Le changement au sein d’une formation à la communication interculturelle, par Jean Claude Mullens
Comme l’explique le COTA, « pour certains processus humains ou sociaux, il peut être difficile de quantifier l’indicateur ». Une manière de dépasser cette difficulté est d’établir selon le COTA des échelles d’appréciation : « Le recours à des mesures d’appréciation de performance (satisfaction des bénéficiaires sur leur degré de sensibilisation à une thématique par exemple) peuvent permettre de quantifier ». Cette proposition semble répondre à la difficulté de formuler des indicateurs quantitatifs permettant de mesurer des choses aussi complexes que des changements de comportements, de représentations, d’attitudes, ou de valeurs.
Il est cependant difficile pour nous de partager une telle proposition. Si nous éprouvons un certain plaisir (légèrement narcissique) face à la satisfaction de notre public, nous n’en demeurons pas moins critiques face à ce type d’appréciation. Nous savons en effet par expérience que les critères et les échelles d’appréciation utilisés par les participants peuvent reposer sur des éléments relativement secondaires par rapport aux objectifs pédagogiques que nous nous assignons : plaisir de l’entre soi, satisfaction d’avoir été écouté, d’avoir pu exprimer son point de vue, d’avoir le sentiment que ce point de vue est respecté ou partagé, et cela indépendamment de la pertinence de celui-ci. Cette approche critique de la satisfaction ne signifie pas pour autant une absence de considération à l’égard du point de vue des participants. Il s’agit plutôt d’affirmer la nécessité d’une médiation entre la perspective des formateurs, des participants, et des institutions. Ce travail de médiation est d’autant plus important dans le contexte actuel que le modèle client-prestataire a tendance à se généraliser.
Si les mesures d’appréciation de la performance comme les indicateurs de satisfaction sont effectivement inadaptés au domaine de la formation, que faire ? Face à cette question, on peut tout d’abord faire l’hypothèse que les formateurs (et les participants) ont tendance à relever des indices d’évaluation tout au long du processus de formation. On peut définir la valeur relative de ces indices à partir des objectifs pédagogiques et politiques, des motivations participants, des enjeux personnels ou contextuels, mais aussi à partir d’un ensemble de savoirs d’ordre épistémologique et méthodologique.
Pour définir la notion d’indice d’évaluation, on pourrait partir de l’exemple de la fumée. La fumée est l’indice du feu. La fumée (l’indice) ne répond à aucune volonté établie de signifier quelque chose. La fumée (l’indice) ne s’inscrit pas non plus dans un code déterminé. De manière plus précise, on pourrait définir le concept d’indice à partir de Charles Senders Peirce : l’Indice est un signe qui fait référence à un Objet (par exemple le feu) qu’il dénote en vertu du fait qu’il est réellement affecté par cet Objet. Dans la mesure où l’indice (la fumée) est affecté par l’Objet (le feu), il a nécessairement certaines qualités en commun avec cet Objet, et c’est sous ce rapport qu’il réfère à l’Objet [1].
Dans le cadre qui nous occupe, notre Objet serait donc les changements de comportement, de représentation, d’attitude, ou de valeurs. Quant à l’Indice, il porterait sur les signes, les manifestations, les expressions de ces différents changements. C’est donc à partir de l’identification et de l’interprétation d’un certain nombre d’indices de changement que les formateurs évaluent l’impact d’un processus de formation.
Cette manière d’appréhender l’évaluation en termes d’indices nous semble particulièrement intéressante dans le domaine de l’éducation où les facteurs de changement sont plus difficiles à évaluer que dans le domaine de la production matérielle. Il s’agit aussi pour nous de reconnaître les limites de nos actions pédagogiques face au poids des processus de socialisation et d’enculturation si déterminants dans le reproduction de nos manières d’être au monde. Choisir la notion d’indice, c’est aussi affirmer nos doutes, nos questionnements face à la profondeur et la durabilité des changements que nous essayons de susciter. L’utilisation de la notion d’indice vise également à rappeler que l’évaluation d’un processus pédagogique est d’abord et avant tout un acte d’interprétation. (A cet égard, la formulation d’indicateurs quantitatifs n’abolit en rien l’acte nécessaire d’interprétation par l’évaluateur, les évalués ou le pouvoir subsidiant.)
Enfin, nous voudrions à travers ce texte proposer quelques pistes pour penser l’évaluation au sein même du processus de formation. Pour y parvenir, nous nous appuierons sur les formations à la communication interculturelle que nous animons, et plus particulièrement sur la phase d’analyse des chocs culturels. Malgré la spécificité de ce type de formation, nous pensons que les indices de changement que nous essaierons d’identifier pourraient être adaptés à d’autres types de formation ou d’activités pédagogiques, dont le point commun serait l’éducation aux valeurs.
