Le pouvoir invisible de l’hors-champ, par Jacqueline Nacache
Il existe non pas une mais deux histoires du hors-champ, à la fois distinctes et étroitement dépendantes l’une de l’autre. La première s’écrit au fil des formes filmiques et de leur évolution ; elle étudie la part du hors-champ dans l’opération du filmage, la façon dont il vient modifier le cadrage, la composition de l’image, la mise en scène, les agencements visuels puis audiovisuels.
La seconde histoire concerne la pensée du hors-champ comme concept qui s’ouvre sur l’imaginaire de l’absence [1] ; elle se constitue au fil d’un discours critique et théorique qui étudie le hors-champ de façon fondamentale –comme phénomène constitutif de la représentation au cinéma– mais en détaille également les applications dans des styles singuliers, propres à des époques, des cinématographies, des cinéastes.
Rendre compte de ce double cheminement, c’est prendre un risque qui n’a pas toujours été évité par les théoriciens, celui d’une vision téléologique dans la perspective de laquelle le cinéma s’acheminerait inéluctablement du plein vers le vide, du dedans vers le dehors, de la conscience de l’image à la conscience de son envers et son ailleurs. Mais s’il est manifeste qu’il y a eu de grands moments historiques de prise de conscience du hors-champ, liés à la fois aux évolutions de la technique, à celles du récit, des conditions de production et de réception, le chemin n’est ni linéaire, ni régulier. L’histoire du hors-champ est pleine d’accidents, d’avancées et de retours, de petites et grandes révolutions.
Les problèmes commencent lorsqu’on tente de considérer le hors-champ comme une donnée autonome, car une telle autonomie est a priori impossible à concevoir, comme cela apparaît dès le simple niveau du lexique technique. Définie par Vincent Pinel comme l’opposé exact du champ (« portion d’espace non retenue à la prise de vues et située à l’extérieur du cadre – opposé « champ » [2]), le hors-champ apparaît d’emblée comme dépendant et précaire. Pas de hors-champ sans le champ : le cinéma est placé, malgré qu’on en ait, sous le signe du visible. Ce que « prend » la caméra, ce sont des vues ; quand bien même les espaces filmés sont neutres, vides, exilés du sens et de l’action, il nous faut admettre que l’écran ne donne à percevoir que des champs ; le hors-champ est à chaque instant de l’ordre du souvenir et de l’implicite. En anglais, l’expression off screen, en un sens plus précise, définit le hors-champ comme « any character, object, or action not seen on the screen but known to be part of the scene or near the location photographed ; or any sound originating from such an area. We might hear an off-screen voice or watch a character viewing an off screen action » [3]. Ainsi rend-elle au spectateur, seul dépositaire de l’opération qui consiste à articuler champ et hors-champ, la capacité de formuler le hors-champ comme une hypothèse sans cesse renégociable.
A cela, il manque un troisième élément, que proposent les auteurs d’Esthétique du film lorsqu’ils définissent le hors-champ comme « l’ensemble des éléments (personnages, décor, etc.) qui, n’étant pas inclus dans le champ, lui sont néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen quelconque » [4]. Avec l’entrée en scène de l’imaginaire, le hors-champ prend son envol. Cessant d’être une donnée de la création qui s’élabore concrètement sur le plateau, ou un auxiliaire narratif, il devient une catégorie vaste et plastique, englobant toutes les formes de l’implicite et du non-dit, du raccourcissement et de la condensation, dans une concurrence ou une alliance entre l’espace et le temps (hors-champ, hors-temps, on sait que la rime est tentante). Il peut désigner le continent de tout ce qui est imaginairement à côté du film : les espaces contigus, certes, mais aussi bien les ailleurs symboliques, ceux que créent notamment les sons, les voix over, les partitions musicales qui semblent repousser les murs de l’image et étendre à l’infini son territoire.
Plus amplement encore, le hors-champ devient un instrument d’analyse. Point n’est besoin de recourir à la fameuse « lecture soupçonneuse » décrite par Umberto Eco (Les limites de l’interprétation) pour voir qu’un film peut en cacher un autre, de façon tout à fait délibérée : les films me racontent des histoires, mais à moi de comprendre ce qu’ils tentent réellement de me dire, comment je peux les faire parler, leur arracher des vérités souterraines. Les allégories historiques, par exemple, sont familières de ce double étagement du récit, en particulier dans le registre de la propagande qui a toujours la charge de plaire et de convaincre. Utiliser le passé pour parler à mots couverts du présent est un procédé qui fut utilisé dans tous les camps pendant la Seconde Guerre mondiale.
