Alors que c’est le
minimum obligé
mais pas encore obligatoire,
respecter la nature
et les hommes
devient un argument
de vente, par Xavier Guigue
Dans sa chronique de l’économie
(Le Monde du 31 janvier 2005), Eric Le Boucher affirmait que « l’entreprise a pour objet de fabriquer des biens et des services et de maximiser les profits pour ses actionnaires. Elle doit toujours respecter les lois des pays où elle travaille... qu’elle ne déborde pas de son cadre pour faire le travail du gouvernement... elle n’est pas l’élue du peuple et elle ne peut pas remplacer les élus du peuple. Les biens communs doivent rester l’apanage des politiques ». Manière de dire que l’entreprise n’a pas à être responsable dans un domaine qui ne la concerne pas, comme le social ou l’environnement.
Mais les faits sont là : les acteurs politiques ont réduit leur champ d’activité, sous la pression (le poids de gros acteurs économiques par exemple), par intérêt (pour satisfaire un électorat), par simplisme
(« l’histoire nous montre que le socialisme, c’est la pauvreté ») ou par conviction, laissant aux détenteurs de capitaux et aux acteurs du marché le soin de s’occuper d’un nombre croissant de secteurs d’activités concernant le bien commun.
L’auteur se rassure : « Dès lors, pourquoi ne pas mettre dans le capitalisme un peu de compassion, avec des garde-
fous ? ...Le pire à en attendre serait un effet de baume. Le mieux serait un début de retour de la morale ».
Voyons ce qu’il en est et si la compassion suffit. Dans l’état actuel des règles, le comportement de certains acteurs économiques, s’il respecte la légalité, n’a rien de très moral. Il est aussi pour beaucoup aveugle. Quelques exemples.
Pour être très cru, Patrick Le Lay, PDG de TF1 annonçait que « nos émissions ont pour vocation de rendre disponible [le téléspectateur], c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages » publicitaires. Nous voilà avertis du rôle social de cette chaîne de télévision.
Tout aussi crue la réaction de Thierry Desmaret, PDG de Total, affirmant qu’il ne faisait pas de politique à propos de l’engagement de Total en Birmanie, relayant de manière plus soft le « on s’en fout » d’un participant à l’assemblée générale de la compagnie, en mai 2000, exaspéré par les critiques contre Total. Nous voilà prévenus de la considération par l’entreprise du respect des droits humains.
Moins cru, mais tout aussi pernicieux : en quelque trente années, le nombre de paradis fiscaux a doublé et chaque année 150 mille sociétés nouvellement créées en profitent. Se recyclent ainsi 31% des bénéfices des compagnies multinationales américaines. Echapper à l’impôt n’est pas sans conséquences : cela ruine la cohésion sociale, accroissant la pression fiscale sur les classes moyennes des pays dit développés et empêchant la création de services publics dans les pays du Sud. Nous voilà instruits du sens collectif de ceux qui profitent de ces largesses paradisiaques.
Plus insidieux : les entreprises consommatrices en énergie continuent à accroître la production de gaz à effet de serre, alors que le réchauffement climatique est déjà là et que ses conséquences pour les populations des pays les plus pauvres risquent d’être catastrophiques. Nous voilà alertés sur la volonté de prendre en compte les générations futures dans les choix d’aujourd’hui...
Très classique aujourd’hui : la mode à la délocalisation nous rappelle clairement que la main d’œuvre est de même nature que la matière première ou la machine ; il faut l’avoir au moindre prix. Mais si l’on peut remplacer le pétrole par du gaz, parce qu’il est moins cher, sans que le pétrole n’en souffre, ce n’est pas le cas des salariés d’une entreprise... Nous voilà rappelés à l’évidence : dans le rapport entre employeur et salarié, ce dernier n’est qu’un moyen pour réaliser un profit.
Excessif : ceux qui ont de l’argent ont leurs besoins satisfaits (à l’inverse, ceux qui ont des besoins, même élémentaires, n’ont pas l’argent pour les satisfaire), alors que faire de toute cette richesse ? On trouvera à la dépenser dans des objets dénués de sens dûs à des investissements non moins insensés : faire du ski à Dubaï ou bien se payer une réservation dans un prochain voyage en orbite autour de la terre... Nous voilà informés de quelques placements intelligents, sociaux, utiles, indispensables.
Tout cela en toute légalité.
Toutes les entreprises ne concourent pas à ce climat délétère. Certaines ont bien compris que la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) peut être un argument justifiant leurs activités ou bien servir leur image. D’autres, avec plus ou moins d’authenticité en ont fait une modalité d’action.
Helmut Maucher a longtemps dirigé Nestlé. Il s’est persuadé de la nature vertueuse de son entreprise : elle investit sans créer de déficit dans le pays d’accueil. Il en résulte des emplois et des impôts et taxes pour le pouvoir en place qui lui a toujours réservé un accueil très chaleureux. Les fournisseurs évoluent car ils doivent s’adapter au besoin de l’entreprise, client exigeant mais solvable, et les concurrents doivent s’aligner sur le plan de la qualité ou disparaître... En bref, que du bon pour l’économie et le processus de développement du pays qui se dote d’institutions démocratiques et respecte les droits de l’homme. Voilà le conte de fées, auquel a contribué ce grand patron, à lire dans la revue de la coopération suisse Un seul monde (septembre 2000).
La multinationale Kraft (94 mille employés dans septante pays) est plus convaincante. Elle affiche sur son site un programme assez diversifié : protection de l’environnement, gouvernance d’entreprise, aide au développement, aide d’urgence... Nous pouvons ainsi déguster les chocolats Milka ou Côte d’or tranquilles à moins d’être plus exigeants en matière de commerce équitable. L’entreprise va utiliser la sensibilité du public à ces questions pour lancer « un café pour agir ». Alors que c’est le minimum obligé (mais pas encore obligatoire !), respecter la nature et les hommes devient un argument de vente.
