Un jeune sur quatre est au chômage.
Combien d’entre eux sont-ils prêts pour aller travailler dans le tiers monde ?, par Antonio de la Fuente
Dix-huit millions de personnes
sont au chômage au sein de
l’Union européenne. Elles représentent
plus de 10 % de la
population active, mais pour ce
qui est des jeunes de moins de
vingt-cinq ans en Belgique, un
jeune sur quatre n’a pas d’emploi.
Les jeunes constituent donc
la catégorie d’âge la plus touchée
par ce problème. Le croisement
de ces deux termes, jeunesse
et chômage, en fait un des
enjeux majeurs de la vie sociale
aujourd’hui.
Comme l’écrivent Guy Bajoit et
Abraham Franssen, dans Les
jeunes dans la compétition culturelle [1],
dont Antipodes reproduit
un extrait en pages 11 à 15
de cette édition : « Les attentes
et les attitudes à l’égard du travail,
de l’emploi et du chômage
sont une dimension privilégiée
pour appréhender la crise et la
mutation des références culturelles
chez les jeunes. (…) Le
modèle culturel de la société
industrielle se caractérise par la
centralité de l’éthique du travail.
Par ailleurs, le marché de
l’emploi est le champ où s’exercent
le plus directement les contraintes
matérielles et symboliques
de la compétition ».
Un projet d’envoi de jeunes demandeurs
d’emploi dans le tiers
monde, conçu par le ministère
de l’emploi et soutenu par le
secrétaire d’État à la coopération,
est en train d’être mis sur
pied. Ce projet s’adresse à des
jeunes en stage d’attente, qui
pourront faire un séjour de quatre
à douze mois dans le tiers
monde, au sein d’une association
partenaire d’une ONG belge,
après avoir suivi un bref cycle
de préparation en Belgique.
Malgré des avis contraires émanant
de la DGD et des ONG, la
formation d’un premier groupe
a eu lieu au mois de décembre
1996, et ITECO y fut invité pour
assurer l’animation d’une séance
de travail sur les motivations
des participants et la question
interculturelle (voir à cet égard
l’article de Michel Elias à la
page 33 de cette édition). La
moitié des ONG qui ont répondu
à une consultation de leur fédération
ne souhaitent pas participer
à cet envoi de jeunes chômeurs
dans le tiers monde, tandis
qu’ environ un quart des ONG
qui ont répondu s’apprête à recruter
des jeunes demandeurs
d’emploi et le dernier quart
hésite encore.
Il faudrait placer cette initiative
parmi l’ensemble de
mesures d’insertion des jeunes
chômeurs (elles sont plus d’une
vingtaine et si l’on fait des combinaisons
entre elles on obtient
au moins trois cent soixante
possibilités différentes d’engagement).
Mais on peut raisonnablement
se poser des questions
sur l’efficacité de cet ensemble
d’initiatives. D’après
Marc Maesschalck [2], elles visent
à « démultiplier des bassins
de décantation qui ont pour
avantage d’extraire des chiffres
du chômage un certain volume
de chômeurs. Mais ces bassins
de décantation ne permettent
pas aux gens de réintégrer les
structures du marché traditionnel
de l’emploi qui va
s’amenuisant ; elles le maintiennent
à la marge de ce marché
jusqu’au moment où elles
les ramènent de nouveau à une
situation de demandeurs d’emploi.
L’ensemble de ces bassins
de décantation constituent une
sorte de labyrinthe séparé du
marché de l’emploi et l’entrée
de ce labyrinthe correspond à
sa sortie ». Tout cela rend
employable mais non employé.
Le problème tient dans une formulation
dépouillée : les jeunes
ne trouvent pas d’emploi
parce qu’il n’y a pas d’emploi.