Par-delà le hors-champ allégorique, le tissu de références peut être plus lâche, plus libre, et faire résonner en arrière-plan, sur le mode de l’allusion légère ou appuyée, tout le contexte historique, biographique, technologique du film. On sait combien les efforts du cinéma américain pour devenir plus spectaculaire dans les années cinquante désignent, littéralement ou par défaut, le concurrent domestique que représente la télévision ; ou combien ce même cinéma met en perspective son hors-champ contemporain, une société américaine des fifties obsédée par le sexe et la consommation.
Si le discours critique très actif dans les années vingt et trente est loin d’ignorer tous les effets de suggestion de l’image filmique, on peut considérer que l’acte de naissance théorique du hors-champ est bazinien, et parcourt ces trois articles fondamentaux que sont Peinture et cinéma, Théâtre et cinéma (1951), Montage interdit (1953 et 57) [5]. Dans les deux premiers, Bazin reprend la définition du cadre comme cache « Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. Le cadre polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre est centripète, l’écran centrifuge ». « Quand un personnage sort du champ de la caméra, nous admettons qu’il échappe au champ visuel, mais il continue d’exister identique à lui-même en un autre point du décor, qui nous est caché. L’écran n’a pas de coulisses, il ne saurait en avoir sans détruire son illusion spécifique, qui est de faire d’un revolver ou d’un visage le centre même de l’univers. A l’opposé de celui de la scène, l’espace de l’écran est centrifuge ».
Certes l’espace pictural, autant que théâtral, dispose de multiples moyens pour désigner son dehors. Les limites apparentes que Bazin impose au tableau et à la scène n’ont pour but que de souligner le pouvoir du cadre filmique qui, opérant à la fois comme limite ou comme fenêtre, peut « contraindre le regard à la parcourir, ou inciter l’esprit à vagabonder au-delà de ses limites » [6]. Si l’on voit bien en quoi le discours du cadre comme cache répond à la conception bazinienne de l’image filmique comme prélèvement sur le réel, on discerne mieux encore la volonté de promouvoir une puissance de l’image filmique, perçue comme relevant d’une crue permanente du champ sur le hors-champ. Volonté qui se retrouve du reste dans l’admiration de Bazin pour la profondeur de champ, et dans l’éthique du montage proposée dans Montage interdit, quand bien même ce dernier article se fonde sur une tout autre vision du hors-champ. Là où l’ampleur du plan-séquence et la profondeur de champ fonctionnent comme des cautions morales de l’image, les failles du montage sont le lieu d’un hors-champ susceptible de manipulations et de tricheries.
Les analyses baziniennes, qui se présentent souvent sous le jour modeste d’une réflexion à propos d’un film et d’un cinéaste singulier, sont explicitement ou non à la source de diverses théorisations qui se formalisent plus tard dans le sillage de la sémiologie du cinéma. L’année 1969 est à la fois celle de la publication des célèbres articles de Jean-Pierre Oudart sur La suture, dans les Cahiers du cinéma, et de la publication de l’important ouvrage de N. Burch, Praxis du cinéma. A partir des principes exposés notamment par le Procès de Jeanne d’Arc de R. Bresson, la suture est progressivement approchée comme la liaison imaginaire qui s’opère entre deux espaces.
« A tout champ filmique fait écho un champ absent, lieu d’un personnage qu’y pose l’imaginaire du spectateur, que nous appellerons l’absent. Et tous les objets du champ filmique, en un temps de la lecture, se posent ensemble comme le signifiant de son absence » [7].
Et plus loin : « Le champ de l’absence devient le champ de l’imaginaire du lieu filmique constitué par les deux champs, l’absent et le présent ; le signifiant, rencontrant dans ce champ un écho, s’ancre rétroactivement dans le champ filmique ; et entre les deux champs a lieu cet « échange » […] à la faveur duquel le signifié, véritablement, apparaît. »
De la suture, le champ et contrechamp est l’exemple non unique mais canonique. Mais il y a plus que cela chez Oudart : car la suture révèle la béance du hors-champ qu’il s’agit de reconnaître, voire d’exalter. Ambiguïté de ce discours qui met au jour à la fois la norme et l’exception ; d’un côté le hors-champ « naturel » du cinéma, lié au découpage et au montage, tenu sous stricte surveillance, mis en relief ou atténué ; de l’autre l’espace de l’aléa, de la béance, brusquement rendue visible par un accident du montage. Ce hors-champ-là n’est pas celui du consensus et de la transparence, mais celui de la résistance au récit classique, à tous les principes visant à la fluidité et à l’invisibilité du montage. On comprend rétrospectivement pourquoi le faux raccord et la saute, tels qu’utilisés notamment par Godard [8] soulèveront l’enthousiasme critique : ces fractures ouvertes sur le hors-champ remettent en cause à tout moment ce qui est tenu pour une idéologie de la continuité. Le hors-champ est un instrument de lutte que chacun convoque à sa façon, et parfois pour des raisons opposées.