Lors des formations d’ITECO à la communication interculturelle, nous utilisons régulièrement la méthode d’analyse des chocs culturels ou incidents critiques élaborée par Margalit Cohen-Emerique. Pour rappel, Margalit Cohen-Emerique définit le choc culturel comme une expérience émotionnelle et interculturelle qui apparaît chez ceux qui, placés par occasion ou profession hors de leur contexte socioculturel, se trouvent engagés dans l’approche de l’étranger. Le choc culturel peut également être défini à partir des réactions émotionnelles qu’il suscite : dépaysement, frustration, rejet, révolte, anxiété, ou sur un mode positif, étonnement, et fascination.
Cette méthode est d’abord et avant tout un outil de formation. Cependant, envisagée en tant qu’outil d’évaluation, la méthode d’analyse des chocs culturels permet aussi aux formateurs d’évaluer au sein même du processus de formation le renforcement des capacités de décentration, de compréhension du cadre de référence de l’autre et de négociation des participants.
Les activités qui précèdent l’analyse des chocs culturels sont généralement consacrées à des exercices de décentration, ainsi qu’à des apports plus théoriques sur les notions d’identité, de culture, d’interaction interculturelle, de zones sensibles ou d’images guides. Quant aux activités qui suivent l’analyse, elles visent à amener les participants à expérimenter la démarche de négociation interculturelle à travers des jeux de rôle ou des mises en situation.
Concrètement pour ce qui est du déroulement de la méthode d’analyse des incidents critiques, les formateurs demandent aux participants de rédiger un texte relativement court relatant une situation de choc culturel. Les consignes pour la rédaction de l’incident sont les suivantes : le choc culturel doit avoir été vécu personnellement, porter sur une situation limitée dans le temps et dans l’espace, et poser des problèmes de fond concernant soit la pratique professionnelle soit, de façon générale, le respect des différences en milieu multiculturel.
Après la rédaction des incidents critiques, les formateurs constituent des sous-groupes de maximum cinq personnes. Chaque membre du sous-groupe présente alors brièvement sa situation de choc culturel. Après la présentation des incidents critiques, les membres du sous-groupe choisissent une situation à analyser. Par rapport au choix de l’incident, le groupe est encouragé à privilégier l’analyse d’une situation suffisamment intéressante au regard des difficultés qu’ils rencontrent. Ensuite, les formateurs présentent au sein de chaque sous-groupe la grille d’analyse de Margalit Cohen-Emerique. Les membres du sous-groupe sont alors invités à désigner un rapporteur. La personne dont on analyse le choc culturel ne doit pas être désignée comme rapporteur. Les autres membres du sous-groupe essayent d’aider le narrateur à se décentrer et à donner de la consistance à la situation analysée. Pour y parvenir, ils disposent de la grille d’analyse de Margarit Cohen-Emerique. Ils sont également invités à formuler d’autres questions de manière à avoir une bonne description et compréhension du contexte, des acteurs, et des enjeux. Les formateurs encouragent les membres du sous-groupe à adopter une attitude de non jugement à l’égard des acteurs impliqués dans la situation analysée. Compte tenu de l’absence de certains acteurs, le sous-groupe ne peut répondre à certaines questions de la grille qu’en formulant des hypothèses d’interprétation provisoires. Lorsque l’analyse est terminée les sous-groupes se réunissent pour une mise en commun.
Avant d’entamer l’analyse d’un incident, le sous-groupe présente brièvement sa situation de choc culturel. Ensuite, le rapporteur fournit les éléments de réponse à la première question. Après chaque question, l’ensemble du groupe est invité à formuler de nouvelles questions pour enrichir l’analyse. Le rôle des formateurs est de pousser l’analyse le plus loin possible de manière à pouvoir orienter et renforcer par la suite certaines hypothèses d’interprétation ou pistes de négociation. Les formateurs doivent réguler les discussions pour éviter d’aborder des questions qui seront envisagées ultérieurement. Lorsque l’analyse d’un incident s’essouffle les formateurs peuvent soit synthétiser les différentes discussions et propositions, si l’analyse a été suffisamment loin, soit reprendre l’analyse à partir de nouvelles questions visant à enrichir les pistes d’interprétation et de négociation. Les formateurs ont également la responsabilité de questionner les participants par rapport aux interprétations et pistes de négociation les moins fondées d’un point de vue critique (analytique) ou les moins intéressantes en termes de perspective pratique.
