Etre émancipé aujourd’hui, c’est sentir que l’on est soi-même

Mise en ligne: 10 décembre 2012

Avoir la capacité de mener à la fois l’épanouissement personnel et la reconnaissance sociale, par Guy Bajoit

On peut aborder la question de l’émancipation de différentes manières. Je l’ai longtemps envisagée sous l’aspect de l’émancipation du collectif, celui de l’action collective. J’ai l’intention de l’aborder ici à partir de l’individu, une recherche sur laquelle je travaille depuis dix ans. Je viens d’écrire un livre qui sera publié en avril 2013 – L’individu, sujet de lui-même –, dont le but est de continuer à éclairer cette question complexe : qu’est-ce que la relation sociale et, dans le cadre de ses relations, comment l’individu peut-il être sujet de lui-même ? Le livre comporte deux parties. La première est historique : j’y développe l’idée que l’individu sujet de lui-même n’est pas une idée neuve, mais une très vieille conception qui remonte au moins aux philosophes de la Grèce ancienne. Elle a été reprise ensuite par des philosophes chrétiens, puis par ceux des Lumières, donc de la modernité, et elle est aujourd’hui plus que jamais dans l’air du temps, car on n’a jamais autant appelé l’individu à être sujet de lui-même que dans la société contemporaine.

La deuxième partie du livre est peut être la plus directement intéressante pour notre propos. J’ai travaillé avec neuf personnes, que j’ai rencontrées chacune entre huit et dix fois durant deux à trois heures. Ces personnes sont de nationalités différentes, d’âges différents, et ont en commun d’être nées avant les années septante, avant cette renaissance de l’appel adressé à l’individu par la culture : « sois sujet de toi-même » ! Elles ont commencé leur vie sous l’empire du modèle culturel rationaliste, celui de la société capitaliste industrielle, qui appelait l’individu à être un sujet de la Raison, du Progrès, de la Nation, du Devoir, de l’Égalité... Dans le cours de leur existence, ces personnes se sont donc trouvées face à une mutation du modèle culturel, qui s’est imposée à elles par tous les messages qu’elles ont reçus à partir des années septante, et plus encore, des années quatre-vingt, et qui les ont amenées à réfléchir sur leur destinée, sur les engagements, les chemins qu’elles avaient pris et suivis. Presque inévitablement, elles ont eu le sentiment de ne pas avoir choisi leur destinée, alors qu’elles auraient dû la choisir, puisque le modèle culturel régnant leur disait « choisis ta vie », « sois conforme à ce que tu es, sois authentique, unique, singulière ». Elles se sont dès lors trouvées en porte-à-faux par rapport à leurs engagements antérieurs et ont ressenti un malaise identitaire plus ou moins profond, qui les a amenées à changer, ou du moins à essayer de modifier quelque chose d’important dans leur vie, afin de se conformer d’avantage à l’appel culturel de l’individu sujet de lui-même. S’il n’y avait pas eu de mutation culturelle, ces personnes auraient pu terminer tranquillement leur existence, en étant ce qu’elles n’avaient pas choisi d’être mais avaient toujours été, en faisant correctement leurs devoirs de mari ou d’épouse, de père ou de mère, d’employé de bureau, en accomplissant les rôles sociaux qu’elles avaient pris sur leurs épaules quand elles étaient plus jeunes. Elles auraient pu continuer leur vie et mourir en ayant le sentiment, comme disait Max Weber, d’avoir vécu de « la meilleure manière possible ». Par conséquent, leur malaise identitaire fut d’origine strictement culturelle.

De Guillaume à Julien : échapper à un destin personnel

Voici les questions que nous nous sommes posées avec ces neuf personnes, dans une relation d’interview qui a duré de 20 à 25 heures avec chacune.

Pourquoi Guillaume a-t-il changé de formation, de métier, et comme il le dit lui-même, de foi et de femme ? Il a changé quatre choses fondamentales dans sa vie.

Pourquoi Giovanna veut-elle tout concilier ? Pourquoi court-elle toute la journée pour avoir le temps de pratiquer son art, ce qu’elle a rarement le temps de faire ? Elle s’épuise à être à la fois épouse, mère, ménagère, employée dans une institution et en même temps artiste, chanteuse, poète, dramaturge, actrice… c’est compliqué. Elle court, elle dort peu, elle s’épuise !

