Le monde ne pardonnera pas Pinochet ni ceux qui ont essayé de l’oublier

Mise en ligne: 16 juillet 2012

La nuit du 16 octobre
1998 Augusto Pinochet
est réveillé, dans sa
chambre d’hôpital à
Londres, par un policier
qui lui notifie son arrestation.
José Bengoa, qui
se trouve alors à Cambridge,
répond à cette
brusque accélération de
l’histoire avec une lettre
ouverte au président de
la république chilienne.
Morceaux choisis…

Hier, The Independent racontait
en première page les dix jours
passés par un citoyen britannique
dans le Stade national de
Santiago du Chili en 1973, il y a
vingt-cinq ans. Aujourd’hui, une
semaine après l’arrestation de
Pinochet à The Clinic, nom ridicule
mais néanmoins expressif
de l’hôpital londonien où se
trouve détenu l’ancien président
de la République du Chili, la BBC,
dont le prestige en Europe et
dans le monde entier n’est plus
à faire, a consacré plus d’une
heure de sa programmation à
nous, Chiliens, à ce que nous
avons vécu et à ce que nous sommes
devenus. Etre soumis à une
telle profusion de propos sur le
petit pays où je suis né, tout en
regardant par la fenêtre les anciens
bâtiments de cette vénérable
université, c’est une expérience
si forte que je ne peux
moins faire que noircir quelques
feuillets avec les idées qui s’accumulent.

Parfois la réalité est plus forte
que les désirs. J’ai l’impression
d’avoir vécu une décennie de
réalités inventées, en quête d’une
normalité qui n’existait pas. Personne
ici, en Grande- Bretagne,
ne dit rien de ce que nous avons
voulu être dans notre transition
à la démocratie « à la chilienne
 », de cette envie de tourner
la page, de cette tentative de
coexistence avec l’impunité en
faisant comme si de rien n’était.
Et si personne n’en dit rien c’est
que c’est un mensonge, bon
sang, c’est faux que nous ayons
un projet de pays tant que nous
n’avons pas réglé nos comptes
avec le passé et ce que nous sommes,
une société touchée de manière
profonde par des événements
qui n’ont de cesse que de
revenir sur les écrans des téléviseurs.
Nous, Chiliens, nous devons
avoir quelque chose en
commun avec les Grecs, parce
que cette situation c’est le destin,
les moires ailées et munies
de griffes qui foncent vers nous
et interrompent nos rêves de normalité,
de démocratie, de réconciliation
solennelle avant l’heure
au sein de notre basilique créole.

Qu’est-ce un pays si ce n’est un
ensemble de symboles ? Quelqu’un
peut-il croire qu’un pays
c’est un groupe d’amis ou un
morceau de terre ou un gouvernement
 ? Ou, comme jadis l’ont
cru les membres de l’oligarchie
profiteuse, un groupe de familles
 ? Ainsi que l’a écrit une
Anglaise il y bien des années, les
nations ne se construisent pas de
manière imaginaire, ce sont des
communautés qui partagent un
même imaginaire. Elles sont des
symboles, des ensembles d’expressions
symboliques, elles
sont tout et rien à la fois. C’ est
tellement absurde tout cela qu’il
y a même des millions des gens
qui ont donne leur vie « pour la
patrie », sans que personne ne
sache suffisamment ce que cela
veut dire. La question est de savoir
finalement comment une
collectivité peut s’imaginer à
elle-même de manière appropriée.
Le Chili, dans l’imaginaire
mondial, continue à être important,
non par ses succès économiques
qui ne réveillent ni font
dormir grand monde. Personne
ne peut faire d’un comptoir une
nation. Ce n’est pas un hasard si
l’Alameda de las Delicias, colonne
vertébrale de la ville et du
pays, est l’endroit où l’on érige
des statues d’hommes illustres à
cheval, avec sabre et constitution
à la main, des personnes qui ont
fourni le pays en symboles, depuis
celui qui a crié : « vous, les
vaillants, suivez-moi » [1], jusqu’à
celui qui de manière prophétique
a proclamé que les grandes avenues
s’ouvriraient à nous [2]. Certains
millionnaires, quant à eux,
ont investi leurs fortunes dans
des palais aujourd’hui décatis et
dont personne ne se rappelle du
nom de leurs anciens propriétaires.
Nous devons l’admettre,
nous manquons à présent de ces
symboles partagés. Dès lors notre
idée de pays, de nation, de
communauté humaine, s’est affaiblie.
Nous sommes
aujourd’hui nombreux à ne point
envisager de donner la vie pour
la patrie. Et c’est sans doute regrettable.