Après l’analyse des incidents critiques, les formateurs relèvent les indices de changement individuel et collectif apparus lors de l’analyse. Ils peuvent également s’appuyer sur d’autres documents (prises de notes précédant l’exercice d’analyse des incidents critiques, textes et documents produits par les participants), ainsi que sur leurs interprétations concernant tel ou tel réflexion ou comportement (cf. petites observations non écrites). A partir de ces éléments, les formateurs vont construire une évaluation de la formation en confrontant les objectifs et les indices de changement apparus lors de l’analyse des incidents critiques. Les observations et les interprétations les plus intéressantes sont ensuite retranscrites dans un rapport d’évaluation.
Les formes que peuvent prendre les indices de changement dans un groupe donné sont généralement imprévisibles a priori. Ces indices peuvent porter sur l’évolution des énoncés produits par les participants, le type d’arguments mobilisés, les postures adoptées par rapport à certaines questions, les manières d’évoquer une situation, de questionner, de comprendre un comportement, de se focaliser individuellement ou collectivement sur telle ou telle interprétation, les remises en question, etc. La liste des indices d’évaluation est donc ouverte. S’il est difficile d’anticiper les indices de changement qui apparaîtront dans un groupe donné, à partir de l’analyse d’une situation précise, il nous semble toutefois possible de regrouper ces indices sous des catégories génériques que l’on pourrait associer à des objectifs spécifiques.
1) Les indices exprimant un renforcement des capacités de décentration des participants par rapport à leurs comportements, représentations, attitudes, et valeurs (en lien avec l’objectif spécifique : renforcer et développer les capacités de décentration des participants).
Comme l’écrit Martine Abdallah-Pretceille, « L’ouverture aux autres relève d’un apprentissage au même titre que les autres fonctions cognitive, sensorielle, physique, esthétique… Il faut se garder de tout spontanéisme et empirisme » [2]. En tant qu’être social, nous sympathisons en effet plus volontiers avec nos proches, nos parents, nos semblables. Face à ce constat, l’un des enjeux de la pédagogie interculturelle est d’amener les participants à se décentrer, c’est-à-dire à mieux cerner leurs perceptions sélectives, leurs peurs à l’égard de l’étranger et de l’étrange, leurs préjugés, leurs ethnocentrismes, leurs tendances à la schématisation des différences et enfin leurs attitudes de dévalorisation, de discrimination et même de racisme, autant d’écrans cognitifs et affectifs qui font obstacle à une ouverture à la culture de l’autre, et à la reconnaissance des différences.
Pour évaluer l’appropriation de la démarche de décentration, l’équipe pédagogique relève les éléments (événements) les plus significatifs en termes d’évaluation et d’évolution individuelle et collective apparu lors de l’analyse (cf. indices d’évaluation). Parmi ces éléments et événements significatifs, les manifestations et expressions : 1) de la méfiance des participants à l’égard de leurs premières impressions ; 2) de leur questionnement à l’égard de leurs « images guides », c’est-à-dire à l’attention qu’ils accordent aux valeurs implicites à travers lesquelles sont décodées et évaluées les comportements, attitudes, et représentations ; 3) du passage d’un mode de penser plutôt normatif et essentialiste à un mode de penser plutôt descriptif, relationnel et contextuel par rapport à l’altérité ; 4) de la remise en cause de leurs « évidences » et de leurs modèles technico-scientifiques occidentaux ; 5) d’un questionnement par rapport à la conception individualiste de la personne ; 6) de la reconnaissance des conflits de valeurs ; 7) de la méfiance des catégories sociales utilisées par les acteurs ; 8) de la relativisation du concept de besoin ; 9) du refus des approches diagnostiques qui disqualifient l’autre ou qui visent à masquer l’impuissance ; etc.
2) Les indices exprimant un renforcement des capacités de compréhension du cadre de référence de l’autre (en lien avec l’objectif spécifique : renforcer et développer les capacités de compréhension du cadre de référence de l’autre).
Comprendre le cadre de référence de l’autre consiste à découvrir les lignes de force d’une autre culture et les références fondamentales de cette culture, qui s’exprime de manière singulière au sein de chaque personne. La culture de l’autre doit être saisie dans ses changements, c’est-à-dire, en tenant compte du processus d’acculturation que les individus et les groupes vivent.