Loin des obscurités fréquentes chez Oudart, Noel Burch propose dans Nana ou les deux espaces une systématisation qui développe la conception bazinienne du cadre-cache tout en la nuançant. Il commence par proposer une description très pragmatique du hors-champ, à savoir ce qu’il nomme les « six segments du hors-champ » [9] :
Les différentes façons de suggérer le hors-champ sont les entrées et sorties du champ, les regards off (interaction par le regard entre les personnages qui sont dans le cadre, et les personnages ou les objets qui n’y sont pas), enfin les personnages dont une partie du corps se trouve hors-cadre et suggère donc la partie non montrée. L’espace filmique est donc présenté comme le produit de ces « deux espaces » à propos desquels Burch propose non sans précaution le terme, différemment connoté à l’époque, de dialectique. Comme l’écrira plus tard Pascal Bonitzer : « Ce qui jusqu’à Burch n’avait pas été nettement aperçu, c’est donc que le cinéma joue autant de ce qu’il ne montre pas que de ce qu’il montre, que l’espace cinématographique s’articule d’un espace-champ et d’un espace hors-champ, d’un vu et d’un non-vu (par le spectateur), et que la « tension » résultant de cette division implique le spectateur dans son jeu » [10]. Le système vaut moins par sa nouveauté ou son originalité que par sa tentative de rationalisation systématique. Le hors-champ hantait le discours critique sur le mode de l’évidence et de l’émerveillement, mais il n’existait pas encore vraiment pour la théorie. Nommer le hors-champ était un geste quasi politique, une sorte d’institutionnalisation théorique de l’absence, jusque là engluée dans la masse confuse des figures de la suggestion, et d’agencements qui avaient trop à voir avec la narration littéraire. Le hors-champ confirme donc désormais sa vocation d’outil spécifique à l’approche du film.
La déclaration d’indépendance du hors-champ que constitue Nana ou les deux espaces n’a pas seulement valeur de fondation théorique, mais s’inscrit dans la continuité de la politique des auteurs, et de son impossible désintéressement (au sens kantien du terme). Si Burch fait du Nana de Jean Renoir son film-laboratoire, c’est avec la claire intention de dépasser ce que cette classification peut avoir de « scolaire et stérile », et d’établir, à travers une série d’exemples, une hiérarchie esthétique. « Depuis Nana, seuls de très rares (mais de très grands) réalisateurs se sont servis de cette dialectique de fait à des fins structurales à l’échelle du film » (Praxis du cinéma, p. 40). Rien ne dit explicitement pourquoi « une utilisation systématique mais surtout structurale de l’espace off » est en soi un gage de qualité. Ce point relève d’un argument d’autorité, qu’il convient sans doute de remettre dans son contexte : le souci de définir des structures propres au langage et au récit filmique sans renoncer à contribuer à la constitution d’un patrimoine artistique, reconnaissable à des critères « objectifs ». Mais il faut y voir aussi une tendance qui reste forte dans la pensée critique en cinéma, laquelle d’un côté sacralise l’image, d’un autre ne l’admire jamais plus que lorsqu’elle dévie de son objet, échappant ainsi à toute trivialité. L’iconoclasme surgit toujours où on l’attend le moins. Un point surtout, dans les analyses de Burch, soulèvera discussion. C’est celui qui consiste à distinguer deux modes du hors-champ, l’un concret (espace destiné à « devenir champ », à s’actualiser), l’autre imaginaire, qui reste de l’ordre du non-perçu. Cette tentative paraît à Pascal Bonitzer une distinction « un peu vague et boiteuse », une « faiblesse de l’approche empirique » de Burch. Pour Bonitzer :
« Il n’y a pas de « devenir-champ » du hors-champ (puisque le hors-champ c’est toujours ce qui est hors de vue), mais une existence, diversifiée, du hors-champ au champ, dont s’articule l’espace cinématographique, par déplacement du regard (mouvement d’appareil, changement d’axe, recadrage). « Imaginaire » veut dire que, en l’absence d’un plan pour le situer, on ne peut qu’imaginer l’espace hors-champ » [11]. Burch ne rend pas compte, selon lui, du fait que le hors-champ ne devient « concret » que par l’effet d’une sorte de trucage : à cet égard, ce qui change radicalement entre Burch et Bonitzer est une foi presque naïve dans la réalité supérieure des mondes construits par le film atteinte et fissurée (avec l’aide de quelques cinéastes qui se plaisent à le souligner, Godard en tête), que le film a toujours un dehors, une autre scène, seul hors-champ qui compte aux yeux de Bonitzer.