Comment nous voit-on ? C’est la
question que l’on se pose au
Chili, avec anxiété, après dix ans
d’efforts pour améliorer notre
image intérieure et extérieure.
Comment nous voit-on ? Ceci a
été le titre de nombreuses conférences
pour entrepreneurs ces
dernières années. Ils vont croire
qu’on se débrouille pas trop mal
pendant cette transition à la démocratie,
se sont sûrement dit
beaucoup de politiques. Le président
de la république s’est cru
obligé d’ajouter à sa panoplie de
fonctions auto-conférées celle de
voyageur impénitent, de manière
à donner une image dynamique
d’un pays qui a tourné le dos à
son passé, qui regarde avec enthousiasme
le siècle prochain et
qui possède parmi ses multiples
atouts (outre sa cordillère, son
vin et ses femmes), une économie
stable qui fera une belle
feinte à la crise asiatique. Nous
pouvons affirmer sans peine ni
gloire que tous ces efforts d’exporter
une image attirante et
audacieuse sont bons pour la
poubelle ces jours-ci, lorsqu’on
se trouve devant la clinique-prison
londonienne. Une dame qui
fait le ménage ici dans le collège,
apprenant que j’étais chilien, me
regarde avec condescendance et
un peu de commisération,
comme si elle essayait de montrer
qu’elle n’a pas à penser que
je me chauffe du même bois que
ce monsieur qui se repose dans
The Clinic. Elle sourit, me regarde
d’un coin de l’œil, puis
s’en va. L’image du pays à succès
que les entrepreneurs créoles
ont tenté de montrer ces dix
dernières années est mise en pièces.

C’est lui qui a permis, par le feu
et le sang, que le modèle économique
de marché s’établisse et
c’est lui qui est responsable de
la re-destruction de l’image du
pays. Chaque fois qu’une délégation
chilienne quitte l’aéroport
international de Santiago, elle
devra repasser le chapelet d’explications
par rapport à ce dont
tout le monde sait et ce dont tout
le monde veut savoir, ce qu’il arrive
au Chili. Avant de vendre la
moindre pomme et la moindre
rondelle de chêne autochtone,
elle devra essayer d’expliquer
l’inexplicable.

Pinochet a montré le pouvoir
énorme qu’il a sur le Chili et sur
son image. A quatre-vingt deux
ans, il parvient à mener le pays
par le bout du nez et à achever
l’illusion de la transition à la démocratie.
Moi, le suprême,
comme dirait Roa Bastos. Le suprême
en calculs pervers.

Cet épisode montre avec fracas
l’échec d’une génération, la
mienne, qui a essayé avec beaucoup
de volonté et de volontarisme
de résoudre nos vieux problèmes
et de mettre sur pied un
pays possible, mais tout cela
d’une manière artificielle, pouvons-
nous à présent ajouter avec
regret.

Nous, la génération qui a connu
la dictature et a tout fait pour en
sortir, nous avons cherché à changer,
à ne plus ressembler à ce que
nous avons été, à arrêter de nous
regarder dans ce miroir, nous
avons essayé de casser ce miroir.
Nous n’avons pas assez réfléchi
à l’origine de notre rage. De notre
rage à nous et de celle des
autres. Nous ne nous sommes pas
aperçus de l’irréductibilité du
pouvoir social au Chili. Nous
avons voulu au fond temporiser
avec notre passé. Nous avons
tous fait, y compris moi-même,
un acte de contrition, propre à
notre culture catholique, avec
l’aval de l’Eglise. Nous avons
fermé les yeux et dit : tournons
la page. A présent, la BBC de Londres
(source d’information sérieuse
et appropriée, devant laquelle
nous nous sommes toujours
inclinés), les journaux de
qualité, les gens de la rue, le
monde entier nous disent avec
une extrême cruauté : vous êtes
des sauvages du tiers monde,
vous n’avez pas su résoudre la
seule chose qui compte dans la
société : la justice. Vous êtes de
sauvages en dehors du monde
décent parce que votre président-dictateur-
malade-détenu se promène
par le monde en toute impunité.
Dans l’interview qu’il a
concédée au New Yorker peu
avant de se faire opérer, Pinochet
raconte sans gêne combien il apprécie
de faire des emplettes à
Londres, se promener, prendre le
thé à Harrod’s. Comme le font
des millionnaires tolérés, mais
peu respectés, venus des pays
arabes, africains, asiatiques, balkaniques,
tous ceux que dans son
imaginaire collectif l’Occident
expulse du monde des décents,
de la planète des gens convenables.
A quoi bon tout ce vin chilien
dans les rayons des Marks
& Spencer
 ? Qui a pu croire un
instant que tous ces produits exportés
vont peser davantage dans
la balance que l’absence de justice
 ? Comment un gouvernement
démocratique a-t-il pu imaginer
que le seul fait de sillonner
la planète avec un avion bondé
d’entrepreneurs bons vendeurs
de leur production allait changer
l’image internationale du Chili ?
Nous avons tous péché par arrogance,
les uns plus que les autres.
Finalement le pays semble être
le royaume de l’impunité, frappé
par un destin horrible, incapable
de soutenir son regard devant le
miroir, le regard de la réalité.

