Parmi tant de maux, le court terme n’est pas le moindre, propos de Patrick Vanderhulst recueillis par Antonio de la Fuente
Patrick Vanderhulst, vous animez, au sein d’ATOL, des évaluations auprès d’associations de terrain en Afrique. Utilisez-vous des formes d’évaluation adaptées à ce public ?
Les méthodes d’évaluation doivent être adaptées à l’objectif fixé. C’est plutôt rare que les évaluations aient été commanditées par les associations du Sud. Ce sont les bailleurs du Nord qui les ordonnent et en fixent les tenants et aboutissants. Malheureusement l’objectif qui prime souvent c’est la redevabilité envers le bailleur, c’est-à-dire le gouvernement qui co-finance le projet. La redevabilité vers le Sud est secondaire.
Bien sur dans les cas où l’on demande que l’évaluation soit participative, on peut consacrer plus de temps à accompagner la réflexion au sein des associations de terrain et leurs groupes cibles structurés. Travailler en vue du renforcement des structures du Sud et en particulier des organisations de base demande du temps et les évaluations sont souvent trop ambitieuses en termes de résultats attendus.
Pertinence, efficacité, efficience, impact, durabilité, genre, environnement… tout cela dans un laps de temps réduit. Dans ces cas l’évaluateur s’il n’a pas bien renégocié les termes de référence est obligé d’y aller avec déjà une opinion préétablie sur base de lectures de rapports d’activités et de valider son avis.
Lorsque les conditions sont meilleures pour accompagner ce que l’on peut appeler une auto-évaluation, ont peut prêter plus d’attention à renforcer la culture d’apprentissage organisationnel au sein de l’association. A coté de l’évaluation des interventions, on fait dans ce cas de la place à la maîtrise du développement de l’organisation. Le plus souvent, les associations doivent apprendre à s’évaluer le plus objectivement possible pour ensuite en tirer des leçons et les traduire dans des nouvelles approches. Dans ce cas, il ne s’agit pas de formuler des recommandations mais d’aider les responsables à décider comment modifier certaines manières de s’organiser et d’intervenir.
Avez-vous une grille particulière à proposer ?
A ATOL, nous proposons dans ces cas, une grille originale qui met en évidence des capacités sociales et relationnelles nécessaires dans le développement d’une organisation vers plus d’autonomie. Non seulement de l’autonomie mais aussi du développement institutionnel, c’est-à-dire, pour qu’elle devienne une structure incontournable avec laquelle on doit compter. Du coté des résultats évalués, on distingue l’amélioration de l’avoir (les avoirs matériels de l’organisation, la capacité à capter des fonds) ; l’amélioration du vouloir (la confiance et l’assurance dans son devenir à moyen et long terme) ; l’amélioration en termes de pouvoir (la capacité de décider par l’organisation elle-même, plus sa capacité d’influencer les décisions qui l’affectent) ; et surtout de son savoir (le savoir faire et le savoir être).
Ce dernier point comprend non seulement son expertise et sa réputation technique ou professionnelle qui le rendent capable de mener à bien des projets.
A ATOL nous mettons aussi en évidence quatre autres capacités :
1. La capacité de réfléchir. C’est-à-dire, l’organisation est-elle en mesure de se remettre en cause de manière plus fondamentale ? La question est de savoir non seulement si l’organisation fait un travail de qualité, mais aussi si elle adapte sa mission et sa stratégie au changement de contexte aujourd’hui en songeant déjà à sa place dans la société de demain. A-t-elle une vision claire de ce quelle veut être dans les cinq à dix années à venir et comment y arriver ?
2. La capacité de négocier et de collaborer. Quel type de partenariat voulons-nous développer ? Qui sont nos alliés et comment mettre en place des activités en synergie – cela va plus loin que la complémentarité – pour un meilleur taux de réalisation de ce que nous entreprenons dans une même finalité ? Cela demande de pouvoir négocier de manière équitable et ensuite d’honorer les accords conclus.
3. La capacité de communiquer. Bien se faire connaître sans se mettre à découvert. Bien savoir s’informer aussi en vue de découvrir les opportunités de collaboration ou de réflexion communes. Bien suivre et comprendre l’évolution des facteurs contextuels aussi.
4. La capacité de contribuer au développement communautaire. Tant au sein de chaque association que par rapport à sa communauté il est essentiel de maintenir et de développer l’esprit d’entente, d’inclusion, de solidarité, d’équité. Pour que les initiatives durent, il faut qu’elles maintiennent vivantes la motivation des membres et de la communauté. Sinon, très vite des frustrations, des jalousies et des déceptions seront à la base d’une implosion de l’association.
Pour chacune de ces quatre capacités, ATOL aide les associations à prendre conscience de leur importance, à apprécier leurs forces et faiblesses actuelles et à choisir les voies d’amélioration. Cette approche du renforcement des capacités est appelée l’aura. Nous donnons priorité à l’accompagnement d’organisations à vocation socio-économique. Des entreprises en cogestion contribuant à un développement économique social et solidaire.
Les préalables pour un tel exercice vont bien sûr beaucoup plus loin que l’évaluation externe d’une intervention financée par un partenaire externe. Mais souvent celle-ci est la seule voie pour qu’une organisation puisse prendre en main sa propre destinée. Un projet mis en œuvre peut être un échec, mais si l’évaluation a permis de savoir comment ne plus se tromper et si elle a augmenté la motivation de mieux faire, alors elle aura été utile.