Pourquoi Joaquín Edwards Bello – un écrivain chilien bien connu, celui des neuf que je n’ai jamais rencontré parce que j’ai travaillé sur ses œuvres et ses biographies –, qui était né « dans un berceau doré », dans une des plus riches familles du Chili, n’a-t-il pas voulu devenir « un Edwards comme les autres », c’est-à-dire un industriel, un commerçant ou un banquier ? Il est devenu un marginal : il a écrit des livres qui ont eu beaucoup de mal à le faire reconnaître et il a fini par se suicider après avoir perdu une partie de sa fortune dans un casino. Pourquoi Joaquín n’a-t-il jamais voulu suive la destinée que sa famille attendait de lui, malgré la marginalisation que cela a représenté pendant toute sa vie ?

Pourquoi Lia, secrétaire quelque part en France, qui a réussi péniblement à se débarrasser de vingt ans d’alcoolisme, ne parvient-elle toujours pas à se consacrer à la musique ? Pourtant elle affirme : « je suis née pour être musicienne, je suis née pour cela, je suis cela ».

Pourquoi Pedro a-t-il détruit sa santé et continue-t-il à la détruire encore en étant altruiste ? Il ne peut pas s’empêcher de l’être. Dès qu’il y a devant lui quelqu’un qui souffre et qu’il pourrait aider, il ne peut pas se retenir, même si cela l’épuise : épuisement physique, angoisse, burn out !

Pourquoi Reine ne veut-elle plus être la « boniche » de son mari et de ses enfants ? Elle l’a été durant toute sa vie : d’abord, dit-elle, celle de son père et de sa mère et puis celle de ses frères et de ses sœurs, puisqu’elle était la sœur aînée d’une famille de sept enfants ; ensuite celle de son premier mari, de ses enfants, de son second mari, de ses voisins. Par-dessus le marché, elle a choisi d’être institutrice et s’est longtemps consacrée aux enfants des autres. Or, c’est à cette forme d’altruisme domestique qu’elle attribue ses trois dépressions et ses maladies psychosomatiques.

Pourquoi Ludwig, un pianiste allemand remarquable, qui rêve de devenir auteur compositeur interprète, fait-il encore tout autre chose de sa vie ? Il en fait même de plus en plus : il s’est marié, il a deux enfants, il travaille dans la coopération en Colombie. Son piano est toujours avec lui depuis trente ans, il en joue toujours aussi bien, mais il n’arrive pas à se décider à changer de vie.

Pourquoi Anna ne parvient-elle pas non plus à changer, alors qu’elle ne cesse pourtant se plaindre de la vie qu’elle mène ? D’abord, elle voudrait être moins conflictuelle : elle s’est disputée avec ses proches parce qu’elle ne sait pas tenir sa langue ; elle est aussi, dit-elle, « bordélique » : sa maison est un véritable capharnaüm. Elle se déclare « mauvaise mère » : c’est sa fille qui prépare les repas, pendant qu’elle « joue avec son ordinateur » ou bien qu’elle sort. Elle est trop corpulente à son goût et n’est pas fière de son corps. Elle n’a plus d’emploi et quand elle va travailler elle se dispute avec ses patrons et se fait mettre à la porte après quelques semaines. Bref, elle voudrait changer de vie, elle voudrait être autrement, mais elle n’y arrive pas.

Pourquoi Julien – le plus jeune de ceux que j’ai « socio-analysés » –, fait-il encore tant d’efforts pour ne plus être le « bon à rien » que tout le monde disait qu’il était et que lui-même croyait être : drogué, alcoolique, mal intégré à l’école, peu sociable... Il se détruisait manifestement lui-même. Il va beaucoup mieux maintenant : il semble avoir réussi, depuis quelques années, à « se remettre debout ».

Pour ces gens-là, être sujets d’eux-mêmes veut dire échapper au destin personnel qui leur a été assigné pendant leur socialisation, qui les a mis « sur les rails », mais qu’ils ne supportent plus. Et, manifestement, s’ils ne le supportent plus, c’est parce que la culture a changé. Ce n’est pas de leur faute, ce n’est de la faute de personne : un nouveau modèle culturel, que j’appelle subjectiviste, s’est imposé entre-temps. Leur malaise s’est traduit par des crises identitaires, souvent violentes : des dépressions, des maladies psychosomatiques, de l’alcoolisme, de la drogue, du burn out.

