Gare au gorille !, par Brigitte Gaiffe
Les indicateurs d’objectifs et de résultats semblent être la dernière marotte des bailleurs de fond. Les ONG d’éducation au développement n’échappent pas à cette contrainte. Mais cette contrainte peut-elle devenir un atout ?
La détermination d’indicateurs est souvent un casse-tête. En effet, comment « indiquer » les changements véritables provoqués par une campagne de sensibilisation ou par une action éducative alors que tant d’autres facteurs ou influences peuvent jouer sur les personnes qui sont sensibilisées ou formées ?
Sur base de théories du changement et d’expériences diverses dans le développement et dans le monde de l’action sociale et culturelle associative, les articles qui suivent proposent quelques points de repères ou de vigilance dans cette recherche d’indicateurs.
Les textes de Xavier Guigue et de Jean Blairon sont à la fois un appel à la réflexion sur la spécificité des ONG et des associations sociales et culturelles et une mise en garde sur les intentions qui se cachent derrière l’usage de l’évaluation et des indicateurs ; certaines visées politiques semblent conduire à l’enfermement du monde associatif et des ong dans des logiques contraires au sens de leur travail.
Jean Blairon voit, dans l’obligation d’évaluation depuis ces dernières années, une mise en doute, par le discours ambiant, du sens et des valeurs que donnent à leur pratique les collectifs associatifs ; l’imposition d’un modèle d’efficacité technocratique et de contrôle, est destinée, sous couleur d’objectivité, à déstructurer les pratiques associatives en voulant tout programmer, à « devoir se dire dans les mots du dominant ».
Au lieu de chercher à vérifier la conformité des résultats par rapport à des normes externes, imposées par un pouvoir extérieur, pour contrôler, Jean Blairon invite à valoriser la pratique des associations qui s’appuient sur l’intervention institutionnelle. Dans cette démarche, l’évaluation pose des questions stratégiques pour optimaliser l’action dans une recherche de sens et de valeurs. Elle s’opère de manière collégiale chaque fois qu’elle est nécessaire et soumet à l’ensemble des protagonistes les analyses et les changements stratégiques potentiels.
Xavier Guigue pointe dans les principes de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement et celle d’Accra, une volonté de transformer les ong en instruments de coopération de l’Etat par le biais de la concentration, de la coordination et de la spécialisation. La mise en œuvre de la Gestion axée sur les résultats par les pouvoirs publics pousse à choisir des indicateurs en fonction de critères principalement techniques et quantifiables sur le court et moyen terme ; ce modèle risque de « se transformer en un instrument de contrôle politique » lorsqu’il s’agit d’évaluer les résultats d’actions qui n’ont de sens que sur la durée. Le renforcement de la société civile est perçu comme un simple transfert et non plus en fonction de critères politiques basés sur une analyse du contexte et de sa complexité. Cette démarche rentre donc en contradiction avec le rôle des ONG qui visent le développement à long terme par le combat contre les injustices et les causes qui les génèrent. Le concept d’efficacité, et les indicateurs qui lui sont liés, prend un autre sens lorsqu’il est lié à une projet politique porteur de justice et non de dépendance.
L’article sur l’évaluation expérimentale en réseau attire notre attention sur l’introduction de nouvelles techniques « scientifiques » d’évaluation dans le monde de l’enseignement et de l’entreprise qui pourraient bientôt vouloir être appliquées dans le monde associatif. Gare au gorille !
Tous ces articles montrent à quel point la perspective dans laquelle on se situe (ce qu’il y a en amont) et la démarche (stratégie et méthode) adoptée pour l’évaluation orientent le choix d’indicateurs. Alors quel sens donnons-nous à l’évaluation de nos actions ?
Pour Marc Totté, la détermination d’indicateurs et de suivi du changement rentre dans une perspective stratégique. S’il est difficile d’informer d’un impact global, il est essentiel d’informer des effets pour questionner au jour le jour les projets de développement dans une perspective systémique. Mais le changement ne se décrète pas à l’avance ; il doit partir des ressources et des possibilités internes du système, mais aussi être voulu par les gens. Privilégier l’accompagnement du changement (expérimenter, réajuster, dialoguer) permet de respecter la demande des bénéficiaires cibles et d’éviter la soumission aux contraintes de la logique du projet et de son financement. L’analyse des effets et la démarche axée sur la qualité facilitent le repérage et le suivi du changement au quotidien. En se mettant à l’écoute des bénéficiaires et en se laissant interpeller par ses pratiques, ces méthodes permettent de faire la distinction entre la qualité recherchée pour et avec les bénéficiaires et celle voulue par le financeur.
L’illustration faite par Cecilia Díaz Weippert à partir du projet « La Vache mécanique » en Amérique Latine apporte de l’eau au moulin sur l’importance de l’angle de vue adopté pour formuler et vérifier des indicateurs. Sur base des objectifs et des indicateurs fixés au démarrage, un même projet peut être considéré comme un échec ou comme une réussite selon la partie concernée ; s’agit-il du financeur, du public donateur, du partenaire ou des bénéficiaires ? Chacun aura son regard particulier sur les résultats et les effets du projet en fonction de ses intérêts principaux. Ainsi un projet spécifique peut s’avérer être la pièce d’un puzzle, un moyen pour un objectif beaucoup plus large et à long terme. L’ensemble des enjeux et des dimensions n’est donc pas toujours visible immédiatement. Cecilia Díaz Weippert invite donc à évaluer les changements provoqués par un projet, plusieurs années après l’avoir mis en œuvre, et à les étudier en plaçant le partenaire et les bénéficiaires au centre de l’évaluation.
Tout changement est-il bon ? L’article d’Adélie Miguel Sierra interroge sur la valeur et le sens du changement recherché. Que changer, pourquoi, comment ? Les théories du changement qui décryptent les composantes et les processus du changement, les motivations et les freins au changement -notamment en formation- les liens entre les personnes et l’action, nous mettent sur la voie d’indicateurs pour observer les changements et relever des indices dans le cours d’une formation. C’est cette voie que Jean Claude Mullens explore à partir de l’expérience décrite. En ce début avril 2009 à Bruxelles, et de manière simultanée à la publication de ce numéro d’Antipodes, ITECO organise un atelier sur les Indicateurs de changement.
Affaire à suivre...