Actualisation du hors-champ ou pas, quelque chose de la réalité, continue-t-il, « est resté, radicalement, hors-champ. Hors-scène. Le « gain de réalité », de cette réalité continue et homogène qui constitue le milieu ambiant de la fiction, ne s’effectue que d’un rejet fondamental, rejet d’une « autre scène » : celle de la réalité matérielle, hétérogène et discontinue, de la production de la fiction ».
L’espace de la production et du travail font retour dans le filmique, de deux façons radicalement différentes : le plateau, les machines tels que les montrent Vertov et Godard d’une part, « pour démystifier, déshypnotiser, dessiller les yeux des spectateurs intoxiqués », ou tels que Minnelli et Truffaut les intègrent à la fiction. Tout cela a certes été déjà commenté dans les nombreux travaux des années soixante-dix sur le travail de l’idéologie (Lebel, Baudry), que Bonitzer dépasse et surplombe :
« Ce qui compte, ce n’est pas que l’appareil soit vu ou pas (je ne dis pas pour autant que c’est indifférent), mais la façon dont le film joue avec son hors-champ. Ce qui importe, c’est cette articulation du champ et du hors-champ, de l’espace in et de l’espace off ; ou l’espace off n’est utilisé que pour donner un supplément de réalité à ce que l’écran offre à la vue […], ou, au contraire, l’accent est porté sur lui pour souligner l’incomplétude, la béance, la division de l’espace cinématographique. Dans ce derniers cas, on ouvre le cinéma à un jeu très différent de celui du cinéma dit classique, du cinéma de la continuité » [12].
Etrange statut théorique du hors-champ, comme condamné à se diviser éternellement par scissiparité. Le couple « concret » / « imaginaire » de Burch, quels que soient les dépassements auxquels il incite, fonde une distinction entre deux formes fondamentales de hors-champ, l’à-côté et l’au-delà, dans lesquels s’ancreront toutes les définitions à venir. D’abord sous le regard acéré du narratologue, lorsque André Gardies, proposant son schéma de la « boule spéculaire », distingue lui aussi « deux catégories de hors-champ, d’une part celui qui n’est que la face virtuelle du champ (il est inscrit dans la demi-boule spéculaire), d’autre part un hors-champ non localisable, comme flottant et incertain, commençant au-delà de la demi-boule et s’étendant sans limites assignables » [13].
Ensuite chez le philosophe : Gilles Deleuze reviendra à son tour sur Burch, puis sur Bonitzer, dans quelques pages de L’Image-Mouvement et de L’Image-Temps qui sont un épisode essentiel dans les aventures théoriques de la notion. Bonitzer a raison de contester le binôme de Burch, dit Deleuze dans une note de L’Image-mouvement, mais ce n’est pas l’apparition des machines et des caméras qui crée le hors-champ ultime. C’est une autre partition qui est donc ici avancée, entre hors-champ relatif et hors-champ absolu, qui semble sceller définitivement la destinée duelle du hors-champ.
« C’est en lui-même, ou en tant que tel, que le hors-champ a déjà deux aspects qui diffèrent en nature : un aspect relatif par lequel un système clos renvoie dans l’espace à un ensemble qu’on ne voit pas, et qui peut à son tour être vu, quitte à susciter un nouvel ensemble non-vu, à l’infini ; un aspect absolu par lequel le système clos s’ouvre à une durée immanente au tout de l’univers, qui n’est plus un ensemble et qui n’est pas de l’ordre du visible […]. C’est pourquoi nous disions qu’il y a toujours hors-champ, même dans l’image la plus close. Et qu’il y a toujours à la fois les deux aspects du hors-champ, le rapport actualisable avec d’autres ensembles, le rapport virtuel avec le tout ».
C’est à l’intégralité de ces belles pages [14] qu’il faut se reporter pour mesurer l’importance conceptuelle désormais prise par le hors-champ ; car même si les deux modes fonctionnent toujours de façon coexistante, l’une des deux fonctions prévaut visiblement pour le philosophe, celle qui consiste à « introduire du trans-spatial et du spirituel dans le système qui n’est jamais parfaitement clos », faisant de l’image filmique, et dans un esprit moins éloigné qu’on ne pourrait le croire à première vue des propositions de Bazin, un « système toujours ouvert » ; que ce soit sur un ailleurs immédiat et contigu, ou sur un ailleurs plus flou, celui d’une inquiétude qui va des petits frémissements de l’horreur à une transcendance quasi métaphysique, en passant par tout ce que le hors-champ peut mettre, dans le film, de la mort au travail.