La question du sujet de soi-même, donc de l’émancipation, se situe dans le rapport entre ce qu’une personne croit que les autres voudraient qu’elle soit (son identité assignée), ce qu’elle-même voudrait être (son identité désirée) et ce qu’elle croit être (son identité engagée). C’est le modèle culturel régnant qui définit ce que les autres attendent de la personne et ce qu’elle attend d’elle-même. Si les trois coïncident, s’il n’y a pas de décalage entre les trois, elle est ce qu’elle veut être et elle est reconnue par les autres pour cela : elle se sent émancipée, donc elle l’est. Au contraire, s’il y a des décalages, elle se sent « mal dans sa peau » : malaise identitaire, crise personnelle. Cela est vrai, direz-vous, sous l’emprise de n’importe quel modèle culturel régnant, que celui-ci attende de l’individu qu’il soit un héros, un saint, un patriote, un homme ou une femme ordinaire, ou qu’il soit... sujet de lui-même ! Cependant, nous allons le voir, les choses se passent autrement dans ce dernier cas.

Des motivations et des résistances

Quand ils essaient de comprendre leur malaise et de définir des pistes d’action pour essayer de s’en sortir, ces personnes s’interrogent sur les raisons pour lesquelles elles voudraient changer ou ont réussi, plus ou moins, à changer de vie, et sur les résistances qui s’y sont opposées, et qui souvent s’opposent encore à ce changement. Ces personnes construisent d’abord un récit sur elles-mêmes qui leur permet de s’expliquer, d’une manière plus ou moins convaincante, pourquoi elles voudraient changer et pourquoi elles ont tant de mal à le faire. Au départ, ce récit ne fait qu’énoncer les motivations légitimes, volontaires et vitales.

Prenons un exemple : Reine ne veut plus être la « boniche » de personne. Sa raison légitime, est : « Les femmes aujourd’hui ont quand même bien le droit de se réaliser personnellement dans la société ! » ; la culture régnante, en effet, leur reconnaît ce droit. C’est aussi un acte volontaire : « Je vais renégocier avec mes enfants, avec mon mari, avec mon employeur, une autre manière de concevoir mon existence, afin de ne plus me sentir coupable et de ne plus avoir peur de perdre leur amour ». Enfin, c’est vital : « Si je ne le fais pas, j’aurai encore des dépressions ; j’en ai déjà eu trois et j’ai cru que j’allais en mourir ».

Ces trois motivations sont avouables (dans son discours, dans son récit sur elle-même) : « J’ai le droit : c’est un acte légitime  » ; « J’ai choisi de le faire : c’est un acte volontaire  » ; « Si je ne le fais pas je vais en mourir : c’est un acte vital  ». C’est exactement ce que le modèle subjectiviste attend de chacun d’entre nous : qu’il pose des actes libres. Mais, derrière ces motivations légitimes, volontaires et vitales, il y a d’autres raisons, cachées (parce qu’illégitimes), ignorées (parce qu’involontaires) et censurées (parce que pulsionnelles). Il y a des motivations que les individus ne déclarent pas spontanément – alors qu’elle sont pourtant indispensables pour comprendre ce qu’ils font. Pourquoi préfèrent ils ne pas en parler ?

  • Parce qu’elles sont illégitimes : elles tiennent à la rationalisation idéologique. Exemple : En n’étant plus la « boniche » de personne, en renégociant les tâches domestiques avec ses proches, Reine aura une vie bien plus facile et pourra enfin s’occuper d’elle-même (lire, écrire, faire de la musique).
  • Parce qu’elles sont involontaires : elles sont inspirées par l’habitus. Exemple : « C’est une impulsion plus forte que moi, dit Reine, je ne peux pas continuer à faire le ménage toute seule : cela me semble tellement injuste et absurde que je n’en trouve pas la force ».
  • Parce qu’elles sont pulsionnelles. Exemple : « Mon père a fait de moi sa « boniche », parce qu’il ne voulait pas que sa seconde femme fasse le ménage (au nom des idées féministes, c’est le comble !) ; il m’a trahie, moi qui l’aimait et voulait le protéger contre lui-même ». Ces motivations sont liées à des pulsions agressives ou libidinales. Dans le cas de Reine, nous les avons considérées comme le « syndrome de Cendrillon » (qui, vous vous en souviendrez, devint... Reine) !

