Même si sa contribution au
développement reste à prouver, le
tourisme est au cœur des économies
sud-asiatiques. Bien que le tsunami
l’ait sérieusement chahuté, le secteur
semble maintenir le cap, par Yacine Benzriouil Amad
Trois mois se sont écoulés et le dé-
compte macabre se poursuit. 300 mille
morts, tel le chiffre maximum de l’AFP, à la
mi-février. En Indonésie, pays le plus proche
de l’épicentre, 242 347 personnes sont
décédées. Au Sri Lanka, elles sont 31 mille,
tandis qu’en Inde, le bilan officiel se chiffre
à 17 mille morts. En Thaïlande, 5400 personnes
ont trépassé ; parmi elles 1900 touristes.
Dans les Maldives, en Malaisie, Birmanie
et au Bangladesh, on compte les
morts par centaines. Même en Afrique, plus
de 300 décès ont été signalés. En Asie,
l’horreur humaine n’occulte pas les dégâts
économiques. Les régions balayées par le
tsunami craignent tout particulièrement
pour le secteur touristique, même si sa fulgurante
ascension ces dernières années -29
% en 2004- a souvent été décriée, au vu
des dégradations socio-culturelles et
environnementales qu’elle a provoquées.
L’exemple le plus éloquent est celui du tourisme
sexuel. Ce fléau mondial qui sévit particulièrement en Thaïlande, en Inde, au Sri
Lanka et au Vietnam, a longtemps été le
fonds de commerce de certains tours opérateurs,
avec la bénédiction des autorités locales.
L’agence de voyages britannique
Sunmed parlait en 1990 de la Thaïlande en
ces termes : « c’est le pays le plus sensuel et
le plus ouvertement sexuel de la planète »,
avant de recommander aux visiteurs potentiels
de Pattaya : « Pattaya n’est pas fait
pour les prudes ». Les fonds du tourisme
sexuel sont généralement blanchis à travers
des investissements immobiliers ou industriels.
En 1996, une vingtaine de membres
du parlement thaïlandais furent condamnés
pour avoir pris part à ce trafic. En plus de
l’exploitation sexuelle des mineurs, ceux-ci
ont même souvent été contraints de travailler
à la construction d’hôtels, notamment
en Birmanie, comme l’a rapporté
l’ONG Info Birmanie. C’est ce qui a poussé
la lauréate du Prix Nobel de la paix Aung
San Suu Kyi à appeler les touristes à boycotter
son propre pays.
Le Programme des Nations unies pour l’environnement,
PNUE, qui veille avec l’Organisation
Mondiale du Tourisme, OMT au
développement d’un tourisme durable, dé-
nonce l’acculturation ainsi que la
folklorisation des populations indigènes. Au
Nord de la Birmanie, les "femmes girafes"
sont constamment la cible de touristes hystériques en quête de la parfaite photo souvenir. Ces comportements irresponsables mènent à des conflits interculturels, exacerbés par les inégalités économiques.
Des tensions peuvent aussi germer au sein
même des populations locales, comme l’illustre
l’exemple du parc national de Taman
Negara en Malaisie, dont les employés gagnaient
120 dollars par mois, alors que les
autres habitants de la région n’en touchaient
que 40. Le déplacement des populations
est aussi un phénomène récurrent. La
revue française Transverses cite le cas d’un
projet touristique aux Philippines qui a provoqué le déplacement de 10 mille villageois,
après que leurs exploitations agricoles aient
été réaménagées en terrains de golf. Le
Overseas development institute rapporte
qu’à Bali, des paysans ont été contraints à la
migration après que des cours d’eau aient
été détournés vers des centres touristiques.
De graves dommages ont en outre été causés à l’environnement des pays d’accueil,
notamment par la détérioration des ressources
aquatiques. En Thaïlande, des études
ont montré que l’entretien des terrains
de golf nécessitait 1500 kg de pesticides, de
fertilisants et d’herbicides, ainsi qu’une
quantité d’eau répondant aux besoins de 60
mille villageois. Les ressources forestières
ont été sérieusement entamées par la construction
d’établissements touristiques et
l’organisation de randonnées. Au Népal, où
les forêts sont largement décimées, le PNUE
montre qu’un touriste utilise chaque jour 4
à 5 kg de bois lors de trekkings.