La discussion sur le hors-champ n’a pas été close – si elle doit l’être jamais – par Deleuze. Jacques Aumont a rouvert le dossier, notamment autour des rapports entre cinéma et peinture dans L’œil interminable (1989). Dans ce cadre, la division concret/imaginaire permet notamment de dire qu’en peinture, le hors-champ est toujours imaginaire : « Lorsque Degas tranche, au bord du tableau, le visage d’un personnage, on n’a pas de peine à « compléter imaginairement […]. » N’empêche que, sur ce morceau manquant de visage, nulle certitude, même rétrospective, ne nous sera jamais accordée » [15]. Le cinéma, continue J. Aumont, a « un accès plus simple, plus naturel au hors-champ », même si la croyance au hors-champ dépend d’une autre croyance dans la cohérence et l’unité du monde diégétique.
Le « hors-champ concret » de Burch a vécu ; le hors-champ n’a plus à voir seulement avec l’espace, mais il est devenu une catégorie esthétique de l’analyse. En 1989 toujours, dans Les Figures de l’absence, Marc Vernet se déclare intéressé, dans le cinéma narratif, non par ce qui est « assignable, localisable, découpable, objet en mouvement, mais ce qui est vide, passage immatériel, mouvement pur ou immobilité totale » [16], et décline ces formes en figures impliquant diverses formes de hors-champ (comme le regard à la caméra, le regard de la caméra, la surimpression, le personnage inexistant…). La reconnaissance des pleins pouvoirs du vide et de l’absence a produit une tradition analytique légitime qui ne se laisse pas arrêter par les images mais les traverse, les modules, se glisse entre les plans [17] . Certains cinéastes sont admirés pour être les plus subtils « contrebandiers » : Jacques Tourneur notamment qui, tournant à la RKO dans l’unité de production Val Lewton, manie avec subtilité l’art de l’économie pour suggérer des mondes surnaturels, et, semble-t-il, sa propre croyance dans le paranormal : « Au contraire de beaucoup d’autres, Tourneur a compris que le cinéma, plus que l’art de montrer, était celui de cacher (de tenir caché ce qui devait l’être) et que, plutôt qu’un moyen de s’approprier le monde, il en était un de le respecter tel qu’en lui-même, de le préserver dans sa virginité première (c’est-à dire d’en préserver en nous le désir premier [18]) ».
L’imaginaire critique ne se laisse plus arrêter par les limites du champ. Envers fantôme de l’image et de ses pesanteurs, le hors-champ devient prédicat esthétique pour un film perçu lui-même comme la partie émergée de ce que cachent ses vides et ses ellipses : c’est en ce sens que Raymond Bellour parle d’un « hors-champ généralisé formé par le film même » [19], à propos de l’ellipse principale de L’Invraisemblable vérité (Beyond a Reasonable Doubt, F. Lang, 1956), laquelle masque en même temps le meurtre et l’acte sexuel avec lequel il est couplé. Le texte filmique n’est plus alors que la manifestation provisoire, aléatoire, d’un principe originel du cinéma auquel elle renvoie. Le hors-champ n’est pas seulement un outil de déchiffrement poétique efficace pour décrypter les films « à secret », mais aussi pour transformer en énigme des films dont la beauté ne peut se passer de mystère. De là à penser que tout film peut être l’ombre ou le simulacre d’un film matriciel, il n’y a qu’un pas aisément franchi par le critique déclarant que « le vrai film est hors-champ » [20]. Le hors-champ comme critère évaluatif, à quelque niveau qu’il soit employé, est un moyen de matérialiser l’indicible du film admiré et du même coup l’ineffable de l’art. L’objet de l’analyse n’est plus seulement le montré mais le disparu, l’infilmé, l’infilmable [21] ; le champ ne se laisse plus saisir sans sa chambre d’écho, le hors-champ, qui l’amplifie dans l’imaginaire.
