L’air du temps est à l’humanisme, au respect de l’autre, aux droits de l’homme, ce qui ne nous engage pas beaucoup, propos de Thierry Odeyn recueillis par Jean Sloover
Thierry Odeyn, vous êtes cinéaste et professeur à l’Institut national supérieur des arts du spectacle. Qu’estce qu’un cinéaste ?
Le cinéaste est un citoyen qui exprime sa pensée au travers de cet objet singulier fait de sons et d’images qu’est un film. Ce film se situe donc entre l’univers intérieur de son réalisateur et l’univers extérieur (le contexte économique, social, politique, culturel) qui l’entoure et qui l’influence de manière inévitable. Il est essentiel que le spectateur ait conscience de ce fait afin d’être à même de prendre une distance critique suffisante par rapport au spectacle cinématographique qui lui est proposé. Le spectateur, en somme, doit savoir d’où le cinéaste parle.
Mais il n’y a pas que le spectateur qui doit être clairvoyant. Si sa fiction modifie la réalité, le réalisateur doit-il, lui aussi, savoir ce qu’il fait ?
Comme un peintre, comme un journaliste, un auteur de films –du moins s’il ne fabrique pas du pur divertissement– est riche de ses thématiques : chacune de ses œuvres en est une déclinaison. Mais le récit qu’il va construire pour permettre à ses thématiques de s’exprimer va effectivement imprégner, changer le mental du spectateur. Le récit n’est jamais une question de pure forme : le système formel utilisé par le réalisateur a été choisi par lui parce qu’il lui paraît en adéquation avec le fond qu’il veut exprimer. Cela implique, de fait, dans son chef, une responsabilité citoyenne.
Récemment, de grandes chaînes de télévision ont diffusé un long documentaire de Ray Muller sur Leni Riefenstahl. Riefenstahl a joué un rôle important dans la fabrication de l’image publique du national socialisme en Allemagne et à l’étranger. Or dans le film de Muller, Riefenstahl s’attache à nous persuader que seule la forme compte pour elle, qu’elle a parlé du nazisme comme elle aurait pu parler de petits pois et que son fameux film sur les grands rassemblements de Nuremberg, Le triomphe de la volonté, n’avait rien de nazi, ni d’antisémite. C’est totalement faux ! Dans la séquence des discours des dignitaires du régime, Riefenstahl filme Julius Streicher, directeur du journal anti juif Stürmer et principal animateur de la propagande antisémite, qui y proclame qu’une nation inattentive à la pureté de sa race périt !
Le film de Muller a suscité, dans l’opinion, pas mal de sympathie pour Leni Riefenstahl.
Et c’est logique. Muller nous donne à voir Riefenstahl comme une héroïne : une artiste préoccupée seulement d’esthétique et qui fait ainsi son chemin dans un régime connu pourtant pour son machisme virulent. Ceci nous ramène à notre point de départ sur la nécessaire clairvoyance du spectateur : pour dépasser la sympathie instinctive suscitée dans le public par le film de Muller, il faut, à la fois, être armé pour décoder le système d’autodéfense de la réalisatrice et comprendre que ce système a été favorisé par son biographe.
Qu’en est-il ici de la responsabilité des cinéastes ?
Faire du cinéma, c’est se déplacer avec une caméra pour prélever des traces du monde. Cette opération implique une confrontation inévitable du réalisateur avec la réalité. Avec l’autre. Tout film porte la trace de cette qualité relationnelle : si le cinéaste regarde l’autre comme un ennemi, le plan où apparaît cet autre s’en ressentira. Autrement dit, le lien entre celui qui filme et celui qui est filmé est empreint d’une nécessaire fragilité. Mais cette vulnérabilité de la relation du réalisateur avec l’autre est souvent un vecteur de qualité.
Lorsque Jean Luc Godard tourne Vivre sa vie, l’actrice qui y joue le rôle de l’héroïne, la prostituée Nana, n’est autre que son épouse Anna Karina. Mais le couple alors est à la dérive, et cette crise conjugale va donner au film d’extraordinaires accents de vérité qui feront de Vivre sa vie, un des plus beaux films de Godard. Nier ce rapport à l’autre, démentir ce surgissement toujours possible du réel et la perte de la part de maîtrise qu’il implique, c’est oublier qu’un film n’est rien d’autre que la trace plus ou moins documentée du rapport de son auteur au monde et qu’il engage nécessairement celui qui le réalise.
Comment distinguer un film d’auteur d’un film de propagande ?
Le critère distinctif est précisément cette absence de confrontation d’un individu avec le réel. Un film de propagande repose sur une maîtrise totale de l’écriture du réel. Le discours –le plus souvent un slogan…– préexiste toujours à l’œuvre filmée et le propagandiste (qui n’est le plus souvent que l’employé plus ou moins talentueux d’un pouvoir commanditaire) prélève dans la réalité du matériel visuel et sonore qu’il va organiser pour convaincre.