Carrefour a fait de même, en pire, avec sa campagne « Mieux consommer, c’est urgent ». Mais il suffit d’un petit tour dans le supermarché du coin pour se rendre compte que l’idée maîtresse de ce mieux consommer, c’est d’acheter moins cher ses produits et d’éventuellement d’en avoir trois pour le prix de deux (alors qu’un seul aurait pu suffire !). Carrefour se défend en mettant en avant sa quinoa bio ou bien ses engagements trop généraux pour être généreux : ainsi son site vous invite en fin de courses... : « Vous repartez en voiture ? Pour conduire vert, n’oubliez pas de vous fournir en huile haute technologie Carrefour, respectueuse des ressources naturelles. Enfin, à la caisse, vous pourrez vous munir d’un des sacs réutilisables et échangeables à vie proposés par Carrefour... C’est sûr, vous contribuez au développement durable ! ». Le client et Carrefour ont le sourire. A ce prix là, la bonne conscience, c’est une affaire.
Plus subtil ou plus trash, sans se réclamer d’une quelconque responsabilité sociale ou environnementale, Coca Cola et Benneton ont surfé un temps sur des valeurs en perdition, égarant encore plus le passant sur ce qui fonde la société dans laquelle il vit : face au racisme, une photo où sourient des jeunes de toutes les origines possibles avec ce simple slogan « Coca Cola c’est
ça ! » tandis que face à la guerre ou la misère on voyait un homme allongé portant un t-shirt rougi par une énorme tache de sang ou bien une femme en blanc portant un pauvre enfant noir et amaigri, le tout souligné par un simple « United Colors of Benneton ».
Plus complexe, Total essaye depuis des années de donner une image noble de son entreprise. Des pages entières de publicité en 1996 étalaient cette question : « Une compagnie pétrolière internationale doit-elle dégrader l’environnement pour assurer son profit ? » et cette autre :
« Une multinationale doit-elle tout sacrifier à ses objectifs, y compris le respect des droits de l’homme ? ». Le naufrage de l’Erika, l’explosion de l’usine AZF ou bien les implications de Total en Birmanie amènent encore aujourd’hui la compagnie à se justifier. Et de fait elle reconnaît ses responsabilités quand elle précise sur son site que ses « programmes sociétaux ont pour objectif de remédier aux conséquences locales » de ses activités.
D’autres exemples montrent une réalité assez complexe où les intérêts économiques amènent à des choix acceptés par les populations.
Danone vient de créer un yaourt riche en vitamines et oligo-éléments qui manquent dans l’alimentation des jeunes sud-africains. Le produit n’est pas cher et la distribution va créer 500 emplois dont une partie assurée par des mères de famille, les « Dani-ladies », vivant sur place. L’entreprise est rationnelle : un camion de livraison doit effectuer septante livraisons par jour, les Dani-ladies perçoivent 1/6 du prix du produit et Danone espère bien être une marque consommée par de plus en plus de Sud-Africains. Rentabilité et
« social » font bon ménage avec un zeste de défi quand le PDG de Danone assure que tant qu’il y a des résultats, les actionnaires ne peuvent rien dire et que si « on ne les fait plus, ils vous virent, alors autant partir la tête haute ».
Dans ce même pays, les Ciments Lafarge emploient 1400 personnes. Depuis 2001, ils ont lancé une campagne de prévention et de prise en charge des malades du sida au sein des travailleurs. Le programme leur coûte autour de 250 mille euros et les dirigeants estiment que l’absentéisme, la baisse de productivité et les funérailles leur coûteraient 30% plus cher.
Il y a donc un intérêt bien compris mais il s’y ajoute aussi le souci d’avoir un autre regard sur la maladie. C’est ce qu’exprime le directeur quand il espère qu’un jour les salariés séropositifs pourront parler ouvertement de leur maladie montrant que « le sida n’empêche pas de travailler ni d’avoir une vie normale ».
Dans d’autres cas les engagements vont plus loin : acteurs de l’économie sociale, sociétés développant des pratiques économes en énergie, agriculture biologique, circuits courts, commerce équitable... ou bien personnes qui s’engagent, parfois au risque de leur carrière, pour faire évoluer leur entreprise.
Mais ces démarches sont encore insuffisantes et la stratégie pas encore bien définie. Certains se satisfont d’une démarche volontaire, ce qui correspond à la notion de responsabilité tandis que d’autres veulent introduire la contrainte de l’obligation.
Ce qui est sûr c’est la nécessité d’aller plus loin, car si on n’a jamais autant parlé de placements éthiques, il n’y a jamais eu autant de placements off shore, si le commerce équitable a le vent en poupe, les délocalisations battent le plein, si les droits sociaux s’affirment, des millions d’enfants sont exploités au travail, si le réchauffement de la planète est reconnu par presque tous, la production de gaz à effet de serre continue de plus belle...
Responsabilité ou obligation, l’évolution doit couvrir des champs de plus en plus vastes comme le droit du travail et la liberté syndicale, la nature des relations avec les fournisseurs ou les acheteurs, les règles fiscales, la nature même de l’activité et son utilité dans la société, les modes de production économes en énergie et non créateurs de nuisances, le fonctionnement démocratique interne des sociétés, les choix en matière de politique financière, les relations avec les pouvoirs en place... et le mode d’information et d’évaluation de ces questions.
Vaste chantier qui ne se fera pas tout seul. Les campagnes internationales des associations écologistes ou de solidarité internationale, les actions des juristes, les mouvements syndicaux peuvent faire avancer le droit et les pratiques. Et l’éducation au développement y investir du temps pour se saisir en profondeur de ce sujet.