Nestlé, une des sociétés parmi les plus boycottées au monde, se voit octroyer le label « commerce équitable » pour sa dernière gamme de caféé, par Andrés Patuelli
En octobre 2005, Nestlé a lancé sur le marché britannique Partner’s Blend, une nouvelle gamme de café. Rien d’étonnant pour le numéro un de l’industrie agroalimentaire mondiale, qui commercialise déjà près de 8.500 produits différents. Sauf que, cette fois-ci, il s’agit d’un café portant le label « commerce équitable ». Au Royaume-Uni, le créneau de l’équitable connaît un essor commercial impressionnant, son chiffre d’affaires étant passé de 30 à 250 millions de dollars en quelques années. Venant d’une des sociétés parmi les plus boycottées au monde, l’initiative a jeté un pavé dans la mare outre-Manche. Certains, comme Oxfam, membre de Fairtrade Foundation [1], qui a octroyé le label au petit dernier de la multinationale suisse, ont jugé que le produit va dans la bonne direction.
Fairtrade Foundation est la branche britannique de l’organisation internationale de certification FLO (Fair Trade Labelling Organisation). Son directeur, Harriet Lamb, considère ce lancement comme « un tournant historique du commerce équitable britannique ». « Voilà enfin une multinationale qui nous écoute et qui nous donne ce qu’on demande : des produits équitables », s’est-il félicité. Fairtrade Foundation a cependant tenu à préciser qu’elle octroyait le label « à des produits spécifiques et non à des entreprises ». Ainsi, le label accordé à Partner’s Blend « garantit aux consommateurs que les producteurs ont bénéficié des prix justes et stables pour leurs produits ». Cependant, « cela ne concerne pour autant aucun autre produit » de la multinationale suisse.
D’autres, comme l’ONG Action Aid et la plate-forme Baby Milk Action, considèrent que cette initiative est « totalement cynique » et qu’elle risque de semer la « confusion dans l’esprit des consommateurs éthiques » ainsi que de « dévaloriser le label commerce équitable ». « Voilà une nouvelle qui ne manque pas de surprendre », commentait pour sa part, en décembre 2005, Artisans du monde, premier réseau de commerce équitable en France. « Jusqu’alors, Nestlé récusait catégoriquement le principe du commerce équitable, notamment le principe du prix juste, et ce au motif qu’une rémunération équitable favoriserait la surproduction, conduirait à l’effondrement des prix du café et à un appauvrissement accru de près de 20 millions de personnes pour qui le café représente la principale source de revenus ». Et la fédération d’ajouter que bien que ce ne soit pas son choix, elle « respecte celui des acteurs du commerce équitable qui ont choisi de certifier des produits commercialisés dans les grandes surfaces ». Artisans du Monde demande toutefois à FLO International et à ses représentations nationales « d’être vigilants quant au risque d’utilisation du commerce équitable par les multinationales dans le seul but d’auréoler d’un vernis éthique les pratiques commerciales scandaleuses qu’elles répandent de par le monde ».
Nestlé justifie son entrée dans le marché du commerce équitable sur un site destiné à présenter le produit aux consommateurs britanniques. « Le problème avec le marché mondial du café, peut-on y lire, tient au fait que, parfois, il y a tout simplement trop de grains. [...] La diminution des prix des grains de café résulte d’une offre trop importante, et cela est arrivé ces derniers temps. Même si récemment les prix ont légèrement augmenté, les problèmes de base demeurent, et nombre de paysans des pays pauvres qui dépendent de la culture du café ont connu des difficultés. Nestlé s’engage sur le long terme à développer des pratiques agricoles durables, et nous sommes impliqués dans nombre d’initiatives allant dans ce sens. Partner’s blend, notre premier café certifié « commerce équitable » n’est que notre dernière contribution à la résolution de ce vieux problème ».
Baby Milk Action, association britannique qui mène dans vingt pays une campagne de boycott contre Nestlé, n’est pas du même avis quant aux causes des problèmes des producteurs de café. S’appuyant sur une étude d’Oxfam, Baby Milk Action rappelle que les grands torréfacteurs, comme Nestlé et Sara Lee, « jouent sur le marché du café en augmentant leurs profits aux dépens des cultivateurs, lesquels deviennent toujours plus pauvres ». Ainsi, les marges bénéficiaires obtenues par la société suisse sur le marché du café soluble sont de l’ordre de 26%. Baby Milk Action accuse plus largement Nestlé d’utiliser l’image du label « commerce juste » pour détourner les critiques dont elle fait l’objet « en raison de ses mauvaises pratiques en matière sociale et environnementale ».
Numéro un mondial de l’industrie agroalimentaire, avec presque 58 milliards d’euros de chiffre d’affaires, Nestlé employait, en 2004, plus de 230 mille travailleurs. La société possède 511 usines dans 86 pays, dont 208 en Europe, 170 en Amérique et les 133 autres en Asie, en Afrique et en Océanie. Elle est également à la tête du marché mondial du café soluble ou instantané, devant Philip Morris et Sara Lee. La multinationale a déclaré, en juin dernier, qu’elle tablait sur une croissance organique située dans une fourchette de cinq à six pour cent pour l’exercice en cours et pour les trois suivants, en dépit d’une hausse des prix des matières premières. Et la hausse record de son bénéfice du premier semestre 2006 (11,4%, soit 2,68 milliards d’euros), confirme ses prévisions. La direction du géant a constaté que « plus il se profile comme un groupe de santé et de bien-être, au lieu d’un producteur de denrées, plus les marges augmentent ». Côté image, Nescafé arrivait, en juillet dernier, au 23ème rang du classement Interbrand des cent marques les plus connues dans le monde et dont la valeur dépasse 2,7 milliards de dollars. Nestlé se classe en 63ème position.