L’affaire Pinochet c’est la fin
d’une rêverie, d’une prophétie
auto-accomplie, d’une pensée
auto-satisfaite qui a essayé de
devenir une réalité sans succès
parce que la vie est plus forte que
tous les volontarismes. Nous
nous rendons compte à présent,
une fois de plus, que ce qui est
arrivé en 1973 est très profond,
non seulement pour le Chili mais
bien pour le monde entier. Les
interprétations peuvent être nombreuses,
mais il n’y a pas de
doute que le Chili en 1970 était
un espoir, un des derniers espoirs
avant de tomber dans ce désespoir
de fin de siècle, ce post-modernisme
cynique, cette jeunesse
techno de crânes rasés sans avenir.
Pour ceux qui aujourd’hui
ont cinquante ans, le Chili fut un
symbole, comme le fut l’Espagne
pour la génération précédente.
Eux, nos parents, les Neruda
et les Hemingway furent
marqués par España en el
corazón
 [3]. Beaucoup d’entre eux
sont morts avant que Franco ne
meure lui-même, quarante ans
après avoir pris le pouvoir. Mais
ils ne se sont pas rendus.

Ce ne fut pas notre cas. Les mêmes
acteurs, dans un acte de volonté
que je continue à respecter,
mais qui touche à sa fin, ont
changé leurs positions. Ils ont
dit : « réconcilions-nous ! ». Je
vois à la télévision, je lis dans les
journaux que le monde ne nous
a pas cru. Au contraire, nous
sommes devenus les cons de
l’Amérique, riches à l’extérieur,
cons dedans.

L’image a fait revenir l’horloge
en arrière. L’histoire se répète
mais en apportant chaque fois de
nuances et différentes approches.
Aujourd’hui, Salvador Allende
semble être plus proche que jamais
du socialisme européen et
de la social-démocratie qui refait
surface en proposant des alternatives
différenciatrices. Ce n’est
pas un hasard si c’est l’Angleterre
de Tony Blair et de Robin
Cook qui met la question des
droits de l’Homme sur la table
et arrête Pinochet. Le temps des
enthousiasmes devant la mondialisation
et l’hégémonie du néolibéralisme
à l’américaine est révolu.
Pinochet n’a pas perçu le
changement.

La question Pinochet est symbolique
et emblématique de la nouvelle
étape de la mondialisation.
Personne ne croit plus à la naïveté
du couple Pinochet-Thatcher.
La solution des problèmes
économiques et sociaux par la
voie du licenciement des travailleurs
des usines et la privatisation
des activités étatiques est
finie. La figure d’Allende, démocrate
et socialiste, revient en première
ligne dans une Europe qui
avance vers le prochain siècle.

En écoutant pendant cette semaine
les informations, en lisant
les journaux, en m’arrêtant rituellement
pendant des heures
devant la porte de la clinique de
Pinochet à Londres, voici ce qui
me vient à l’esprit : notre lien
principal avec la culture occidentale,
avec la « décence » occidentale,
avec ce que de manière affectée
on peut appeler la civilisation
occidentale, se trouve dans
le fait qu’une seule fois dans notre
histoire nous avons proposé
un modèle de justice compréhensible
pour tous les humains sensibles
au bien. Nous, Chiliens,
nous avons été capables de créer
un rêve, la voie chilienne au socialisme.

Le monde ne va pas pardonner
si facilement les uns, les Pinochet,
ceux qui ont étouffé ce rêve
dans le sang, et les autres, c’est-à-
dire nous qui avons essayé
promptement de l’oublier. Les
uns ont essayé de transformer
leur rapport au monde dans une
relation purement commerciale,
les autres, c’est-à-dire nous, nous
sommes devenus muets et nous
n’avons pas grand chose à dire
pour l’instant.