Toutes ces motivations, qu’elles soient avouées et connues de la personne ou qu’elles ne le soient pas, se heurtent à des résistances intériorisées qui, elles aussi, proviennent du modèle culturel régnant. C’est certes légitime, pour une femme, de vouloir s’épanouir comme personne, pense Reine, mais pas au détriment du même droit qu’ont aussi son mari et ses enfants. C’est certes un choix volontaire, mais son habitus de femme « formatée pour être mère » constitue lui aussi un résistance plus forte qu’elle : elle se sent coupable, honteuse de ne pas faire « son » ménage. Et c’est certes pulsionnel de vouloir se rebeller contre son « syndrome », mais on ne se débarrasse pas si facilement de ses pulsions et quand on prétend les combattre, elle se « vengent » en déclenchant des maladies psychiques, que les psychanalystes attribuent au « retour du refoulé ».
Dans la tête de l’individu, un combat fait rage entre des motivations et des résistances et pour s’en sortir, il faut que les secondes deviennent plus fortes que les premières.

Et l’émancipation dans tout cela ?

J’appelle émancipation personnelle le fait que l’individu n’obéisse plus qu’à sa conscience. Autrement dit, qu’il soumette à sa conscience les impératifs sociaux et culturels qui constituent les contraintes extérieures qui donnent du sens à sa vie et qui orientent son existence. On doit donc s’interroger sur la question de savoir ce qui fait qu’un individu fait ce qu’il fait, dit ce qu’il dit, pense ce qu’il pense et même, sens ce qu’il sent – car ce n’est pas seulement ce que nous faisons et disons qui est structuré par la culture et par la pratique des relations sociales dans la socialisation des individus, c’est aussi ce que les individus pensent, et même ce qu’ils ressentent, leurs sentiments. Or, tout cela, me semble-t-il, ne peut avoir que quatre sources.

Ou bien l’individu attribue ces injonctions normatives à une source externe, ou bien il les attribue à une source interne. Si elle est externe, il ne peut y avoir que trois possibilités. Soit il attribue cela à une source surnaturelle : « je dis, je pense, je fais, je sens ceci parce que c’est Dieu qui l’a voulu ; mais, puisque Dieu ne « parle » pas, puisqu’il laisse les humains parler en son nom, l’individu se soumettra donc à la volonté de ses « exégètes » : l’Église, les clercs. Soit il l’attribue à une source sociale : les exigences de la vie commune, la volonté des autres (les parents, l’école, l’État, les Marchés, le Parti, la Patrie...) ; il se soumettra donc aux lois, aux règlements, aux coutumes. Soit encore, il l’attribue à une source naturelle, c’est-à-dire à des exigences concrètes, matérielles, évidentes et incontournables : « Je dois avoir un toit pour me protéger du froid, je dois travailler pour manger … » ou bien : « c’est ainsi dans la Nature et je dois me conformer à ses contraintes. » Si un individu est appelé à s’expliquer sur ce qu’il fait, dit, pense, sent, il invoquera ces sources externes. « C’est comme ça parce que Dieu le veut, la Société le veut, la Nature le veut. » Il n’est pas obligé de faire appel à sa conscience pour se justifier, même si, évidemment, ces sources externes ne sont efficaces que si elles sont intériorisées.

Et la conscience, alors ?

Si la culture est dominée par le modèle culturel subjectiviste, qui incite l’individu à être sujet de lui-même, à n’obéir qu’à sa conscience, alors, la source est interne : il est renvoyé à lui-même, obligé de faire appel à son libre arbitre. Il peut toujours choisir d’obéir à des Personnages externes, mais il doit les mettre à distance, les critiquer, décider lui-même de ce qu’il veut être et faire de sa vie. Cependant, et c’est ce qui importe ici, la culture régnante lui reconnaît alors le droit de leur désobéir, dans certaines limites qui concernent seulement le droit des autres d’en faire autant.