En Indonésie, le temple de Borobudur se
dégrade lentement à cause du CO2 émis par
les cars de touristes climatisés. La multiplication
des vols touristiques, qui représentent
selon l’OMT 65 % du trafic aérien, amplifie
la contamination de l’air.
A défaut de contribuer jusqu’ici au développement
durable des pays sinistrés, le tourisme
n’en reste pas moins un secteur clé de
leurs économies, d’autant plus qu’il y emploie
près de 40 millions de personnes.
Francesco Frangialli, secrétaire général de
l’OMT, a souligné que le tsunami du 26 décembre 2004 est « la catastrophe la plus
importante si nous considérons le nombre
des victimes parmi les touristes et les gens
qui travaillent dans l’industrie, mais d’un
autre côté, cela se situe dans un contexte de
croissance rapide du secteur », augurant de
la sorte d’une prochaine reprise. Sriyan
Pietersz, vice-président de JP Morgan
Securities, se veut aussi rassurant : "Du
point de vue de la stabilité macroéconomique,
les choses sont plutôt bonnes", estime-
t-il.
En effet, les données collectées par la Banque
asiatique de développement et l’Union
européenne, ainsi que les analyses de spécialistes des économies asiatiques comme
Morgan Stanley, laissent entendre que ces
dernières devraient être moyennement déstabilisées. Du moins, si l’on compare les
prévisions actuelles à l’épidémie de grippe
aviaire qui avait fait chuter le nombre de
touristes de 60 %.
En Indonésie, où le nombre de victimes est
le plus important, les autorités locales ramènent leurs prévisions de croissance pour
2005 de 6,5 à 5,5% du PIB. Cette légère modification s’explique par le fait qu’aucun des secteurs vitaux de l’économie indonésienne
que sont l’huile de palme, le gaz naturel et le
caoutchouc, n’a été touché. En ce qui concerne
l’industrie touristique, l’île de Sumatra,
qui a été ravagée par le tsunami, connaît
une très faible affluence en comparaison
avec Bali et Lombok. D’après les statistiques
de l’OMT, le tourisme représente 10,2 % du
PIB indonésien, alors que la province
d’Aceh, dans l’île de Sumatra, ne contribue
qu’à hauteur de 2 %. Lors d’une conférence
de presse à Jakarta, Jero Wacik, Ministre de
la culture et du tourisme, a rappelé qu’ "un
désastre naturel peut avoir lieu n’importe
quand, n’importe où". Optimiste, il a affirmé le maintien de l’objectif de six millions
de touristes pour 2005, contre les 5,3 millions attendus en 2004.
Au Sri Lanka, la situation semble autrement
plus préoccupante. Après avoir connu une
croissance de 96 % lors des deux dernières
années suite au cessez-le-feu entre le gouvernement
et les indépendantistes Tamouls,
les indicateurs sont à nouveau dans le
rouge. Saurabh Gupta, expert auprès de
HVS International, une entreprise de conseil
très implantée en Asie, rapporte que 52
des 246 hôtels que compte le pays ont été
fermés à la date du 10 janvier.
Pour redynamiser ce secteur qui représente
10,8 % du revenu national, la Sri Lanka
Tourist Board, assemblée des principaux
acteurs du tourisme srilankais, a lancé un
plan de rescousse, Bounce Back Sri Lanka,
comprenant des campagnes de communication
massive ainsi qu’un programme de ré-
habilitation et de reconstruction des stations
balnéaires. M. Nanayakkara, président
de la SLTB, a rappelé à cette occasion que
"le tourisme est le coeur des villes côtières.
A peu près 70 % de leurs habitants sont directement
ou indirectement liés à cette industrie
; il est donc impératif de relancer ses
activités dès que possible". D’après HVS
International, les hôtels srilankais pourront
probablement revenir "à leurs précédents
taux d’occupation dès la prochaine saison,
c’est-à-dire entre novembre 2005 et mars
2006".
En Thaïlande, le tourisme représente 12,2 %
du PIB et emploie 10 % de la population active.
