Cap-Vert

Mise en ligne: 17 octobre 2005

Une fois les arbres disparus, on l’a mis à la retraite

La difficulté du vieux Kodé n’est pas le chômage. Il a un emploi et il est en bonne santé. Le problème est qu’il s’éteint. Pendant des années il fut garde forestier, il protégeait les plantations. On l’a mis à la retraite une fois les arbres disparus. En 1988 il est devenu puisard -c’est un métier- à Achada de São Francisco. Mais l’eau a disparu du village. On perçoit la frustration de Kodé, assis sur le sol de la fabrique de corbeilles (ils sont allés le chercher, ils l’ont réveillé, ils l’ont fait venir et la conversation nous donne soif), déployant ses mains minces sur les genoux. Professionnellement, Kodé s’est spécialisé en gardien de choses qui disparaissent. Tout compte fait, il n’a jamais fait autre chose. « Là en bas, sur les terres de César António Silva, il y avait beaucoup de cultures, des légumes, du manioc, de la canne à sucre ». « Et de la pourghère » (Jatropha curcas), ajoute Elísio Rodrigues. « Ces terres ne produisent presque rien à présent ». Elísio Rodrigues, cadre agricole « prêté à la sociologie » les a connue vertes et fertiles, lorsque, bien avant l’Independance, il a connu les sols, la flora du Cap Vert en travaillant pour la Brigade technique du développement rural.

(-C’est quoi cette fleur qui pousse partout, au bord de la route, là où rien ne pousse ? C’est de la babosa, un cactus utilisé pour des soins de beauté. Aux Etats-Unis on l’encapsule pour la vendre sous le nom d’aloès. Elle nettoie le sang).

La pourghère, comme on appelle ici l’épine blanche (une sorte d’acacia pour être plus exact) était utilisé pour éclairer les maisons, rappelle Elísio Rodrigues. La chandelle de pourghère -cafuca ou fatcho, termes dont seuls les vieux se rappellent encore- se faisait en enfilant des fruits de la plante sur un fil de feuille de palmier. On l’allumait et en brûlant elle éclairait bien parce que c’est une matière huileuse. Elle a une flamme à l’épreuve du vent. Cela sentait fort et faisait de la fumée noire. Les maisons noircissaient, les nez aussi. Encore une disparition, ces chandelles ont disparu avec l’utilisation des bougies et du pétrole.

La pourghère ne tâche pas. Elle nettoie. C’est à partir de la pourghère que l’on fait ce que l’on appelle le « savon de terre ». Elísio Rodrigues explique cela par le menu détail : la pourghère a des semences dans les capsules, des sortes d’amandes entourées de pulpe, alors on mout cette pulpe, qui devient une pâte, et on la cuit avec des cendres pour lui ajouter de la potasse.

Kodé a 70 ans. « Dans le temps, il y avait de l’eau à souhait. On en prenait tant qu’on voulait. On se baignait dans la rivière. Là même où à présent il y a la fabrique de corbeilles, c’était des prairies ». Elles se sont appauvries et ont fini par mourir. « Maintenant, il y a à peine une surface boisée ci et là, ce n’est pas assez », explique Elísio Rodrigues. Après l’Indépendance, on a essayé de reboiser, presque toujours sur base du travail volontaire. « Encore aujourd’hui il y en a qui font du « savon de terre », mais il n’a plus de valeur commerciale ».

En exhibant ses bidons se dresse la mercerie du village, un cube d’ombre pris au frais de la nuit, ayant le minimum d’ouvertures pour que l’ombre ne s’échappe ni suffoque. Dedans il y a une petite caisse, blanche et débranchée. Si on ouvre sa bouche, on fait sortir des bouteilles d’eau du Portugal et des coca-colas (il y a d’autres variétés mais le grogue, le rhum local, serait foudroyant à cette heure chaude).

En attendant, la seule mercerie aux alentours qui vend de l’eau du Cap-Vert fonctionne en fréquence modulée : c’est une annonce radiophonique, qui chaque heure fait la promotion de l’eau minérale Rotcha, en expliquant qu’il s’agit d’un liquide purifié dans des cailloux volcaniques, enfermé dans les plus hauts sommets de l’île de Santiago pendant plus de cent ans.

Comme ailleurs au Cap-Vert, la communauté d’Achada de Sao Francisco insiste avec les acacias. C’est un arbre de choc, une sorte de chameau-pirate, avec une seule béquille, une chevelure légère, une poussière de vert qui trompe car, d’après les spécialistes, les acacias peuvent tenir bon le temps qu’il faut pour, ensemble et peu à peu, condenser l’humidité de l’air. D’autres spécialistes, et celle-ci est la version préférée des ignares parce qu’elle est catastrophiste, se méfient de ces plantes. Ils accusent les acacias de cacher leur jeu : peu de corps en surface mais tellement gourmandes en eau en dessous, que leur racines prennent le peu d’eau qui reste et accélèrent ainsi le cycle de la désertification.

Impossible de récolter l’opinion de l’acacia au moment de fermer cette édition.

La bouteille a chauffé. Kodé me passe le goulet chaud de sa salive avant de retourner à ses poules. Il sait combien il y en a mais, pour une raison quelconque, il ne me le dit pas. « Cette portée est nouvelle. J’en avais d’autres mais on est venu de la ville me les voler ». La profession de gardien est très spécifique. On apprend à garder des arbres, de l’eau, des poules, des gens, même des rêves, pourquoi pas. Mais tout cela en même temps, aucun gardien, aussi vieux soit-il, n’y arrivera pas.

Quel pays bizarre ! (PRM)