Cependant, Nestlé figure également parmi les marques les plus boycottées de la planète. Au Royaume-Uni, où la société a lancé son café « équitable », elle en occupe la première place, selon une enquête indépendante citée par le journal The Guardian, en septembre 2005. Les actions mettant en cause les agissements « peu éthiques » de Nestlé ne datent pas d’hier. Attac contre l’empire Nestlé, un livre publié en septembre 2004 par un collectif de militants suisses, nous rappelle que les critiques contre Nestlé ainsi que les premières campagnes de boycottage débutent dans les années septante, « lorsqu’il s’avère que la firme tue, par ses campagnes publicitaires mensongères, des milliers de nourrissons africains en poussant leurs mères à acheter un lait en poudre incompatible avec la qualité de l’eau consommée. Si, sous la pression de l’opinion publique mondiale et des mises en accusation de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Unicef, Nestlé a, en partie seulement, renoncé à ses stratégies agressives concernant le lait en poudre, les atteintes aux droits du travail comme la collaboration active avec des paradis fiscaux et l’utilisation d’OGM restent parties intégrantes de son fonctionnement ».
Partner’s Bled constitue certes le premier produit certifié « équitable » du géant suisse, mais bien plus nombreuses sont les initiatives de ce dernier en réponse à une politique de Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). En Suisse, Nestlé soutient la Coopérative d’épiceries de Caritas, où les personnes pauvres peuvent acheter des produits de qualité avec « plus un tiers d’économie par rapport aux supermarchés ». Au Canada, Nestlé, tout comme Coca-Cola, s’est engagé depuis 2005 à optimiser la récupération des contenants recyclables par la collecte sélective, que ce soit en rue ou dans les espaces publics. Mais la RSE du géant de l’agroalimentaire suscite souvent les suspicions de la presse et de la société civile.
Au Cameroun, le siège local de Nestlé s’est tout récemment investi dans une campagne contre le paludisme : le 25 juillet 2006, la multinationale a signé un partenariat avec l’ONG locale Forum éducatif et social pour la promotion de l’aide aux communautés (Fespac). Portant sur deux ans, et avec un soutien financier de 21.343 euros par an, la firme apportera son appui par « la communication, la distribution de moustiquaires imprégnées, l’échantillonnage de lait et de céréales infantiles » tandis que Fespac assurera « la sensibilisation sur le terrain » [2] . La filiale camerounaise de Nestlé n’était pourtant pas à la fête ces jours-là, accusée d’avoir introduit du faux lait dans le pays, et poursuivie par la société locale Codilait pour concurrence déloyale et par l’État camerounais pour fraude fiscale et douanière. Jeune Afrique précise que, selon une mission d’experts datant de 2005, le préjudice pour le fisc camerounais serait de 2,8 milliards de francs CFA (427 millions d’euros) et de 4,3 milliards de francs CFA pour Codilait. Début juin, le litige commercial porté devant les tribunaux restait pendant.
En France, chaque dimanche matin depuis début mai, Vittel, filiale de Nestlé, propose aux Parisiens des cours de sport sur les quais de la Seine. L’opération, coïncidant avec la semaine du développement durable en juin 2006, a choqué les associations environnementalistes. Cette opération de « communication publicitaire » menée en partenariat avec la mairie de Paris « tente de réhabiliter l’eau en plastique à l’aide de messages tendancieux », s’insurgent Agir pour l’Environnement, le Centre national d’information indépendant sur les déchets et Résistance à l’agression publicitaire. Sept milliards de bouteilles en plastique sont commercialisées chaque année en France, dont seules 50% font réellement l’objet d’un recyclage. De surcroît, cette opération a lieu alors que la société d’économie mixte Eau de Paris tente de réhabiliter l’eau du robinet dont la qualité est comparable à celle des eaux minérales pour un prix 300 fois inférieur. Les associations accusent la mairie, qui parraine l’opération, d’« adopter un double discours incompréhensible ». Et de marteler qu’« en monopolisant tous les dimanches le square de l’Hôtel de Ville, la société Vittel cherche à occulter la dure réalité : Vittel, avant d’être un vendeur d’eau en plastique, est un producteur de déchets non recyclés ».
Citons, pour conclure, le cas d’une importante association britannique de lutte contre le cancer du sein, laquelle a refusé pour des raisons éthiques en avril 2004, le million et demi d’euros proposé par Nestlé. Le journal britannique The Independent explique que l’accord promotionnel visait à faire figurer des appels aux dons sur chacun des paquets de céréales Nestlé. Pour les activistes anti-Nestlé, ce refus représentait « un véritable tournant, dans le sens où une association caritative fait passer une décision éthique avant la perspective de gains immédiats ».
[1] Fairtrade Foundation regroupe une douzaine d’institutions actives dans le développement durable : Banana Link, CAFOD, Christian Aid, Methodist Relief & Development Fund, National Federation of Women’s Institutes, Nicaragua Solidarity Campaign, Oxfam, People & Planet, SCIAF, Shared Interest Foundation, Traidcraft Exchange, The United Reform Church et World Development Movement.
[2] Cameroon Tribun, Yaoundé, 26 juillet 2006