Ou comment tenir compte simultanément des dimensions opérationnelle et politique de l’évaluation, par Brigitte Gaiffe
Les articles de cette édition d’Antipodes croisent des regards sur l’évaluation. Tout en questionnant la tendance actuelle à évaluer à tout bout de champ, ils mettent en lumière certaines pistes pour repenser l’évaluation et lui donner un sens pour les parties prenantes les plus concernées, dans les actions sur le terrain du développement ou de l’éducation au développement.
Lors d’un séminaire récent du CFIP, Thomas Périlleux souligne le risque de l’évaluation « tous azimuts », et de ses dérives, impératif de la quantification, fiction de la qualité, réduction de l’expérience… Toutefois, l’évaluation peut faire sens dans la reconnaissance du travail fourni et valoriser les processus à condition d’utiliser des indicateurs multiples et de jouer un rôle d’interprète entre les acteurs.
Si l’évaluation comme analyse du coût-bénéfice et la vision linéaire et objectiviste constitue la vision dominante chez les bailleurs de fonds, nous dit Mario Bucci du COTA, c’est parce qu’ils cherchent à se rassurer sur les deniers impartis. Il existe d’autres logiques. L’évaluation peut ouvrir à la réflexion sur les pratiques à condition que les questions posées intéressent les opérateurs et les destinataires des actions. La multiplicité des points de vues et la dimension relationnelle entre les acteurs conduira à une meilleure compréhension du pourquoi les changements se sont produits et comment. Rendre des comptes ? Aide à la gestion ? Apprentissage et réflexion critique ? Répondre aux besoins de l’une ou l’autre partie prenante ? Ampleur de l’évaluation ? Il faut faire des choix lors de la conception d’une évaluation pour qu’elle ait du sens et se rendre compte que la plupart des outils employés (cadre logique, gestion axée résultat, cartographie des incidences) ont été créés avant tout pour la planification. Alors, pourquoi ne pas penser à la recherche-action ?
Pour rechercher le sens, Philippe De Leener et Marc Totté, d’InterMondes, préfèrent parler de qualité plutôt que d’évaluation. Pour que l’évaluation soit réellement facteur de changement, il est nécessaire de prendre en considération les différents contextes, de réfléchir à la question du changement, spécialité occidentale, et à ce que l’on entend par partenariat. Pour renouveler la manière d’évaluer, un mode de pensée chinois peut nous guider : l’aptitude à utiliser les rapports de force qui existent, à partir avant tout de la volonté des autres pour accompagner quelque chose et ainsi être dans le processus, sans penser la finalité. InterMondes propose quelques clés pour construire la qualité à l’aune de trois excellences : technique, politique, organisationnelle et fonctionnelle.
Les méthodes doivent être adaptées au véritable objectif de l’évaluation nous explique Patrick Vanderhulst, d’ATOL. L’évaluation qui fait partie de la logique d’intervention par projets n’a rien à voir avec le renforcement organisationnel. ATOL privilégie l’accompagnement pour que les associations apprennent à s’évaluer afin d’en tirer des leçons et de les traduire dans de nouvelles approches. La grille méthodologique utilisée cherche à mettre en évidence des capacités sociales et relationnelles pour rechercher l’autonomie. Il s’agit de renforcer les capacités. Le projet peut être un échec mais si l’évaluation permet de savoir comment ne plus se tromper ou si elle a augmenté la motivation de mieux faire, alors elle aura été utile.
L’évaluation, envisagée comme un processus de recherche, peut aider à situer l’éducation au développement dans son environnement historique et social, écrit Mags Liddy. Une approche subjective de l’évaluation est plus appropriée pour évaluer l’éducation au développement. Associée à des méthodes de recherche qualitatives, elle peut nommer le moins visible et remettre en question les pratiques. Ainsi l’évaluation a un potentiel de transformation et peut refléter plus fidèlement l’éthique de l’éducation au développement.
C’est l’approche proposée par Mark Smith. S’inspirant du travail de Freire, il oppose l’approche bancaire de l’évaluation à l’approche dialogique qui place la responsabilité de l’évaluation sur les éducateurs et les participants. Considérée comme partie intégrante du processus et impliquant la réflexion-action, l’évaluation met ainsi l’accent sur le dialogue et recherche l’autonomie des acteurs. L’évaluateur devient alors un facilitateur. Smith considère les éducateurs comme des « connaisseurs », des artisans experts et des acteurs critiques. Par la recherche-action, l’évaluation permet d’avoir une réflexion critique sur l’efficacité de la pratique personnelle et professionnelle.
