Du bout du monde

Mise en ligne: 2 août 2012

Ah, que nous étions beaux, engagés, utiles, comme « ces Belges du bout du
monde » que la RTBF persiste à nous présenter…, par Abraham Franssen

Les termes de l’échange évoluent.
Pendant longtemps, ce
fut « matière grise contre bois
d’ébène » : technologie contre
matière première, agronomes
contre éboueurs, développeurs
contre sous-développés, conseillers
technocrates, humanistes
chrétiens ou idéalistes de
gauche contre force de travail.

Nous étions dans une société en
expansion qui envoyait en mission
les enfants bien-pensants
ou révoltés de sa classe
moyenne, « coopérants au développement
 » et « volontaires
 » qu’ils disaient. Ah, que
nous étions beaux, engagés, utiles,
comme « ces Belges du bout
du monde » que la RTBF persiste
à nous présenter entre héroïsme
et exotisme.

Nous étions pleins, trop pleins,
et il y avait ailleurs, outremer,
tant de vide à combler.

Nous étions confortés dans notre
identité par leur altérité, tellement
sûr de nous que cela
nous faisait même plaisir d’accueillir
travailleurs immigrés et
réfugiés politiques —des braves
gars méritants qui ont souffert
et qui pouvaient contribuer
à notre prospérité.

Les flux se sont inversés.
Aujourd’hui, nous sommes vides
et insécurisés. Plus de nouvelles
frontières à conquérir,
mais des brèches à colmater.
L’expansion a fait place à la
dépression, l’imaginaire du progrès
à celui de la crise. Et le tiers
monde lui est trop plein, trop
plein de gens, d’énergies, trop
plein de menaces. Il déborde
ses passagers clandestins, que
nous —nos représentants démocratiquement
élus— entassons
dans des « centres fermés
pour réfugiés ».

Comment tout à la fois libéraliser
le commerce, fermer les
frontières, conquérir les marchés,
exporter nos chômeurs et
nos médecins (sans frontière,
mais avec numerus clausus),
retenir les entreprises sur le
zoning des Hauts-Sarts ou de
Gosselies, stopper les flux migratoires,
piller les herboristeries
amazoniennes (shampoing
Ushuaïa, des laboratoires Garnier
 : « Nous avons été chercher
le secret des plantes ») ?
Libéralisation forcée et contrôles
tatillons. Hyperspace —
« Chez moi, c’est près de ma
carte Visa »– et quadrillage
policier. Nous n’acceptons plus
que vos post-doctorands en biochimie
moléculaire. Nous envoyons
à votre secours notre
bleusaille qui, ici, dépérit « en
stage d’attente ». Histoire de
flux (de bits, de capitaux, de
téléséries, de misère du
monde...) et de check-points.

Le vide et le trop plein. A
l’échelle de la planète. A l’intérieur
de soi. Ce n’est plus le
monde à conquérir, c’est notre
existence à combler.

Jeune universitaire belge, il
se dit qu’il passerait bien deux
ans à Santiago du Chili. Cela
aurait pu être Lima ou Ouagadougou.
C’est juste une question
d’opportunité et de capital
social dans le petit monde des
ONG. Billet d’avion payé, financement
assuré, il débarque. Plus
il parle mal la langue du pays,
plus ses interlocuteurs sont obligeants
avec lui (« mais vous
savez, cela n’a pas toujours été
Deux lignes sur son CV
plus tard, il revient avec
des photos à montrer
mais, surtout,
« transformé »
facile »). Pendant son séjour, il
reçoit la visite de ses parents
(2X), de ses frères, de son copain
Fred venu en vacances avec
sa copine Marylin, il héberge
un couple venu en voyage de
noces. Au choix, il découvre le
Machu Pichu, le royaume Dogon
ou les « merveilles de la
nature », prend une option pour
les pauvres ou se barricade dans
le quartier résidentiel, fréquente
l’Alliance française et les cantines
populaires. Qu’importe.
Il y reste deux ou quatre ans (un
peu, mais pas trop pour ne pas
hypothéquer sa réinsertion professionnelle).

Deux lignes sur son CV plus
tard, il revient avec des photos
à montrer mais, surtout, « transformé
 », « enrichi de sa proximité
avec les pauvres ». « Il y a
rien à faire. Cela marque », se
dit-on d’un air entendu entre
anciens, en se repassant les cassettes
de salsa - merengue -
funana.

C’était « une chouette expérience
 », de la coopération au
développement personnel, vu
que celui du tiers monde a
échoué. Ici, le miroir de nos
certitudes culturelles est fêlé.
Le sujet s’y voit double,
divisé ; et il s’en va là-bas à la
rencontre de l’autre et à la recherche
de soi-même. De fait,
peut-être que le sentiment de
soi-même comme un autre permet
davantage la rencontre de
l’autre comme un même.

A trente ans, Mirko est un
vétéran des années quatre-vingt,
de toutes les protestas contre le
dictateur. Maintenant que la démocratie
est revenue, le rêve de
changement collectif a laissé la
place au marasme personnel.
Désormais, il contribue à la
modernisation de son pays en
réassortissant les rayons des
supermarchés de « spray déodorants
 ». Mirko s’est lié d’amitié
avec le gringo venu s’établir
dans son barrio. Et maintenant
que celui-ci est retourné dans
son pays, il se dit que peut-être
il pourrait tenter sa chance là-bas.
« Ben oui, il n’y a pas de
raison. A chacun son tour ».

Mirko débarque donc. Un visa
de touriste de trois mois. Un
budget épuisé en quinze jours.
Qu’importe, l’espoir a la peau
dure : « je travaillerai », « je
ferai les marchés », « une fois
que je parlerai français, cela ira
mieux », « Chose a dit qu’elle
voulait bien m’épouser »...

Quand Mirko fait part de son
désir de rester en Belgique, on
— ses amis bien intentionnés—
lui oppose le contre-exemple
d’Alain : 28 ans, condamné au
chômage depuis cinq ans, qui
glande dans son garni à Liège,
un poster de Bob Marley au
mur, sentiment d’enfermement
(« c’est foutu pour moi ») et
rêves d’évasion alimentés de
shopping à Maastricht. « Tu
vois que ce n’est pas facile ici,
regarde Alain ». Pourtant,
Mirko trouve que Alain, il est
plutôt bien.

Une à une, toutes les portes
entrebâillées se refermeront sur
ses illusions : les portes officielles
(de la prolongation de
visa, du statut de réfugié, de
l’inscription à des études) et les
portes dérobées (du mariage
blanc, des petits boulots), et
même son grand ami gringo, lui
qui était si bien là-bas, pense
qu’il serait mieux chez lui.

Le rapport objectif entre deux
positions est plus fort que la
relation subjective entre deux
êtres. « Je vois bien que je suis
de trop ici ». Ben oui. Mirko
reprend donc l’avion.

De son séjour en Belgique —
rêves fous et amertume— ,
Mirko ramènera l’expression
« fatigué », fatigado.

Du Chili, il enverra à Alain une
feuille de marijuana en fil de
fer. Vos luttes partent en fumée.