A ATOL, nous voulons donc toujours poser clairement sur la table le vrai objectif de l’évaluation. Quelle est l’information recherchée pour que telle structure prenne telle décision ? Quels sont les vrais enjeux de cet exercice d’évaluation ? Si c’est pour sanctionner le partenaire du Sud et avoir un document soi-disant neutre et objectif pour arrêter le partenariat, il est clair que le cadre n’est pas propice pour que cette évaluation contribue au développement de l’association évaluée. Dans ce cas, cela ne vaut pas la peine et ATOL refusera de se laisser instrumentaliser.
L’évaluation fait-elle partie de la vie associative en Afrique ou est-elle perçue comme une imposition venue de l’extérieur ?
L’évaluation fait partie de la logique d’intervention par projets. Elle n’a rien à voir avec le renforcement organisationnel. Elle pourrait avoir sa place dans l’apprentissage organisationnel si elle est conçue comme tel et s’articule avec les autres stratégies nécessaires pour bien apprendre à savoir ; bien définir sa mission et la vision que l’on a de la société et également du long terme ; avoir les moyens et une politique pour une gestion de ressources humaines de qualité. Les ressources humaines sont le capital le plus important d’une association, puisque c’est elle qui permettra de rendre un service pertinent à la société et de se battre pour que ce service ait sa place.
Il est vrai que, du moins en Afrique, peu de partenaires du Nord ont une politique de renforcement qui dépasse les domaines de la gestion administrative et financière, qui aille plus loin que savoir bien rédiger et justifier de projets. Le souci et la pertinence de développer des logiques multi-acteurs est peu présent. Or, c’est ensemble que l’on peut transformer la société, seul ou en petit groupe on ne peut faire guère mieux que de se conformer.
Vous êtes à présent au Congo. Quels sont à votre avis les priorités des associations de terrain en matière de renforcement de capacités ?
Au Congo, la priorité des associations est de se placer dans une perspective plus proactive. On constate qu’elles travaillent la plupart du temps sur le court terme, sautant sur n’importe quelle opportunité de financement et en restant en opposition avec le gouvernement.
Même la relation entre les ONG et les structures de base est conflictuelle. Les organisations de base se sentent instrumentalisées. Les ONG utilisent les « partenaires de base » pour obtenir des fonds ou comme clients pour des activités lucratives. Dans un environnement plus propice à l’entreprenariat privé et avec une politique gouvernementale qui impulse le développement rural (actuellement, c’est moins de 2% de l’agriculture !), la plupart de ces ONG à caractère économique changeraient de statut pour devenir des entreprises à finalité sociale. Actuellement plusieurs ONG sont par exemple des fournisseurs de semences et de crédits, et elles se font payer pour ces services. Si elles le font bien et de manière intègre cela se justifie, mais c’est difficilement compatible avec un esprit de renforcement de la base. Le contexte d’impunité s’étend aussi aux acteurs de la société civile.
Un autre défi complémentaire est la formation de base des animateurs et techniciens de terrain. La plupart des écoles professionnelles doivent survivre avec le minerval des étudiants - dont elles cèdent une partie au ministère pour payer les fonctionnaires ! Cela les empêche de donner un enseignement de qualité, de former des agents de développement au sens intégral, et le savoir être, le savoir faire et l’expérience professionnelle manquent pour ces jeunes qui sortent de ces écoles. Or les anciens partent ou meurent faute de soins médicaux appropriés, à cause des charges trop élevées, des accidents, de l’émigration, des meurtres… D’ici peu la génération qui a encore connu les réalités des années soixante aura disparu et sera remplacée par la génération « moulue » dans la culture de l’article 15 : « Débrouille-toi ».
En ce qui concerne la qualité de la réflexion, le cadre de référence demande à être rehaussé. Il faut investir dans les écoles techniques. Or ces écoles payent des taxes à travers l’envoi à Kinshasa d’une partie des primes des parents.
Comment qualifiez-vous la situation au Congo et au Kasaï en particulier ?
Je me trouve à Kananga, ville de plus de 800 mille habitants, sans eau et avec trois heures d’électricité tous les deux jours. La situation est déplorable et encore trop peu propice pour des investissements à long terme. Tout ce qui ne rapporte pas à court terme ne se fait pas, personne ne sachant ce qu’apportera demain.
ATOL y travaille avec l’ONG congolaise Inades Formation. Celle-ci travaille de pair avec des organisations paysannes pour renforcer leurs capacités en tant qu’acteurs économiques. Sous forme de pré-coopératives elles développent des activités leur permettant de développer certaines cultures en tant que filières porteuses. La vente des excédents à des prix rémunérateurs permet ainsi aux exploitations familiales d’avoir des revenus pour faire face aux coûts les plus urgents, éducation, soins de santé, amélioration de l’habitat. Mais avec un Etat absent la plupart du temps et qui est même contre-productif en termes de développement rural, cela n’est pas évident. Sans parler du fait que le gouverneur actuel réside à Kinshasa…
Au lieu de fêter les cinquante ans d’indépendance de mon pays de naissance, j’ai participé à un pèlerinage de cinq jours au Bas-Congo pour me recueillir avec quelques deux-cent congolais, dont la plupart des femmes. La majorité d’entre eux imploraient des miracles pour résoudre leurs problèmes insurmontables. Pour quelques-uns, c’était un acte de recueillement et d’humilité les préparant à une vie au service de leur peuple. Etincelle qui fera jaillir un jour la lumière…