ça l’important. Pour moi l’émancipation, c’est être dans ces réflexions. Tu pourrais aussi me demander : est-ce que tu te sens libre ? Oui, mais sur base de quels critères ? Moi, je me sens émancipée. Pour moi, l’émancipation c’est cette liberté de pouvoir choisir et de réfléchir, tant aux choix que je fais, tant à ce que la vie me propose de vivre, aux opportunités qui s’offrent à moi, c’est plein d’éléments accumulés qui font que je me sens émancipée à l’heure actuelle.

Est-ce qu’il y a des gens qui ne seraient pas émancipées et à quoi les reconnaîtrait-on ?

C’est difficile de dire qu’il y a des gens qui ne sont pas du tout émancipés. Je pense que tout n’est pas noir ou blanc. Je n’ai pas une vision dichotomique de l’émancipation. A la limite, les gens qui ne sont pas émancipés, ce sont les gens qui ne sont plus dans cette réflexion, qui subissent leur vie. Comme celui qui a fait sciences po, il a son boulot, il travaille dans un banque, avec un bon salaire, il a une femme assez mignonne, ils ont de beaux enfants, une maison, voilà, ils ont un prêt hypothécaire, il sait que son salaire va servir à…

On entre comme ça dans une vie un peu figée, un peu monotone. Tu sais que tu ne cherches plus ce qui pourrait vraiment te combler, te manquer réellement. Quand tu n’es plus dans ce processus où tu te poses des questions. Parce que pour moi le bonheur, c’est aussi lié à l’émancipation, c’est le souhait de tout un chacun d’être heureux dans ce qu’il est et dans ce qu’il fait. Si tu n’es plus dans ce processus à te demander qu’est-ce qui me satisfait dans ma vie, à partir de ce moment là, tu romps avec l’émancipation, sans pour étant ne plus être dans l’émancipation, mais tu n’es plus dans ce processus là. C’est comme une voiture, tu dois l’alimenter sans cesse pour qu’elle puisse continuer sa route. C’est juste suivre le cour de ses envies. Comme j’ai pu l’exprimer, mes envies à moi, elles sont idéologiques, idéalistes, changer le monde, mais sans pour autant savoir que je vais changer le monde, mais me dire que j’aurais au moins accompli quelque chose. D’autres personnes te diront, moi, mon seul souhait c’est de vivre tranquille. Et la tranquillité, c’est d’avoir son job, sa famille, et ses amis autour de soi, tout simplement. Voilà, au moins, cette personne sait dans quoi elle s’embarque, elle sait ce qu’elle attend dans la vie.

Pour moi, c’est ça l’émancipation. C’est pas être une grande figure, de savoir quand tu seras mort, on mettra ta photo au même niveau que mère Térésa, que l’abée Pierre, ou Martin Luther King, ou je ne sais qui. C’est tout simplement se dire pour moi, le bonheur c’est ça, et en même temps ça pourra encore changer demain. Si demain, mon job ne me convient plus, je peux changer. Si je suis avec quelqu’un, et que ça ne va plus, que je sens qu’il n’y a plus rien de constructif, je peux vivre autre chose. C’est ça le processus d’émancipation.

Et le rôle de la spiritualité par rapport à l’émancipation ?

Pour moi, elle est fondamentale, la spiritualité, c’est mon carburant. Grâce à la spiritualité, je sais qui je suis, je sais où je vais, je sais pourquoi je suis sur terre. Voilà, je pense au transcendant. Je pense que Dieu est présent et que je ne suis pas là par hasard sur terre. Je pars du principe que tout est noté, le jour du jugement dernier, on aura tous des comptes à rendre, donc tout ce que je fais, je le fais certes pour moi et pour les autres, mais je le fais aussi pour plaire à Dieu, afin que ma vie ait un sens positif tel que Dieu me demande de la vivre. Sans spiritualité, je ne sais pas dans quel état d’esprit je serai. Pour moi, c’est l’essence même de ma vie, c’est l’essentiel. Se rappeler qu’on vient de Dieu et qu’on retournera à lui et qu’entre temps on est des voyageurs, on voyage dans cette vie. C’est un passage, je crois en l’au-delà, et je pense qu’il y a un après la mort, et donc tout ce que je vis maintenant c’est aussi pour construire mon futur. Je sais pourquoi je suis là, je sais où je veux aller, je sais ce que je dois éviter de faire, les mauvaises actions comme on dit, être une bonne personne, avoir un bon comportement tant envers moi-même qu’envers les autres, que ces personnes soient de la même appartenance communautaire ou religieuse que moi, ou pas. On est tous des enfants de Dieu. On est tous des êtres humains. Les animaux, c’est pareil. Ce respect, ces valeurs là, pour moi, elles me viennent de ma foi, ce n’est pas l’école qui me les a enseignée, ce n’est pas non plus la vie.

Après l’important, c’est de ne pas rester dans l’idée que je ne me reconnais qu’à travers ma religion. Du genre : dès que je parle, je parle au nom de ma religion. On doit trouver des terrains d’entente, autant je peux m’entendre avec quelqu’un qui est complètement athée, quelqu’un qui partage une autre confession, qu’elle soit chrétienne, juive, ou bouddhiste. Je peux alimenter leur références sans pour autant chercher à faire de mes références les leurs. Les références des autres je les respecte, tant qu’on se met d’accord sur les valeurs principales qui vont nous réunir. C’est ça la richesse de la diversité, de la société interculturelle. Ma foi m’apprend à vivre avec les autres, d’où l’importance du respect. Mais ce sont des choses qu’on ne comprend pas…