Mais l’impunité est inacceptable.
Ce sentiment fait partie du soubassement
de la culture de ces
pays. Pinochet est un symbole
qui va plus loin que sa personne
et ses décisions et même ses responsabilités
 : il est le symbole de
la mort d’un rêve. Et nous, les
autres Chiliens, nous ne sommes
pas très appréciés pour l’instant,
car nous n’avons pas su prendre
en main cet héritage qui, au bout
du compte, est le seul morceau
de culture décente que nous
avons et qui nous différencie
d’autres nations qui n’ont nulle
prétention de décence.

Hier, vendredi, je suis allé à la
prison de Belmarsh, au sud de
Londres. Elle a été construite
pour les prisonniers de l’IRA. J’ai
pris le train, puis un taxi, d’où
j’ai dû descendre et passer un
contrôle de détection de métaux
en pleine campagne. C’était bizarre,
faire cela au beau milieu
des champs, mais les Britanniques
ne rigolent pas, cela frappe
dur entre catholiques et protestants.
Je me suis rapproché d’un
policier pour lui dire que j’avais
l’intention d’assister aux débats
à la Cour en tant que public. Le
policier a fait venir un supérieur
qui m’a dit très aimablement que
les autorisations d’accès étaient
déjà distribuées. Il m’a montré
d’un côté ceux qui étaient
« pour » et de l’autre ceux qui
étaient « contre » et m’a demandé
ensuite quel groupe je
voulais intégrer. Je me suis mis
à marcher au milieu de la route à
côté du policier anglais. D’un
côté des barrières, là où se trouvaient
les affiches « Viva Pinochet
 », on m’a crié
« comunista ». Que c’est démodé,
me suis dit-je. Je n’ai été
communiste lorsque le communisme
possédait la moitié du
monde, encore moins
aujourd’hui après que le mur est
tombé. De l’autre côté, me
voyant sans réaction, on m’a crié
« traître ». Le temps de faire
deux pas et j’ai revu la « manifestation
des casseroles » à Santiago,
il y a vingt-sept ans, lorsqu’on
a frappé Rodrigo
Ambrosio [4] qui passait par là.
C’était le même scénario mais
cette fois-ci on était à Londres,
au sud de Londres. L’histoire se
répète —suis-je obligé de répéter
la cantilène de Marx ? —, la
première fois comme tragédie, la
deuxième fois comme comédie,
comme farce. Les pro-Pinochet
rigolent. Je m’arrête pour regarder,
je vois un monsieur habillé
en huaso [5], je vois des drapeaux
chiliens et britanniques, des calicots
en anglais et en « mélangé
 », j’entends qu’on crie
« assassin » et c’est à moi vraisemblablement
que le cri est
adressé. Ça alors. Je n’ose pas
me retourner et dire « écoutez
camarade, je ne suis pas un assassin
 ». Bien sûr que non, mais
que celui qui n’a pas fauté jette
la première pierre. Quelqu’un a
dit à celui qui a crié : Tais-toi,
c’est sûrement un camarade. Le
policier, en voyant qu’on me
criait dessus des deux côtés, m’a
expliqué que seulement quelque
trente-sept personnes ont pu entrer
dans la salle. Je me suis rappelé
alors d’un récit de Saint
Exupéry, correspondant lors de
la guerre d’Espagne, un court récit,
Les tranchées parlent, je
crois. Dans la bataille de l’Ebro,
les tranchées étaient si proches
les unes des autres que pendant
les nuits étoilées on entendait
crier d’une tranchée à
l’autre : « Eh, toi, tu te bats pour
qui ? ». « Pour l’Espagne », répondait
une voix venue de l’autre
côté. « Et toi, tu te bats pour qui,
toi ? ». « Pour l’Espagne », répondait
à son tour l’autre voix.
Les tirs pouvaient alors recommencer
pendant que l’on entendait
chanter Ay, Carmela, ay,
Carmela . Lorsque j’ai lu ce récit,
j’ai trouvé que c’était une situation
horrible. Je n’aurais jamais
cru que cela nous arriverait
un jour.

Heureusement qu’il y avait
Pancho Coloane [6] qui m’appelait
du groupe de la presse. Ce fut
comme une bouée de secours.
Plusieurs autres observateurs
étaient infiltrés. J’ai montré au
policier cette « troisième voie »,
comme aurait dit Anthony
Giddens [7], celle des journalistes.
Je n’ai jamais apprécié être ni
chicha ni limoná
 [8] Traître, assassin,
communiste, journaliste.
Mon identité personnelle en prenait
pour son grade. Le policier
a compati et m’a laissé derrière
les barrières de la presse. Ce que
nous montrions aux caméras et
au monde entier était à la fois
dramatique et comique. Quelqu’un
a suggéré qu’on était là
devant la solution pour le pays :
engager ces policiers britanniques
gentils et disciplinés pour
ordonner le processus de transition
au Chili. Un escadron de bobbies.