Si l’individu, comme c’est le cas ici et aujourd’hui, vit dans une société qui l’appelle explicitement – par tous ses messages culturels : ceux de sa famille, de son école, de son État, de sa télévision, de la publicité – à être sujet de lui-même, il est donc constamment renvoyé à sa réflexivité et à ce qu’ils « sent » (ou croit sentir) bon pour lui. Mais comment peut-il savoir si ce que lui dicte sa conscience est « bon pour lui » ? C’était « facile » quand des « exégètes » traduisaient pour lui la « volonté » de Dieu, de la Raison, etc. en injonctions comportementales précises et, qui plus est, sanctionnées par la société dans laquelle il vivait. Ce l’est beaucoup moins aujourd’hui quand la culture elle-même l’appelle à faire ce qu’il veut de sa vie (il peut même ne pas la vivre s’il en décidait ainsi !), donc sans lui dire explicitement ce qu’il doit faire, dire, penser, sentir pour avoir une « vie bonne ». L’individu peut encore, s’il le veut, entrer au couvent et se consacrer à Dieu, être altruiste et se battre pour améliorer les conditions de la vie sociale, respecter l’environnement naturel et les exigences de la Nature, mais il faut que cette décision soit d’abord passée au crible de sa conscience et qu’il la sente juste, conforme à lui-même, authentique, adéquate à son « être profond ». Cela lui est évidemment difficile et le plonge souvent dans un désarroi considérable, une incertitude angoissante (la peur de se tromper, le sentiment qu’il devrait savoir ce qu’il veut alors qu’il ne sait pas ou n’en est pas sûr). Il est tout seul devant lui-même, il se regarde devant le miroir, il pénètre profondément dans son for intérieur, à la recherche de ce que lui dicte sa conscience. Et il hésite ! « Je m’en vais ou je ne m’en vais pas ? Je continue ou je cesse d’être la « boniche » ? Je change de métier ou pas ? Je fais du piano ou je n’en fais pas ? Je vais travailler, étudier... ou je n’y vais pas ? Est-ce que j’ai choisi cela parce que c’est plus facile, parce que c’est dans mon intérêt, ou bien parce que cela correspond vraiment à ce que je suis, parce que c’est bon pour moi ? Que veut dire « suivre ma conscience » ? C’est ça qui est compliqué !

Un mélange d’intelligence et d’instinct

Pour éclairer le concept de conscience, je me suis inspiré du philosophe Henri Bergson. Il a beaucoup travaillé entre 1890 et 1940 sur le thème de la conscience. La conscience, dit-il, est un mélange d’intelligence et d’instinct. Autrement dit, pour lui, les animaux et même les plantes ont une conscience. Il y a deux grandes façons de développer cette conscience : soit en s’appuyant sur l’instinct, soit en s’appuyant sur l’intelligence. Il prend l’exemple des animaux sociaux (les fourmis, les abeilles, les termites) qui ont poussé très loin le développement d’une conscience fondée sur leur instinct. Par ailleurs, les humains – avec leur cerveau d’un kilo et demi – ont plutôt construit leur conscience sur leur intelligence, même s’ils ont aussi de l’instinct. Bergson appelle ce mélange d’instinct et d’intelligence, l’intuition. L’intelligence permet la réflexivité, tandis que l’instinct permet la sensibilité, l’expressivité. Obéir à sa conscience, ce serait donc mobiliser ces deux ressources. D’un côté, c’est soumettre les décisions que l’on prend à sa réflexivité, c’est-à-dire à une prise de distance par rapport à soi-même qui mobilise les ressources de l’intelligence. D’un autre côté, c’est recourir à l’instinct, pour sentir qu’on est « dans le bon », que ce que je fais est bon pour moi, pour mon épanouissement personnel, correspond à mon être authentique, à ce que je suis. Les individus expriment cela avec leurs mots à eux, que j’ai trouvés chez tous : « je ressens comme une vibration », « cela me fait chaud à l’intérieur », « j’oublie tout et je suis bien » ou, « si je ne le fais pas, je meure, j’étouffe », « je peux me passer de nourriture mais pas de musique », etc. Quand ils suivent leur intuition, ils ont un sentiment d’épanouissement, de plénitude, de bien-être interne. Parlant des artistes, Bergson disait que parfois, une seule œuvre les expriment tout entiers, qu’ils ressemblent à leurs œuvres. « Quand je suis au piano, dit Ludwig, il m’arrive parfois (donc pas toujours) d’oublier le monde. Alors, je peux jouer pendant des heures, je joue pour moi, ce que les autres en pensent, je m’en fous et je suis bien ».

