Malgré l’absence de pouvoir rétroactif et autres limitations, la création de la Cour pénale internationale représente une avancée majeure pour le respect des droits humains.
Explications de Robert Badinter, initiateur de l’appel pour la création de cette Cour, par Antonio de la Fuente
On prend un enfant et on le met dans une chambre à gaz parce qu’il est juif. Auschwitz est le symbole des crimes contre l’humanité, au cœur d’un siècle qui n’en a pas été avare, depuis le génocide arménien au génocide rwandais.
Le châtiment des criminels contre l’humanité, c’est la plus grande question de cette fin de siècle. La création d’une Cour pénale internationale doit contribuer à l’aborder autrement que par des condamnations de principe. Robert Badinter, ancien ministre de la justice en France et initiateur de l’appel pour la création de la Cour pénale internationale, a tracé à Bruxelles en février 1999, devant plus de quatre cents personnes, le parcours qui mène à sa création, en affirmant son optimisme dans
l’avenir de la nouvelle juridiction.
A Londres, en octobre 1943, les Alliés décident la création d’un tribunal au nom des Nations unies pour juger les criminels de guerre. C’est de là qui sont nés les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, des tribunaux de vainqueurs contre des vaincus, même si tous les droits des accusés ont été respectés.
Après la chute du mur de Berlin, en 1989, l’opinion publique a dû assister ébahie à l’existence de crimes contre l’humanité au cœur même de l’Europe, en ex-Yougoslavie. L’argument de certains gouvernements européens qui était de dire au moment du conflit qu’il fallait faire la paix d’abord pour que la justice vienne ensuite a montré ses failles. Il ne peut pas y avoir de paix si justice n’est pas faite.
En janvier 1993, les Nations unies décident de la création d’un tribunal pénal international pour juger les crimes de guerre dans les Balkans. Quatre-vingt-sept personnes, dans vingt-trois actes d’accusation, on fait l’objet de demandes d’accusation et trente sont arrêtées.
Il y a eu une condamnation définitive et un acquittement. Radovan Karadjic et Ratko Mladic seront un jour jugés, espère Robert Badinter, même s’il faut attendre longtemps pour cela. La justice est patiente et leurs crimes sont imprescriptibles.
Quelques années plus tard, une autre résolution des Nations unies a créé à Arusha, en Tanzanie, le Tribunal pénal international pour juger les responsables politiques du génocide rwandais. Jusqu’à présent, huit procès ont eu lieu dont une condamnation à perpétuité de l’ancien premier ministre rwandais Jean Kambanda.
Mais un tribunal pénal international n’a pas l’effet dissuasif des tribunaux normaux puisqu’il est créé après qu’aient été commis les crimes qu’il est amené à juger. Ainsi, l’initiative de créer une Cour pénale internationale a été lancée en 1994. Les obstacles ne manquaient pas. Le jeu traditionnel de la diplomatie, tout d’abord. La notion de souveraineté, ensuite, la justice étant toujours l’apanage des souverains.
Et puis, le poids du gouvernement des Etats-unis, qui ne voyait pas l’intérêt de juger des agissements tels que ceux de l’armée nord-américaine au Vietnam, par exemple.
Mais la force croissante de l’opinion publique internationale, avec la complicité des ONG — elles sont plus de huit cent à s’être coalisées —, qui supportent mal que ce genre de crime reste impuni, a fait pencher la balance en faveur de la création de la Cour. Les ONG, d’après Robert Badinter, remplissent une double fonction, celle d’être à la fois lobbyistes et chœur antique, en commentant l’action au même moment qu’elles font pression pour la modifier.
L’été 1998, cent soixante Etats se sont réunis à Rome pour donner naissance à la Cour pénale internationale. Quelques Etats puissants — la plupart d’entre eux
membres du Conseil de sécurité des Nations unies — s’y sont fermement opposés : la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, Israël — le transfert des populations civiles dans des territoires occupés est un crime de guerre —, les Emirats arabes unis, Bahreïn. Mais, une minorité agissante voulait la création de la Cour et a eu raison des résistances nord-américaines et de celles de ses alliés occasionnels. La France, qui avait initialement émis des réserves, a fini par se rallier au projet, tout comme la Russie.
Cent vingt Etats ont finalement voté le traité et vingt et un se sont abstenus. Soixante d’entre eux au moins devraient ratifier le traité pour que la Cour voie le jour, ce qui signifie que soixante parlements nationaux le votent favorablement, ce qui passe souvent par l’introduction de modifications à la Constitution, comme c’est la cas en Belgique. A présent, une cinquantaine d’Etats ont déjà franchi cette étape.
Ceux qui pratiqueront, où que ce soit, la torture, le massacre, l’exécution extrajudiciaire, l’attaque de populations civiles, la prise d’otages, la déportation, les violences sexuelles, la destruction de biens civils, l’enrôlement militaire des enfants seront passibles d’être poursuivis par la Cour. Qui aura alors le pouvoir de déclencher des poursuites contre ces criminels contre l’humanité ? Le Conseil de sécurité des Nations unies, les pays signataires du traité, le procureur de la dite Cour en association avec des ONG. Ce qui est, de l’avis de Robert Badinter, un des éléments les plus porteurs de la nouvelle situation ainsi créée.
La Cour aura aussi beaucoup de limites. Sans pouvoir rétroactif, elle devra toujours compter pour agir sur l’aval de l’Etat sur le territoire duquel le crime aura été commis ou de l’Etat dont le suspect est ressortissant, ou alors du Conseil de sécurité des Nations unies. Certaines ONG trouvaient qu’il valait mieux qu’il n’y ait pas de Cour plutôt qu’en avoir une avec des pouvoirs aussi limités. Ce n’est pas l’avis de Robert Badinter, pour qui même en boitant, on avance. La Cour gagnera en pouvoir une fois qu’elle aura des moyens d’action. Même avec des règles de fonctionnement étroites, toute juridiction va à la limite extrême de sa compétence. Le jour où un émule de Pinochet y sera jugé, Robert Badinter promet de se rendre à La Haye.
Justement, Pinochet. Avec l’arrestation et le jugement éventuel du tyran austral, nous sommes au cœur d’un paradoxe. La Cour pénale internationale ne peut juger que des faits à venir, Pinochet donc lui échapperait au cas où il serait remis en liberté. Mais c’est justement parce que des criminels comme lui connaissent une vieillesse paisible que la création de la Cour est impérative.
A ceux qui s’interrogent sur le bon droit qu’on aurait à imposer à un pays des règles internationales qui viendraient heurter des accords politiques précaires, Robert Badinter répond qu’un Etat ne peut pas opposer des accords politiques à la demande de justice des familles de victimes, parmi lesquelles beaucoup d’étrangers, au demeurant.
Juger Pinochet au Chili, comme le prétend le gouvernement chilien ? Pinochet, sénateur à vie, y jouissait d’une immunité à vie. Et même si on la lui enlevait un jour, son cas relèverait des tribunaux militaires…