On doit aussi se poser des questions éthiques et politiques sur la justesse des actions, telles que celles avancées par Olga Nirenberg, du Ceadeal, dans le texte qui vient clore ce numéro.
Les besoins en matière de méthodes et d’outils d’évaluation sont importants. La démarche de recherche-action entreprise par ITECO en la matière est traversée par différentes demandes et tensions. C’est pourquoi il faut explorer parallèlement la dimension opérationnelle de l’évaluation (les outils pertinents) et la dimension politique de cet enjeu.
L’élaboration d’une stratégie partagée d’évaluation adaptée aux enjeux du développement doit se construire à travers un aller-retour permanent entre les réalités et préoccupations des acteurs et la formalisation de cadres de référence communs.
Les acteurs concernés sont conscients de l’importance d’évaluer les effets de leurs actions et ils recherchent une méthodologie et des outils qui leur permettent de renforcer la pertinence de leur démarche et de mieux comprendre les processus qui facilitent des changements individuels et collectifs en vue de la transformation sociale. Réduire une démarche d’évaluation à une logique de résultats limite l’émergence de nombreux apprentissages issus notamment du processus éducatif en lui-même et du contexte social et culturel dans lequel il s’insère, ainsi que des interrelations entre les acteurs en présence. La prise en compte de l’imprévu dans un espace-temps non cloisonné permet de découvrir des effets inattendus, souvent porteurs de sens.
Comment concilier dès lors de manière constructive la nécessité d’apprendre de la pratique à partir d’une méthodologie d’évaluation cohérente avec des principes et, d’autre part, de rendre compte aux bailleurs de fonds sur la pertinence des actions entreprises à partir d’un cadre imposé. Telle est la tension mais aussi le défi auquel nous voulons contribuer.
Le contexte belge de la réforme de cofinancement des ONG (avec l’évaluation au cœur de la logique ainsi que la méthode de gestion axée résultat) et le contexte européen avec la déclaration de Paris (transparence, qualité, efficacité, plus-value) entraine des débats sur les logiques d’évaluation, sur le degré d’autonomie du secteur associatif et du rôle de leurs fédérations.
Ce contexte débouche sur un certain nombre de tensions : Cherche-t-on l’objectivité à tout prix ou laisse-t-on d’abord la place à la subjectivité ? Est-il préférable d’évaluer à travers un regard extérieur ou de mettre en œuvre un processus d’évaluation en interne ? De s’attacher aux résultats ou de rendre prioritaire le regard sur les processus éducatifs ? D’analyser des données quantitatives ou de relever des éléments qualitatifs ? S’inscrit-on dans une dynamique de contrôle ou d’apprentissage ? Porte-t-on l’attention sur les changements individuels ou collectifs ? Ces pôles sont-ils complémentaires et dans quelle mesure ?
Par exemple, il peut y avoir objectivation et subjectivation, adopter une logique d’évaluation objective en responsabilisant les individus. L’accent peut être mis sur l’un ou sur l’autre selon les moments de l’évaluation. Il est nécessaire néanmoins d’expliquer les logiques et ce n’est pas toujours simple. Il ne faut pas non plus oublier les autres acteurs du contexte.
Les ONG rencontrent certaines difficultés : peu ou pas de moyens pour faire un travail d’identification avant la conception d’un projet éducatif, peu de diagnostics (base line) de référence pour ce qui est du contexte et des publics, peu de temps et de ressources dégagés pour faire une évaluation de qualité, risque de prendre plus de temps à évaluer qu’à mettre en œuvre une action, difficultés d’appropriation des instruments des bailleurs de fonds et simultanément défense des principes et des méthodes de l’éducation au développement.
Aussi, comment distinguer les notions de redevabilité (rendre compte) à l’égard des bailleurs et d’apprentissage des pratiques, comment évaluer l’impact des actions à moyen et long terme, comment évaluer les changements induits par les actions en matière de comportements et des valeurs (d’autres variables interfèrent : d’autres acteurs, le contexte).
Les difficultés sont donc à la fois d’ordre politique, institutionnel, méthodologique, organisationnel, individuel... A côté des processus d’essais et d’erreurs, les acteurs concernés ont besoin de références en termes de cadres théoriques, de regards extérieurs constructifs, d’échanges de pratiques méthodologiques et d’autres champs éducatifs. Voici donc notre contribution présente à ce vaste chantier.
Bonne lecture.