Il y a là de quoi susciter des réactions ; lorsqu’en 1999 Louis Seguin publie un petit livre polémique où il remet en cause la conception envahissante du hors-champ comme « salle d’attente des apparitions » [22], il dénonce la façon dont la théorie relègue l’espace filmique au rang d’éternel second, il soutient que « le cinéma […] n’est pas là pour jouer à cache-cache mais pour montrer, au beau milieu de son espace, de son écran », qu’il est « un art jacobin. Au cinéma tout est sur l’écran et nulle part ailleurs » [23]. De fait, il s’agit de discuter encore une fois la pensée bazinienne, dont Seguin tente de relativiser la portée en la remettant dans son contexte, et notamment dans une méconnaissance de la technique qui voit une « machine ontologique » là où sont en jeu des outils, des appareils, des savoir-faire. La mise au point semble venir un peu tard, mais l’intervention de Seguin a l’avantage de confirmer que le discours sur le hors-champ n’est pas que le lieu de discussions techniques entre théoriciens, mais le terrain où s’affrontent des conceptions du cinéma antinomiques.
Mais il est devenu aussi le lieu d’une nostalgie ; celle d’une époque certes opulente, mais qui cultivait l’esthétique de la pauvreté voire du sacrifice, et savait ne pas montrer. Pour les grands mélancoliques de la cinéphilie, le classicisme, en sa forme hollywoodienne notamment, est à cet égard un paradis perdu. Non seulement il fondait sa représentation sur le principe du manque, mais il en avait minutieusement énoncé les règles sous la forme d’un code d’autocensure qui présentait l’étonnant avantage de satisfaire à la fois les ligues de vertu, les spectateurs et l’intelligence du critique de cinéma. En effet, non seulement il est très rare de trouver sous la plume d’un critique des années cinquante-soixante une vraie remise en cause de la censure interne des studios hollywoodiens, mais les stratégies que ces pratiques imposent, en matière de jeux avec le hors-champ notamment, sont créditées d’intelligence, de poésie, de finesse.
De toute évidence, la critique réclame un droit au hors-champ, qui atteint un paroxysme avec le tollé provoqué par le remake de La Féline (Paul Schrader, 1982). Le film est dénoncé par la critique comme un viol de l’œuvre originale, une profanation qui a consisté, pour reprendre les termes d’un texte signé à l’époque par Joël Magny dans Cinéma, à « déshabiller » le chef d’œuvre, à en « déployer la face cachée », et à souiller finalement le film-modèle dérobé à l’admiration et à la capacité interprétative du critique.
En toute logique, c’est à Pascal Bonitzer, grand théoricien du hors-champ, que l’on doit la déclaration la plus éloquente en ce sens : « On a cru qu’avec l’effondrement de la censure, du code Hays, les Américains allaient enfin pouvoir raconter des histoires d’adultes. Erreur fatale : ils ne pouvaient signer des histoires d’adultes, des films d’adultes, que tenus par l’hypocrisie du Code Hays, par les interdits moraux du Code Hays. Ces interdits effondrés, tout s’effondrait. Les grands metteurs en scène d’autrefois ont dû lutter, parfois se sont brisés, contre la censure morale, formelle et politique d’Hollywood ; les moins grands savaient la tourner et ce savoir, c’était leur intelligence, c’était la mise en scène : lorsque Gilda déshabille son bras, c’est de la mise en scène et c’est l’intelligence de Charles Vidor » [24].
Qu’on ait pu aussi uniformément reconnaître les immenses vertus du Code explique qu’ait pu prévaloir une vision du hors-champ classique comme espace de la cachotterie, prolongement de l’image où le plaisir du spectateur raffiné se joue non dans le voyeurisme mais dans sa suspension. Un procédé tout particulièrement servi, dans les films, par la pratique du déplacement visuel.
Le hors-champ est donc aussi le lieu des maniérismes charmants, pâture offerte à l’admirateur qui reconnaît la signature du maître et en partage le plaisir. Face à cet art de la lacune savamment entretenu par le Code, le critique exprime sa déception devant un nouveau cinéma américain dont la règle devient, pour Bonitzer, « montrer un maximum ». Là où s’exprimait un érotisme délicat se manifeste à présent « la pornographie du nouveau riche ». La surenchère du visible décourage un discours critique qui s’est toujours flatté de voir entre les images, au-delà d’elles. « Les films », écrira plus tard Louis Skorecki, « on ne le répètera jamais assez, sont faits pour s’oublier. Il n’y a que les fétichistes et les imbéciles pour croire que c’est ce qu’il y a dans un plan qui définit un film. Le hors-champ, les voix, les bruits, la musique, le cinéma n’est fait que de ça, de ce qui ne se comptabilise pas, qui gratte, qui grince, qui couine. Plus il se fait oublier, plus un film est beau. Raconter en détail un Lang, un Tourneur, c’est impossible. On leur imagine d’ailleurs volontiers des monstres qu’on n’a jamais vus » [25].
