Combien de fois Chicossi a-t-il brandi une arme ? La question est inutile. De toute façon, il a brandi plus souvent une houe
La guerre est vieille en Angola. Gusmão Jerónimo Chicossi est plus vieux que la guerre. Il l’a vu se développer et il en a appris l’essentiel : « Pour celui qui est mort, tout est déjà résolu. Ce sont les vivants qui méritent les larmes et, surtout, les efforts ». Il y a des choses qu’il a du mal à regarder et il doit pourtant les voir tous les jours, depuis des années. « Cela me fait mal de voir des enfants qui serrent les dents parce que leur mère n’arrive pas à leur procurer ce dont ils ont besoin. Elle n’arrive pas, n’arrive pas... Cela me fait mal, en sachant qu’avec peu de chose on parviendrait à surmonter en partie cette misère ».
En tant qu’agent de développement communautaire, Chicossi partage au jour le jour mille petites choses avec les paysans de Huambo qu’il connaît bien. Peut-être les paysans le connaissent mieux encore. Ils ne le disent pas, mais cela se voit dans leurs visages lorsque Chicossi arrive dans les villages pour expliquer, en langue umbundo, comment faut-il coucher le maïs par terre ou utiliser les semences de tournesol. « Aujourd’hui nous en sommes à cultiver le soja, parce qu’il n’y a pas de lait. Ainsi, ils vont arrêter de souffrir. Nous l’avons déjà fait dans les années quatre-vingt ».
Chicossi travaille depuis 2000 dans une ONG angolaise, Action pour le développement rural et l’environnement, ADRA. « ADRA correspond à ce que je souhaite. J’aimerais tellement que quelqu’un fasse la même chose à Catabola où se trouve mon père ». Chicossi a reçu son nom du père de son père, mort en 1921. « Une personne qui a vécu le traumatisme de la guerre doit faire un choix : soit elle reste ici, dans un camp de réfugiés (il y en a deux à Caála), à souffrir, soit elle prend le risque de rentrer chez elle. C’ est une maison de paille mais il a à manger ». En écoutant Chicossi on perçoit que le plus douloureux pour lui « en tant qu’Angolais » ce n’est pas la violence mais la pauvreté. Le cumul de la pauvreté et la misère la plus abjecte c’est le manque de dignité. « Celui qui reçoit ne peut pas choisir et, dès lors, ne développe pas sa personnalité ».
« Je dois penser au lendemain, mais le gouvernement n’a pas cette méthode », continue Chicossi, qui a commencé son activité d’agronome avant l’Indépendance (1975), au sein de l’Extension rurale d’Angola. « Nos amis du ministère d’agriculture ont aussi des semences et des connaissances en agriculture mais leur fonction est uniquement de les distribuer ». ADRA refuse de donner quoi que ce soit. « Cette année nous avons distribué 64 tonnes de maïs pour ensemencer à Cuima. Cela n’aurait pas de sens que les bénéficiaires viennent redemander l’année prochaine.
Sortir la population d’une culture de parasitisme généralisé est un travail d’Hercule pour les équipes de Huambo. « Au début, les individus étaient assis et nous demandaient ce que nous avions à leur offrir ». Avec le temps, ils apprennent à être exigeants, avec eux-mêmes et avec les autres. Au fond, Chicossi croit au même diagnostic fait par les mentors de l’Extension rurale dans les années soixante : le haut plateau central de l’Angola « c’est la terre des Umbundos, un peuple d’agriculteurs habiles, laborieux et ouverts aux innovations techniques ».
Plus loin que les semences, les labours et les arrosages, Chicossi n’oublie pas qu’il est important d’éduquer le peuple angolais à la paix. « Une éducation à la citoyenneté qui intègre des explications sur la législation gouvernementale. Une éducation qui montre que cette terre est à nous et la responsabilité repose sur nous de ne pas approfondire les crises ».
Chicossi a aussi l’âge de savoir qu’il y a « peu de différences » entre les paysans des deux bandes qui se sont fait la guerre pendant trente ans, l’Unita et le gouvernement. « La misère est la même ». Il sait de quoi il parle.
« Cela fait trente et un an que je fais ce que je veux : enseigner aux autres ». Il y a une lacune dans son récit, entre 1975 et 1999. « J’étais avec l’Unita » révèle Chicossi. Ainsi s’éclaircit le mystère des visages des paysans de Cuima, de Caála, du km 25, qui le voyaient arriver avec un mélange de soulagement et de surprise : au fond, « oncle » Chicossi est arrivé aussi du maquis comme eux.
Fut-ce par conviction ou par hasard ? « J’ai commencé au service de l’agriculture de l’Unita en août 1980. Cette année-là nous avons acheté les deux premiers tracteurs -des Ford 50010- et deux systèmes d’irrigation du maïs -moteur Magiro avec 120 asperseurs- de manière à ce que le mouvement produise sa propre alimentation, notamment dans les bras du fleuve Luiana, surtout avec les tracteurs, pour nourrir les Forces armées de libération de l’Angola, de Jonas Sabimbi. Entre 1997 et 1999, Chicossi est devenu secrétaire adjoint de Dario Daniel Katata, responsable de la politique agricole de l’Unita et à présent vice-ministre de l’agriculture à Luanda.
Chicossi a refusé d’accompagner la fuite de la cupule militaire de l’Unita lors de la chute du double quartier général à Bailundo et Andulo, en octobre 1999. Les généraux de Savimbi ont fui vers l’Est. Chicossi et un petit groupe de cadres fuirent vers l’Ouest. Il a été arrêté pendant qu’il vaquait à son activité de cadre agricole. « Nous allions en direction de Cuanza Sul parce que je voulais y trouver quelques pieds de maïs d’une variété précoce, qui développe l’épi en trois mois ».
La biographie de Chicossi est étrange mais vraie. Et c’est cela qui l’a sauvé. Les services d’intelligence du gouvernement ont confirmé leur histoire lorsqu’il fut capturé par le gouvernement. On l’a laissé en paix. Chicossi sourit à peine derrière ses grosses lunettes qui remplissent son visage. Encore quelque chose qu’il a appris avec l’âge : « Nous sommes en guerre. Et la guerre fait disparaître les gens. Pas les tirs, la faim ». Il reste à demander à Chicossi combien de fois il a brandi une arme. Mais c’est une question inutile. De toute façon, il a brandi plus souvent une houe (PRM).