Entre 1997 et 2001, le nombre de visiteurs
a augmenté de moitié, avant de se tasser
par la suite à cause de l’épidémie du
SRAS. L’impact économique du tsunami y
est d’autant plus alarmant que c’est en
Thailande que le plus grand nombre de touristes
est décédé. Plus précisément à Phuket,
« la perle du Sud », où 13 mille chambres
d’hôtels sur les 41 mille disponibles ont
été détruites. Les experts de JP Morgan pré-
voient toutefois un retour à la norme dès la
saison prochaine, en se basant sur les performances
des autres pôles touristiques que
sont Bangkok, les îles Samui, Pattaya, où
le nombre de visiteurs s’est pour l’instant
maintenu. En ce qui concerne le taux de
croissance du PIB, précédemment évalué à
6,1 %, les autorités locales estiment que la
catastrophe naturelle devrait l’amputer d’à
peine 0,5 à 1 point.
C’est dans les Maldives par contre que le
tsunami risque de provoquer le plus de dégâts économiques, même si, sur le plan humain, le bilan a été beaucoup moins lourd
que chez les voisins. En effet, 75 % du revenu
national provient du secteur touristique,
qui en plus emploie 60 % de la population
active, et génère près de la moitié des
recettes fiscales. Lors d’une conférence forte
en symboles organisée à Phuket par l’OMT,
le ministre du tourisme Mustafa Lutfi a exhorté les voyageurs occidentaux en ces termes : "S’il vous plaît, venez chez nous, c’est
la meilleure façon de contribuer au redémarrage de notre économie et à nos efforts
de reconstruction". Selon la Banque asiatique
de développement, le tsunami pourrait
coûter 20 % du PIB si les infrastructures ne
sont pas remises à pied, et si une politique
agressive d’attraction des touristes n’est pas
élaborée.
En Inde, où le tourisme emploie près de 5,6
% de la population active, le raz-de-marée
semble épargner l’économie nationale. En
dépit des nombreuses pertes humaines, le
gouvernement indien a constaté avec soulagement
que le secteur touristique n’a pas été
affecté. Amitabh Kant, secrétaire adjoint au
ministère du tourisme, a affirmé que "toutes
les voies de communication ferrées, routières, et aériennes vers les destinations touristiques indiennes sont en état normal".
Plus rassurante encore, Renuka
Chowdhury, ministre du tourisme, a annoncé qu’en 2004 le nombre de touristes
avait atteint 3,3 millions, ce qui représente
un accroissement de 23,5 % par rapport à
l’année précédente. Le World tourist and
travel council a souligné que l’Inde était la
destination avec le second taux d’augmentation
le plus rapide au monde. Les analystes
de HVS International s’attendent même à
voir le tourisme national, ainsi que l’intrarégional qui représente 79 % des flux touristiques sud-asiatiques, s’intensifier en 2005
au détriment des destinations voisines plus
violemment affectées par le raz-de-marée.
Globalement, les Etats d’Asie du Sud Est,
qui se sont déjà lancés dans des projets ambitieux
de reconstruction, se montrent optimistes.
Du côté des partenaires occidentaux,
il faudra véhiculer des informations
les plus fiables possibles. Augusto Huéscar,
responsable de la section Etudes de marché
et techniques de promotion de l’OMT, a insisté qu’il ne faut pas perdre de vue que
les zones affectées se circonscrivent à des
parties limitées des littoraux des pays concernés".
Cependant, attirer des hordes de visiteurs
ne peut qu’être dommageable à moyen
terme si le tourisme durable, défendu en
théorie par l’OMT, n’est pas concrètement
promu. Car si par les rentrées en devises, les
investissements et autres créations d’emplois,
l’industrie du tourisme peut contribuer
à la croissance économique, force est
de constater qu’elle encourage aussi la
surexploitation des ressources, l’altération
des cultures indigènes, et le creusement des
inégalités.
Il faut craindre qu’avec la vague émotionnelle
du tsunami, personne ne s’attardera
sur cette réalité. Dans de telles conditions,
le développement par un tourisme durable
restera un vœu pieux.