Si ce discours s’aveugle sur son propre fétichisme, qui fait du culte de l’invisible le symétrique du culte de l’image, il contient une part de vérité : il y a un authentique plaisir, dont il faudrait rechercher l’origine à la fois dans les structures perceptives du cerveau humain et plus encore dans les habitudes culturelles, à la rétention de l’image. Le hors-champ comme sommeil obligatoire a une valeur réparatrice ; le clignotement de l’image est une pause bienvenue, et au cinéma pas plus que dans la vie nous ne pourrions supporter d’être en permanence à un régime de totale visibilité. Mais pour la critique, l’enjeu est autre, car c’est la pénétration de son regard qui est niée. Le hors-champ a donc fondé un discours de « deuil » (Deleuze, encore, dans L’Image-Temps :« Le cinéma moderne a tué le flash-back, autant que la voix off et le hors-champ » [26]).
Le « discours de deuil » évoqué ci-dessus rejoint la « désillusion esthétique » du critique face à d’autres formes contemporaines qui auraient en commun de signer la mort de l’art. À écouter Jean Baudrillard : « Il n’est que de voir ces films (Barton Fink, Basic Instinct, Greenaway, Sailor et Lula, etc.) qui ne laissent plus place à quelque critique que ce soit, parce qu’ils se détruisent en quelque sorte eux-mêmes de l’intérieur. Citationnels, prolixes, high-tech, ils portent en eux le chancre du cinéma, l’excroissance interne, cancéreuse de leur propre technique, de leur propre scénographie, de leur propre culture cinématographique …Que dire du cinéma, sinon que, au fil de son évolution, au fil de son progrès technique, du film muet au parlant, à la couleur, à la haute technicité des effets spéciaux, l’illusion au sens fort du terme s’en est retirée ?
C’est à la mesure de cette technicité, de cette efficience cinématographique, que l’illusion s’en est allée. Le cinéma actuel ne connaît plus ni l’allusion ni l’illusion : il enchaîne tout sur un mode hypertechnique, hyperefficace, hypervisible. Pas de blanc, pas de vide, pas d’ellipse, pas de silence, pas plus qu’à la télé, avec laquelle le cinéma se confond de plus en plus en perdant la spécificité de ses images. Nous allons de plus en plus vers la haute définition, c’est-à-dire vers la perfection inutile de l’image. Qui du coup n’est plus une image, à force d’être réelle, à force de se produire en temps réel. Plus on s’approche de la définition absolue de la perfection réaliste de l’image, plus se perd sa puissance d’illusion » [27].
Ainsi de nouveaux ennemis sont désignés, la télévision notamment, coupable d’avoir signé la mort du hors-champ. Mais assimiler tous les films cités à une platitude télévisuelle dominante, ou prétendre qu’ils évacuent tout hors-champ, relève surtout de la mauvaise foi ordinaire du discours amoureux déçu ; l’image filmique savait autrefois se faire rare et ne se livrer qu’à demi, aujourd’hui elle ne saurait plus que s’exposer et se prostituer au regard.
Mais le hors-champ ne peut pas mourir puisqu’il n’est pas vraiment né. Un film récent vient encore de le prouver. Caché (M. Haneke, 2005) déploie une conscience aiguë du hors-champ ; à travers le point de vue d’un « filmeur » invisible (le fameux hors-champ de la caméra, l’en deçà des Figures de l’absence) mais aussi, plus largement, parce que tout ce qui est dans le champ renvoie à l’autre du récit premier et de ses faux airs d’enquête : une vaste interrogation sur la mémoire, le politique, l’histoire personnelle et collective. Ce que l’on veut retenir surtout de Caché, c’est sa dernière séquence, un plan long, unique, fixe, qui se refuse à offrir sur un plateau la clé de l’énigme et joue à égarer notre regard incorrigible, toujours en attente de solutions.
L’espace ouvert du plan est la cachette idéale ; tout se passe sous nos yeux, mais nous voyons à peine, ne pouvons pas voir ; pareil au photographe de Blow Up (M. Antonioni, 1966), le spectateur voudrait grossir les détails noyés dans la largeur anonyme du cadre, et démêler les voix. L’image, sans doute, peut être interprétée, la lettre volée peut être vue et lue, mais cette lecture ne résout rien pour le film, et ne nous renvoie qu’à notre propre croyance.