Les femmes du côté gauche
m’ont raconté que le seul point
de rencontre entre les deux groupes
étaient les toilettes. Celles
qui voulaient faire pipi devaient
aller jusqu’à ces vespasiennes
portables installées par nos hôtes
britanniques au milieu des
champs. Là, on entendait ce que
disaient les unes et les autres derrière
une petite cloison. Les unes
parlaient du shopping qu’elles
comptaient faire avant de rentrer
au pays, les autres de la soirée
qui aurait lieu ce soir-là. Qu’est-ce
qu’elles sont vulgaires, s’est
étonnée une femme en exil en
Grande-Bretagne depuis vingt-cinq
ans, en écoutant celles qui
faisaient pipi de l’autre côté.

Je pensais à cette horrible vérité :
l’histoire se répète. Mais je n’arrive
pas à la voir avec les yeux
d’il y a vingt-cinq ans. Que ceux
qui la vivent encore comme tragédie
me pardonnent. Eux, ils
ont le droit de vivre pleinement
leur douleur. Tous mes respects.
J’espère qu’ils pourront me comprendre.

Lorsque je suis entré il y a quelques
semaines dans la Chambre
des Lords pour la première fois,
je n’ai pu que sentir que quelque
chose de surréaliste était en train
de se produire. Le sous-développement
chilensis, la brutalité barbare
de notre histoire récente là
au beau milieu de ces dorures, de
ces tableaux, de ces perruques
poussiéreuses, de ces statues de
chevaliers avec épée et toge. Un
monsieur à l’allure de Perkins,
le personnage de la revue
paillarde El Pingüino, que nous
lisions en cachette dans notre
enfance, nous rangeait avant
d’entrer. Il portait une livrée
énorme et un écusson doré sur le
ventre. Quelqu’un pouvait songer
à la solennité, je n’y voyais
que du ridicule. Il nous disait
d’être respectueux. Il rigolait un
peu de nous, nous voyant comme
des petites bêtes bizarres venues
des colonies. Les Lords ne savaient
pas trop où se trouvait le
Chili. Me Montgomery était plus
intéressée à défendre l’Angleterre
que Pinochet. Pis encore,
elle l’a accusé. Je me suis dit, je
me dis encore, que si nous ne
regardons pas tout ce qui nous
est arrivé ces jours-là à la fin de
l’année et à la fin de ce siècle,
avec un peu de distance et d’humour,
nous mourrons écrasés par
tant de stupidité, d’irrationalité,
nous croyant le centre de l’univers.
Tous peuvent se satisfaire
en criant communistes, fascistes,
traîtres, assassins, vendus, journalistes,
tous Chiliens, Chiliens
de merde.

Je ne veux pas m’arrêter pour
toujours là où j’étais le onze septembre
1973 à onze heures du
matin, au croisement de l’avenue
Matta et de la rue Vicuña
Mackenna. Car le Chili est en
train de ressembler à ce beau fou
de la Place de Miraflores à Lima.
Il y arrivait tous les matins fort
bien habillé. Il s’arrêtait là sans
bouger pendant des heures et des
heures. On m’a raconté, c’est
cela la légende, qu’il appartenait
à une riche famille. Un jour qu’il
attendait sa fiancée à cet endroit,
il l’a vue arriver, traverser la rue
et à ce moment une voiture l’a
fauchée. Il est devenu fou
d’amour et de douleur. Jusqu’à
sa mort, il s’est rendu au même
endroit attendre sa fiancée.

A ce croisement de l’avenue
Matta et la rue Vicuña
Mackenna, atterré, hébété, j’ai
appris le bombardement de La
Moneda. Nous étions des centaines
de personnes dans les rues,
abasourdies. Pour beaucoup, le
temps s’est arrêté là, comme
pour le fou de la Place de
Miraflores.

Le temps semble s’être arrêté au
Chili. Chez les Lords, je ne pensais
qu’à cela. Les vieilles situations
de confrontation sont réapparues,
non comme des fantômes
mais bien comme des réalités
non oubliées mais déformées par
le temps, le silence, les mensonges
et surtout le manque de justice.