Pour évaluer l’appropriation de la démarche de compréhension, l’équipe pédagogique relève les éléments (événements) les plus significatifs en termes d’évaluation et d’évolution individuelle et collective apparu lors de l’analyse (indices d’évaluation). Parmi ces éléments et événements significatifs, les manifestations et expressions : 1) d’une plus grande prise en compte des contextes socio-historiques (cf. modèles de développement, analyses sociopolitiques, répartition des richesses, évolutions des relations Nord-Sud, législation, migrations internationales, etc) sur les pratiques et les représentations des participants ; 2) de l’adoption d’une attitude de neutralité axiologique par rapport à l’altérité (non-jugement, relativisme méthodologique) ; 3) de l’identification d’informations sur l’interlocuteur et sur le contexte pour donner sens à la situation de choc culturel ; 5) de l’adoption d’une approche complexe intégrant plusieurs hypothèses ; 6) de la production de représentations synthétiques permettant une meilleure visualisation des relations entre acteurs, et entre acteurs et contextes (exemples : génogramme, représentations de l’espace physique, etc) pour analyser la situation ; 7) de la reconnaissance à l’égard de l’autre d’un degré égal de rationalité ; 8) de la connaissance des normes culturelles de l’autre ; 9) de la réflexion autour de la notion de cohérence par rapport aux gestes, aux paroles, aux pratiques, aux discours ; 10) de la différenciation entre dénotation et connotation des mots ; 11) des réflexions d’ordre épistémologiques ou méthodologiques (cf. discussions autour des concepts de culture, d’ethnie, de race, d’interaction interculturelle, etc).
3) Les indices exprimant un renforcement des capacités de négociation des participants (en lien à l’objectif spécifique : renforcer et développer les capacités de négociation).
Jusqu’où tolérer les différences sans menacer sa propre identité ? Jusqu’où le respect de l’un est-il possible sans porter atteinte à l’autre ? Le processus de négociation vise à aboutir à un minimum d’accord, de compromis. Il s’agit en quelque sorte de trouver un champ d’accord commun pour éviter la violence symbolique. Il y a violence symbolique lorsqu’un protagoniste arrive à imposer son cadre de référence à l’autre. C’est le cas de l’assimilation qui nie l’autre dans ce qu’il est, ou l’attitude d’indifférence qui consiste, sous couvert du respect de la différence, à nier l’autre. Il est donc important de trouver un minimum de compromis en cernant les limites au-delà desquelles chacun des protagonistes ne peut aller, soit parce qu’il a le sentiment de perdre son identité, soit parce qu’il se marginalise par rapport à son groupe, soit encore parce qu’il se met en faute au regard de sa mission professionnelle.
Pour évaluer l’appropriation de la démarche de négociation, l’équipe pédagogique relève les éléments (événements) les plus significatifs en termes d’évaluation et d’évolution individuelle et collective apparus lors de l’analyse (indices d’évaluation). Parmi ces éléments et événements significatifs, les manifestations et expressions : 1) de l’identification de pistes de négociations pertinentes par rapport aux contextes, aux enjeux, et aux ressources mobilisables ; 2) de la reconnaissance de la force des valeurs et des besoins de l’autre ; 3) du passage du registre personnel au registre professionnel, et vice versa ; 4) de la perception de la situation comme un défi, une occasion d’apprentissage, plutôt que comme une source d’anxiété ; 5) de la disposition à faire des détours par rapport à l’objectif fixé ; 7) de la référence à une parole transcendante (allégorie, proverbe, citation) qui permet de rapprocher les protagonistes de la situation ; 8) de l’anticipation de difficultés qui pourraient survenir ; 9) du recours à un médiateur pour rapprocher des positions opposées ou éloignées ; 10) de l’identification de marges de liberté et de négociation des protagonistes ; 11) du refus d’entrer dans une escalade symétrique ; 12) de l’identification d’objectifs communs ; 13) de la reconnaissance de l’interdépendance ; 14) de l’instauration d’espaces de négociation.
Envisagé en tant qu’outil d’évaluation, l’exercice d’analyse des incidents critiques présente l’intérêt de prendre en compte des éléments d’évaluation (indicateurs et indices de changement) assez fins (subtiles), ordinairement négligés par les évaluations classiques de type quantitative. Par ailleurs, cet exercice présente l’atout d’évaluer les acquis des séquences pédagogiques précédentes, tout en fournissant des indications sur les questions et thématiques à approfondir ou à repréciser avec le groupe ultérieurement. On peut donc voir cet exercice comme un bon outil d’évaluation à mi-parcours.
Quant aux limites, l’exercice d’analyse des incidents critiques est surtout adapté à des formations plus ou moins longues (de trois à six jours) portant spécifiquement sur les relations interculturelles ou l’éducation aux valeurs.
L’utilisation de la méthode d’analyse des chocs culturels nécessite une certaine expérience en analyse de groupe, ainsi qu’une bonne connaissance des principaux concepts et théories liés à la communication interculturelle ou à l’éducation aux valeurs.
Enfin, pour ce qui est des variantes, l’interprétation des résultats peut se faire avec une personne ressource extérieure à la formation, moins affectée par le processus de formation.