D’autre part, d’après des professionnels
qui ont des contacts
directs avec des jeunes demandeurs
d’emploi au sein des missions
régionales pour l’emploi
et des syndicats, cette initiative
ne devrait intéresser que des
jeunes qui peuvent compter sur
certains appuis, familiaux ou
d’autres. Ceux pour qui le travail
(ou le droit au chômage) est
la seule possibilité d’insertion,
même minimale, ne devraient
voir dans un départ de quelques
mois dans le tiers monde qu’un
détour de leur objectif. L’allocation
de quatre mille francs et
la prime de départ de dix mille
francs qu’offre le projet seront
jugées insuffisantes.
L’expérience des coopérants
ONG montre que la première
année dans le tiers monde leur
permet à peine d’assurer un
minimum d’intégration dans la
réalité du pays où ils se trouvent.
Un stage de quatre à douze
mois ne permettrait pas d’aller
plus loin. Le retour des coopérants
ONG et leur réinsertion professionnelle
sont loin d’être faciles.
Leur séjour à l’étranger
ne les aide pas toujours à trouver
un emploi ici, parfois même
peut les desservir.
Le risque que ce projet ne finisse
par créer un sous-statut de
coopérant ONG (du personnel envoyé
pour une période plus
courte et à des frais minimaux),
à l’instar du nombre de sous-statuts
existant en Belgique, et
qu’il vienne à enrichir ce que
Marc Maeschalck appelle « la
nébuleuse d’emplois précaires
(existants) à l’entour du marché
traditionnel de l’emploi qui
va s’amenuisant (…), nébuleuse
d’emplois dont les caractéristiques
sont, par rapport à l’emploi
traditionnel, d’être plus
souples, moins chers et moins
garantis » [3].
Il y a enfin la place des partenaires du tiers monde dans ce
projet, ou plutôt leur manque de
place. Le tiers monde est vu ici
comme un terrain vague, un
réceptacle des difficultés des
sociétés du Nord. Ces jeunes
demandeurs d’emploi seront
envoyés travailler avec des gens
qui n’ont pas été consultés sur
le sens de la démarche. Et même
si on devait les consulter, ces
personnes et organisations seraient-
elles à même de dire ce
qu’elles en pensent vraiment,
prises dans le jeu des contraintes
de la coopération internationale
? Le projet ne prévoit
aucune compensation financière
pour les organisations du
Sud qui devraient pourtant investir
dans l’accueil et l’encadrement
des stagiaires.
La Fédération d’envoi des coopérants
estime regrettable que
l’échange se fasse encore trop
dans une seule direction, celle
du Nord vers le Sud. Lors d’une
réunion entre les ONG francophones
et néerlandophones et
la DGD, tenue à Bruxelles à la
mi-mars 1997, le point de vue
des acteurs du tiers monde n’a
été cependant nullement évoqué.
Selon la même note de la Fédération
d’ONG, ces stages des jeunes
chômeurs dans le tiers
monde « ne peuvent être qualifiés
à proprement parler de coopération
au développement ».
Ils prendront bien néanmoins
dix millions de FB du budget de
la coopération au développement
pour payer les indemnités, primes, billets d’avion et
autres assurances des stagiaires
dont « les responsabilités seront
nulles ou très fortement
limitées ».
Si le projet continue malgré tant
d’objections (« Pas terrible,
l’exportation des jeunes chômeurs
» titrait Le Soir le 19
juillet 1996), on peut penser
que, outre la volonté politique
qui le porte, il repose sur des
idées qui sont dans l’air du
temps : l’échange, la communication
entre cultures, l’ailleurs
comme source d’épanouissement,
la « sortie du cadre » dans
la recherche de solutions, idées
auxquelles les jeunes sont particulièrement
sensibles.
Jacques Chirac, qui est parvenu
à la présidence de la République
française en présentant un
discours axé, entre autres, sur le
thème de l’emploi des jeunes,
disait récemment que le problème
du chômage des jeunes
n’a pas une solution mais bien
plusieurs. Ainsi, encourageait-il
les jeunes à chercher du travail
sur …Internet ! et même à
ne pas avoir peur de s’expatrier
pour travailler à l’étranger.
Plutôt que de soulager effectivement
les statistiques du chômage,
vu le petit nombre de
personnes concernées, un tel
projet vient caresser l’imaginaire
des jeunes dans le sens du
poil.