La société chilienne vit dans un
temps circulaire, rituel, donc arrêté.
Le onze septembre 1998, les
jeunes d’aujourd’hui, qui n’ont
pas connu le onze septembre
1973 parce qu’ils n’étaient pas
encore nés, ont rempli encore
une fois l’espace rituel de la ville
de Santiago en descendant dans
la rue. Et comme dans tous les
rituels il y a des sacrifices, des
morts. Nous sommes encore une
fois allés au cimetière en criant
« présent », un cri qui ne s’est
pas estompé depuis vingt-cinq
ans. Le rituel est dans toute culture
l’arrêt du temps, le souvenir
institutionnalisé des faits originaires,
la re-création symbolique
d’une réalité historique que
l’on veut récupérer.

C’est cela notre histoire récente.
Une histoire qui ne s’est pas fermée
et qui ne peut pas dès lors
devenir histoire, passé, objet
d’analyse, de souvenir tranquille.
Mais il faut faire attention, parce
que tout rituel se construit sur un
mythe. L’histoire, sans temps,
devient mythe. C’est ce qui arrive
au Chili, d’une manière profonde.

Le mythe prend appui sur des
fragments d’histoire, sur des parties
choisies relevées au plan
symbolique. Le mythe récupère
des éléments réels et leur donne
une connotation morale, éthique,
et donne ainsi du sens à la vie
des gens. Le mythe dans notre
histoire récente présente ces éléments,
il s’est détaché de plus en
plus de la complexité des faits
réels. Une date symbolique devient
le moment où le mythe est
vécu de manière rituelle. Comme
pour les chrétiens Pâques est le
moment rituel de la transition, de
la récupération du temps et de la
résurrection, pour les Chiliens le
onze septembre est devenu un de
ces jours rituels dans lesquels on
s’approprie de manière symbolique
l’histoire arrêtée. Je ne
crois pas qu’il ait servi à grand chose
d’éliminer cette date du calendrier
des jours festifs. Je parie
que le prochain onze septembre
sera encore pire que ceux des
années précédentes.

Mais il y a deux histoires, deux
mythes, deux axes symboliques,
deux rituels simultanés, deux
identités confrontées chez les
Chiliens. Les uns se rappellent
de manière symbolique des hauts
faits de fondation, les autres se
souviennent du sacrifice auquel
ceux-là ont donné lieu.

La mystification de notre réalité
historique est d’une telle nature
qu’il est impossible de lire n’importe
quel texte si ce n’est avec
des yeux collés au temps arrêté.
Cela doit sûrement arriver à ce
texte. Le discours de l’autoritarisme
moderne et le discours des
victimes se sont construits en parallèle.

Le premier est un discours de
victoire. Nous avons vaincu le
communisme et nous avons
constitué (d’où la Constitution)
une économie nouvelle, une société
nouvelle, de nouvelles règles
du jeu qui ont mis le Chili
au seuil de la modernité. Je relis
ce paragraphe avant de donner ce
texte à l’éditeur et je songe ici
au testament politique de Pinochet,
qui a été rendu public au
moment-même où il comparaissait
à Belmarsh Court. C’est cela
le canon, comme on appelle le
texte sacré du rituel. Le canon
pour être lu à chaque rituel ou
cérémonie liturgique des participants
aux hauts fait d’armes qui
ont fondé le Chili moderne. J’ai
du mal à comprendre comment
des gens soi-disant intelligents
peuvent être d’accord avec un tel
discours, sans la moindre vision
historique, où tout est intérêt
symbolique et rien ne se rapproche
de la réalité des faits. Une
re-création imaginaire auto-justifiée.
Un discours fermé au nom
duquel il n’y a que la violence
qui compte. C’est l’histoire que
s’est raconté à lui-même celui
qui a fauché une fille Place de
Miraflores à Lima. « C’est elle
qui n’a pas fait attention, qui n’a
pas regardé à droite. Je ne pouvais
que l’écraser, autrement
j’aurais fait un accident encore
pire ». C’est atroce. Pire encore
si les forces armées devaient l’assumer
comme texte officiel,
comme mythe autour duquel
leurs rapports à la société civile
chilienne devaient s’organiser.

Le deuxième discours s’affirme
face à la sclérose et fausseté du
premier. C’est le discours des
victimes du sacrifice, un discours
plein de dignité éthique que je
respecte. Mais c’est aussi un
texte fragmentaire, fait de bribes
de faits, de dates et de symboles
pleins de gloire, mais aussi avec
des oublis et des silences qui sont
répétés au Chili et à l’extérieur.
Si les uns n’admettent aucun tort,
les autres n’ont pas à le faire.
C’est la logique des contraires.