On pourrait en conclure que sous d’autres habits, le cinéma en revient aux manipulations ordinaires du hors-champ. Ou que l’image filmique est désormais sans espoir. Songeons, en contrepoint, à la fin des Amants de la nuit. Bowie vient de mourir, le vacarme de la police est près d’envahir le champ, mais le cadre se resserre autour de Keechie (Cathy O’Donnell) une succession de gros plans l’isole, et dissout autour d’elle un monde incapable de s’associer à sa douleur. Il y avait dans cette fin discrètement pathétique une confiance dans le pouvoir du cadrage, qui de toute évidence a disparu chez Haneke, mais peut à tout moment affleurer de nouveau. Le cinéma, qui s’est construit sur une fragile architecture de vides, d’échappées, d’appels d’air, ne cherche pas aujourd’hui plus qu’hier à saturer le regard, l’écoute, l’imaginaire.
Quand bien même de larges pans de la production cinématographique contemporaine pourraient nous le faire oublier, le régime de l’hypervisibilité n’est qu’un versant dans l’aventure de l’image filmique. Le hors-champ guette toujours, matière inépuisable entre l’ombre et la lumière, entre le proche et le lointain, entre les films réels et les films rêvés. Lesquels, comme chacun sait, sont toujours les plus beaux.
Actes du séminaire de formation ENS-IGEN-DESCO des 24 et 25 septembre 2005
[1] Il nous faut ici souligner, de façon liminaire, la source exceptionnellement complète que représente le n° 31 de la Revue belge du cinéma, « Poétique du hors-champ », de Livio Belloi. Ce volume constitue la principale source documentaire actuellement disponible, et toute réflexion sur la question du hors-champ ne peut que reconnaître sa dette vis-à-vis de ce remarquable travail.
[2] V. Pinel, Vocabulaire technique du cinéma, Nathan-Université, 1996, coll. Ref.
[3] Ira Konigsberg, The Complete Film Dictionary, Meridian, 1987.
[4] J. Aumont, A. Bergala, M. Marie, M. Vernet, Esthétique du film, Nathan, 1983 (voir tout le chapitre I).
[5] Tous ces textes sont consultables dans les éditions courantes de Qu’est-ce que le cinéma ?, Le Cerf, 7e art, nombreuses rééditions.
[6] J. Aumont, L’œil interminable – cinéma et peinture, Séguier, Paris, 1989, p. 115.
[7] Jean-Pierre Oudart, « La suture », Cahiers du cinéma n° 211, avril 1969 et n°212, mai 1969, repris dans Théories du cinéma (VII. Petite anthologie des Cahiers du cinéma), 2002, p. 61.
[8] Voir David Bordwell, « La saute et l’ellipse », Revue belge du cinéma, « Jean-Luc Godard », n°22-23, 1988.
[9] N. Burch, Praxis du cinéma, Gallimard, 1969.
[10] Pascal Bonitzer, Le regard et la voix, UGE – 10-18, 1976, p. 18.
[11] P. Bonitzer, Le Regard et la voix, UGE, 10-18, Paris, 1976, p. 17.
[12] Ibid., p. 22.
[13] A. Gardies, L’espace au cinéma, Méridiens Klincksieck, 1993.
[14] Dans L’Image-mouvement, pp. 30-31, puis dans L’Image-temps, pp. 305-307, où est traitée en particulier la question des effets sonores.
[15] J. Aumont, op. cit., p. 131.
[16] M. Vernet, Figures de l’absence, Cahiers du cinéma, 1989, p. 6.
[17] Voir notamment les deux volumes de L’entre-images (R. Bellour, La Différence et POL) et Ellipses, éclipses, exils du cinéma (Patrice Rollet, POL, 2002).
[18] Michel Laigle, « Un art de l’invisible », Caméra-Stylo, Jacques Tourneur, mai 1986, n°6.
[19] R. Bellour, L’analyse du film, Calmann-Lévy,1995, p. 438.
[20] Propos critique extrait d’un article sur In the Mood for Love paru dans Libération, cité par Laurent Jullier, Qu’est-ce qu’un bon film ?, La Dispute, 2002, p. 50.
[21] Voir Vertigo, n°3, « L’infilmable »,1988 ; Vertigo n°11-12, « La disparition », 1994, éditions Jean-Michel Place.
[22] L. Seguin, L’espace du cinéma (Hors-champ, hors-d’oeuvre, hors-jeu), Editions Ombres-cinéma, Toulouse, 1999.
[23] Id., p. 47.
[24] Pascal Bonitzer, « Une certaine tendance du cinéma américain », Cahiers du cinéma n° 382, avril 1986.
[25] Louis Skorecki, à propos de Berlin Express de J.Tourneur, Libération, 18 déc. 1998.
[26] G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p.364
[27] Jean Baudrillard, « Illusion-désillusion esthétique », Le Complot de l’art ; Illusion-désillusion esthétique ; entrevues à propos du complot de l’art. Editions Sens & Tonka, 1997, rééd. 2005).