Culture et émancipation

Le rapport entre l’émancipation et la culture est une question très complexe. Un individu peut se sentir émancipé dans n’importe quelle société, sous l’empire de n’importe quel modèle culturel, comme il peut aussi s’y sentir aliéné. S’émanciper, ce n’est pas désobéir aux injonctions, aux normes, aux valeurs de la culture régnante, ce n’est pas refuser de désirer les « biens » que cette culture désigne comme désirables pour avoir une « vie bonne ». Mais ce n’est pas non plus rechercher ces « biens » sans prendre aucune distance critique. L’émancipation est, au sens propre, une « prise de conscience », donc une emprise de la conscience (par intuition, donc par un alliage de réflexivité et d’expressivité, d’intelligence et d’instinct) sur les injonctions sociales et culturelles qui ont été inculquées à l’individu par sa socialisation. Dès lors, il me semble que l’on peut définir l’émancipation comme la capacité de l’individu d’être sujet de lui-même, même lorsque le modèle culturel régnant est le modèle subjectiviste. Cette définition peut cependant paraître paradoxale : pourquoi, en effet, si c’est la culture elle-même qui appelle l’individu à être sujet de lui-même, son émancipation ne va-t-elle pas de soi ? Pourquoi ne suffit-il pas qu’il réponde à cet appel, qu’il se conforme aux injonctions de la culture, pour s’émanciper ?

La réponse à cette question me paraît être la suivante : parce que les orientations de tout modèle culturel – même celles du modèle subjectiviste – ne sont efficaces que si elles sont traduites en injonctions comportementales concrètes, et elles ne peuvent l’être que par des « exégètes » (l’Église, l’État, la Communauté...), qui s’attribuent le droit de formuler ces injonctions et de les imposer à l’ensemble du collectif. Or, ces « exégètes » ne sont pas « au-dessus de la mêlée » : ce sont des acteurs dirigeants et dominants. Dès lors, les injonctions qu’ils expriment portent toujours la marque de leurs intérêts, de la position qu’ils occupent dans les relations sociales. En bref, ils traduisent le modèle culturel en idéologie. Ainsi, même quand le modèle culturel régnant ne fait plus référence à aucune source externe, même lorsqu’il appelle les individus à n’obéir qu’à leur conscience, il y a encore des « exégètes » qui leur disent comment ils doivent comprendre cette injonction générale et s’y conformer dans leur vie quotidienne.
Prenons un exemple dans un passé récent : celui du modèle culturel de la modernité rationaliste. Les croyances dans la Raison, le Progrès, l’Égalité, le Devoir, la Nation, la Science, la Démocratie, le Travail... étaient les grands principes de sens (les « Personnages Majuscules ») de ce modèle culturel . Il a cependant donné naissance au moins à deux grandes idéologies : le capitalisme et le socialisme. La traduction des orientations de ce modèle en injonctions concrètes a donné lieu aux quatre grandes voies de l’industrialisation que nos sociétés ont pratiquées avec plus ou moins de succès : le nationalisme, le libéralisme, le communisme et la social-démocratie. Être émancipé, dans ces sociétés-là, cela voulait dire être capable de soumettre ces idéologies-là à une prise de conscience et à une distance critique.

Nous vivons maintenant à une autre époque, sous le règne d’un nouveau modèle culturel, subjectiviste. Mais il y a toujours des « exégètes » : les Marchés ont pris la place de l’Église et de l’État, et ils nous proposent une interprétation idéologique de ce que signifie concrètement « être sujet de soi-même ». Pour l’idéologie néolibérale, cela veut dire : « sois un consommateur insatiable, un compétiteur impitoyable et un communicateur infatigable ». Sois un « individu CCC » ! L’émancipation ne saurait évidemment consister à se soumettre à de telles injonctions dont on peut estimer à bon droit qu’elles sont aliénantes ; elle implique au contraire une prise de distance critique par rapport à elles.
Beaucoup de jeunes d’aujourd’hui ont bien compris cela et en ont tiré les conséquences pour leur vie personnelle. C’est-ce qui explique les mouvements sociaux qui visent à obtenir des ressources pour permettre l’épanouissement personnel de l’individu, pour augmenter sa capacité d’être sujet de lui-même et acteur de son existence personnelle. L’idéologie néolibérale leur fait désirer ces biens (l’éducation, la santé, l’information, l’emploi...) et en même temps les prive des ressources nécessaires pour en jouir. Tous les mouvements qui forment le tissu de l’action collective dans les sociétés d’aujourd’hui me paraissent constitués d’individus qui veulent être sujets d’eux-mêmes et qui revendiquent les ressources qui leur manquent pour pouvoir le faire. Tous les mouvements sociaux visent à obtenir des États les moyens de réaliser cela.

Il me paraît donc très important de ne pas confondre l’appel au Sujet individuel avec un appel à l’individualisme. Les individus d’aujourd’hui ne sont pas plus individualistes que ceux d’hier, mais les enjeux des luttes sociales ont changé parce que le modèle culturel régnant, lui aussi, a changé.