La transition, les gouvernements
de la transition, ont essayé de
combiner des morceaux des deux
discours, sans réussir à en créer
un nouveau. Tantôt ils ont pris
des éléments du discours des
hauts faits d’armes, « le Chili va
bien », tantôt ils ont pris des morceaux
du discours « sacrificiel »
de notre réalité complexe. Au
moment de la Commission
Rettig [9], par exemple, le discours
« sacrificiel » ouvert à une interprétation
rationnelle, à la vérité
et à la justice a pris le dessus. Les
dirigeants politiques se sont essayés
à cette capacité d’intégration
de fragments en provenance
de discours opposés.

Le discours de la réconciliation
est un discours important, mais
malheureusement il n’a pas le
poids culturel des deux autres
discours mythifiés. Il a été un
acte volontariste, destiné à assurer
une coexistence minimale
entre les partisans des deux
clans, des règles du jeu dans lesquelles
peuvent se retrouver les
uns et les autres. Une sorte d’engagement
pour ne pas s’entretuer
— comme le préconisait Hobbes—
dans une guerre primordiale
permanente. Mais le discours
n’a pas de mythe ni de rituel.
Il n’y a pas eu un geste de
véritable réconciliation, encore
moins des actes, ni d’un côté ni
de l’autre. Ceux qui pouvaient se
réconcilier ne l’ont pas fait.

C’est bien pour cela, président,
que là se trouve la question centrale
de la société qui vous dirigez.
On ne peut pas avancer en
voulant faire tourner la page.
Cela ne sert à rien. Oublier,
s’auto-réprimer, nier, archiver,
tous ces mots sont de trop dans
le dictionnaire de notre société.

Il n’y a pas de place pour l’amnésie.
On ne peut pas cacher le
soleil avec la main. C’est la leçon
de cette affaire fortuite . On
mélange la réalité aux rêves, les
films à l’histoire, les vérités des
uns aux vérités et mensonges des
autres. Comme dans les tragédies,
on joue, on vit sur scène ce
qui arrive dans la vie réelle et au
moment de pleurer on ne distingue
pas ce que l’on a vécu de ce
que l’on a entendu. Et, comme
dans une tragédie grecque, notre
pays natal exigera des femmes
qui ont des enfants, des maris,
des frères non inhumés qu’elles
reviennent —et elles reviendront—
interrompre le sommeil
des générations à venir. Les moires
grecques tourneront au-dessus
des têtes des personnages tragiques
en montrant leur destin.
Elles les mèneront vers la mort,
vers la répétition de la tragédie,
vers répétition de la représentation
génération après génération.
Les masques pâliront. Oreste tue
sa mère, Clytemnestre. Son couteau,
c’est l’expression de l’ire
de l’histoire, l’absence de justice,
l’impunité, la blessure ouverte
par la non-reconnaissance, jamais
fermée par la justice.

Mais l’« hypermnésie » est aussi
terrible que l’amnésie. On le sait,
elle consiste à ne pas pouvoir vivre
au présent, à ne vivre que
dans le passé. Hypermnésie, vivre
dans les souvenirs, dans le
déchirement, sans paix ni repos,
sans oubli, sans pouvoir reconstruire
une vie. Son expression extrême,
c’est le fou de la place de
Miraflores, à Lima.

Il y a quelques années, j’ai dit au
père d’Elvira Paine, pour le consoler,
« le temps soigne toutes les
blessures », une formule sotte au
moment de la mort d’un enfant,
une formule toute faite, sans
doute, mais qui a quand même
une pointe de vérité pratique. Il
m’a regardé, furieux, et m’a
répondu « jamais, je ne l’oublierai
 ». Cela m’a étonné, m’a fait
peur. J’ai compris que j’avais été
maladroit dans mes condoléances.
Un an plus tard, cet homme
est mort dans une bagarre au couteau,
entre deux verres et trois
bouteilles. Il n’avait pas pu retrouver
la paix. Le souvenir de
sa fille l’avait fait devenir fou.
Ainsi peut être l’amour d’un père
pour sa fille, surtout si elle est
aussi belle que l’était Elvira
Paine.

Il y a des souvenirs vivaces,
comme des plaies béantes que l’on
ne peut plus refermer. C’est le
thème du deuil, si cher à l’anthropologie.
Le deuil est un besoin
humain fondamental. Il est présent
dans toutes les sociétés. Le deuil
suit la mort. Il est la démonstration publique et institutionnalisée
de la douleur. Jadis, les gens s’habillaient
en noir. Enfant, je vois
mon père toujours de noir habillé.
Chemise blanche, cravate
noire, costume noir, mince
comme un corbeau. Durant trois
ans il a porté le deuil pour la mort
de ma mère. Puis, il a voyagé, il
s’est remarié, il a refait sa vie. Il
a été heureux à nouveau. Cela
fait partie de la culture humaine
que de savoir maîtriser symboliquement
la mort. Autrement,
chaque mort deviendrait éternelle,
sans oubli, elle se reproduirait
dans les proches, elle
empêcherait toute vie autour
d’elle. L’impératif existe clairement
pour les humains : il faut
survivre. C’est écrit dans notre
code génétique.