Dans un authentique film de propagande, il n’y aura donc jamais d’irruption intempestive de la vie, de dialogue avec le réel, de tremblement. Réaliser pareil objet demande une grande sûreté. C’est à ce point vrai que, dans leurs films, les nazis ont souvent volontairement commis des maladresses –des erreurs de cadrage, notamment– pour feindre le surgissement du réel afin d’authentifier leurs propos. Un peu comme dans ces spots publicitaires pour des lessives qui prennent la forme d’interviews de ménagères : on prend soin de recourir à des comédiennes pour s’assurer qu’elles utiliseront les bons arguments de vente, mais on les met en situation pour faire croire qu’il s’agit d’un reportage auprès d’authentiques femmes au foyer…
Quels rapprochements peut-on établir entre les techniques de communication modernes et le cinéma ?
Plusieurs. D’abord, à l’instar de Riefenstahl, beaucoup de publicitaires, niant le rapport entre le fond et la forme, affirment ne travailler qu’au niveau esthétique, se déresponsabilisant, ce faisant, à bon compte. Ensuite, comme les réalisateurs de films de propagande politique, les spécialistes de la communication se doivent de maîtriser totalement leurs clips : pas question d’y laisser pénétrer le réel. Fabriquer par exemple l’image de la beauté va les contraindre à travailler sur le consensus, sur ce qui est le plus communément admis, et non sur la singularité. On peut désirer l’image consensuelle. Mais c’est de la singularité qu’on tombe amoureux… De même, la pub a hérité d’une foule de techniques imaginées par les grands réalisateurs.
Lorsque, en 1928, à la demande du Parti communiste, Sergueï Eisenstein réalise La ligne générale pour promouvoir la collectivisation des campagnes soviétiques, le réalisateur tourne une séquence dans laquelle un agronome présente une écrémeuse pour vanter les bienfaits du machinisme agricole. La démonstration se transforme en un véritable ballet de la fécondité et l’héroïne finit par recevoir en plein visage un jet de crème sexuellement très symbolique. Associer les qualités d’un bien de consommation à la sexualité est un truc toujours utilisé en publicité… Plusieurs collaborateurs de Goebbels se sont, dit-on, reconvertis dans la publicité après la guerre .
Les liens entre les modes opératoires du monde de la communication commerciale et celui de la propagande idéologique sont robustes. Les hommes politiques recourent d’ailleurs de plus en plus à des firmes de communication pour fabriquer leur image. On est bien là dans la ligne de Riefenstahl ! Certes, une propagande semblable à celle du national socialisme ou du communisme stalinien n’est plus concevable actuellement.
Aujourd’hui, l’air du temps est à l’humanisme, au respect de l’autre, aux droits de l’homme…, ce qui, reconnaissons-le au passage, ne nous engage pas beaucoup. Par ailleurs, un seul modèle social, celui du libéralisme économique, domine quasiment la planète. Et la pensée unique, forme vulgaire du discours savant sur lequel s’appuie l’ultralibéralisme, peut être considérée comme une forme de totalitarisme larvaire. Le commercial se confond maintenant avec la politique, et les médias –en particulier la télévision– sont devenus un véritable outil de contrôle social. En valorisant la consommation et l’hédonisme de masse, ils nous persuadent jour après jour, le sourire dans la voix, du bien fondé de notre monde. C’est ce que Noam Chomsky appelle la « fabrication du consentement ».
L’information vous semble-telle, elle aussi, contaminée par les dérives d’un certain cinéma ?
En tout cas dans la presse audiovisuelle qui ne peut guère éviter deux écueils majeurs. Un, l’incapacité où elle se trouve souvent de contrôler ses sources : la plupart du temps, les images qu’elle diffuse viennent d’ailleurs via des acteurs qui, eux, sont clairement sous contrôle. Deux, plus pervers : l’autocensure.
Aujourd’hui, un journal télévisé apprend aux gens ce qu’ils veulent entendre. L’affaire Dutroux a bien illustré cette dérive : face à la concurrence de RTL, la RTBF a été contrainte à la surenchère. Le journal télévisé est l’émission qui draine le plus de budgets publicitaires. Il faut donc faire de l’audience en clippant l’actualité : sans cesse davantage de sujets en toujours moins de temps ! La superficialité de l’information télévisée grand public n’a guère d’autre origine que ces prosaïques enjeux financiers…
« Société du spectacle », dénonçait Guy Debord en 1967…
Riefenstahl, aujourd’hui, n’est jamais loin…
Cet entretien fut publié dans Espace de libertés.