Dans les campagnes, le deuil
existe encore. Les gens s’habillent
en noir pendant des longs
mois. C’est une manière d’extérioriser
la douleur, de pleurer le
défunt. Un beau jour, sans grand
bruit, un foulard de couleur apparaît,
une jupe moins austère,
une cravate bleue, une robe à
pois, le deuil s’estompe peu à
peu. Les dames d’un autre temps
portaient un demi-deuil, passaient
du noir au gris et au blanc,
au mauve et au violet. La communauté
acceptait la fin de la
douleur. Ce n’est pas nécessairement
l’oubli, mais la vie quotidienne
qui a repris, avec ses
joies et ses tristesses. Bon, disons-
le : c’est la vie !

Au Chili, malheureusement,
nous n’avons pas fait notre deuil.
Nous n’avons pas su trouver la
manière de le faire, même pas de
commencer à le faire. Le deuil
aurait pu commencer avec la publication
du rapport de la Commission
Rettig , mais la fusillade
qui a tué Jaime Guzmán [10] y a
coupé court. Il faut s’en souvenir.
Il faut se souvenir aussi que
les forces armées ont rejeté le
rapport Rettig du tout au tout.
Les deux discours sont devenus
alors impénétrables. Je ne mets
pas dans la balance l’une ou
l’autre chose. Tout est différent,
mais tuer est toujours pareil. Tuer
dans un but politique c’est un
acte qui a toujours des conséquences
imprévisibles. Personne
dans ce pays n’a encore dit que
tuer est toujours une faute grave
et que l’avoir fait un jour c’est
une erreur dont il faut demander
pardon et donner des assurances
de ne plus recommencer. Ceux
qui ont tué ne se sont pas repentis.

Je me suis plaint, président, de
bien des choses dans cette lettre.
Probablement la chose qui me
pèse le plus c’est le manque
d’engagement de votre gouvernement
en matière de justice. De
justice sociale et de justice tout
court. Si nous ne mettons pas les
droits humains au-dessus de
toute autre considération, nous
n’avancerons jamais vers un avenir
plus vivable pour tous. Nous
ne sommes pas nombreux au
Chili. Nous pourrions vivre
mieux.

Notre deuil n’est pas encore
commencé. Personne n’a fait son
deuil au Chili. Personne ne s’est
habillé en noir pour la douleur
que l’ensemble de ce pays a connue.
Le début du commencement
d’une nouvelle manière de vivre
n’a donc pas encore eu lieu. Sans
deuil, la vie ne peut pas reprendre.

Attentivement, José Bengoa

PS : J’ai bien reçu vos vœux de
Noël. Merci beaucoup.

Carta abierta a Eduardo Frei Ruiz-
Tagle
—Lettre ouverte au président
de la République—, est publié par
Planeta, Santiago,1999.

[1Arturo Prat, héros de la guerre
contre le Pérou, en 1879, en prenant
d’abordage avec quelques hommes
seulement un bâtiment péruvien
bien mieux armé que son petit navire.

[2Salvador Allende, président constitutionnel
entre 1970-73, lors de sa
dernière allocution, au moment du
coup d’Etat mené par Augusto Pinochet.

[3Espagne au coeur, titre d’un recueil
de poèmes de Pablo Neruda, écrit
lors de la guerre civile espagnole.

[4Rodrigo Ambrosio, secrétaire
général du MAPU, jeune parti de
gauche issu d’une scission de la
Démocratie chrétienne dans les
années soixante.

[5Personnage typique des campagnes
chiliennes.

[6Le romancier Francisco Coloane.

[7Anthony Giddens, directeur de la
London School of Economics, à
l’origine de la politique économique
et sociale du gouvernement Blair, ce
qui est désormais convenu d’appeler
la troisième voie.

[8Mi-figue, mi-raisin.

[9La Commission nationale de vérité
et réconciliation, dite Commission
Rettig, du nom de son président,
l’ancien sénateur Raúl Rettig,
a émis son rapport en février 1991.

[10Le sénateur de droite Jaime
Guzmán fut tué par une fraction de
la gauche armée en avril 1991.