Le droit international
connaît une évolution
lente mais positive,
même si le monde
politique et nombre de
magistrats rechignent à
tirer les conclusions
pratiques
Ceux qui estiment aujourd’hui
qu’il ne faut pas sanctionner
l’ex-dictateur Augusto Pinochet
affirment que les faits sont anciens,
que Pinochet ne récidivera
pas et que le Chili ferait
mieux d’oublier et de passer à
une autre étape, celle de la démocratie.
A quoi bon rabâcher
le passé ?
Ces arguments ne convainquent
pas. D’une part, parce que dans
le cas particulier d’Augusto Pinochet,
l’homme n’a jamais
manifesté le moindre regret, la
moindre demande de pardon.
Actuellement encore, il ironise
sur les victimes du régime dictatorial
qu’il a mis en place en
1973. D’autre part, grâce à une
législation qu’il a lui-même
imposée, il occupe toujours une
fonction déterminante, celle de
sénateur à vie, sur la scène politique
de son pays.
Même sans ces éléments spécifiques
au cas chilien, les arguments
cités ne tiennent pas
la route. Ni psychologiquement,
ni juridiquement, ni politiquement.
Face à la mort d’un proche, une
famille a besoin de comprendre
pour faire son deuil. Face à des
criminels qui ne montrent
aucun repentir, un jugement est
fondamental. Moins pour punir
que pour marquer les limites
entre le permis et l’interdit. La
plupart des auteurs d’un livre
paru en 1995 [1] estiment que
connaître la vérité est fondamental.
Pour Alejandro Teitelbaum,
alors représentant de l’Association
américaine des juristes
auprès des Nations unies à Genève,
« la finalité de la punition
des graves violations des droits
de l’homme n’est pas la vengeance,
mais la rencontre du
besoin ressenti par une société
de reconnaître l’intangibilité de
certaines valeurs fondamentales,
d’empêcher un vide éthique
dans le corps social, vide qui
mène à la croyance que, une
fois l’impunité assurée, tout est
permis ». Poursuivre Pinochet
et d’autres dictateurs est en
quelque sorte une œuvre de salubrité
publique.
Impunité : fait de ne pas risquer
d’être puni, dit le dictionnaire.
C’est la situation du Chili. Les
militaires se sont auto-amnistiés,
en édictant des mesures qui
font désormais légalement partie
de l’arsenal juridique national.
Et ils continuent de détenir
un pouvoir réel, qui empêche de
modifier ces lois. La Commission
de vérité et réconciliation
(l’ajout du second terme est
significatif) a reconnu 2279
assassinats politiques. L’étape
suivante, durant laquelle les
coupables devaient être jugés
puis amnistiés, n’a pas eu lieu.
Pire : il n’y a pas, dans le pays,
de volonté politique d’exploiter
les failles, réduites mais
existantes, du blocage juridique.
D’autres pays ont connu de telles
commissions, qui ont souvent
eu le mérite de dénoncer
les crimes commis et qui, parfois,
en ont désigné les responsables
(Argentine, Afrique du Sud), mais pas toujours (Guatemala). Il est aussi arrivé
qu’un régime en place évolue,
reconnaisse des erreurs passées
et tente de fermer simplement
la parenthèse (Maroc), ce qui
constitue une autre forme d’impunité.
Mais c’est rare.
Pourtant, ce qui n’est pas possible
dans l’ordre juridique interne
d’un pays l’est désormais
au niveau international. Car là,
le droit, qui est si souvent en
retard sur l’évolution des réalités,
a pris de l’avance.
La loi, la doctrine et la jurisprudence
internationales ont peu à
peu formulé un principe de
compétence universelle qui
oblige tous les Etats à chercher
et à poursuivre en justice les
coupables présumés des crimes
les plus graves, quelle que soit
la nationalité de ses auteurs,
celle de leurs victimes et le pays
où les crimes ont été commis.
Et cela, même si ceux-ci ne sont
pas inscrits dans la législation
du pays ou s’ils y ont été amnistiés.
La notion de crime contre
l’humanité inclut le génocide,
la mise en esclavage, la
disparition forcée de personnes,
la torture... Il s’agit là de crimes
de droit commun, pas politiques,
pour lesquels l’extradition
est de mise (avec la difficulté
qu’un pays n’extrade en
principe jamais ses nationaux).
Ils ne peuvent pas être jugés par
des juridictions spéciales, tels
les tribunaux militaires.
Les crimes contre l’humanité
sont imprescriptibles et ne peuvent
donner lieu à amnistie. Les
dispositions de droit national
prévoyant des exemptions lorsqu’on
a obéi à des ordres ne
sont pas admises en droit international.
Ceux qui ont donné
ces ordres sont punissables.
L’impunité elle-même est devenue
un délit.
Certains aspects restent cependant
discutés. Des juristes estiment
que la compétence universelle
est subsidiaire. Cela signifie
que lorsque la justice nationale
ne peut pas poursuivre
(parce qu’il y a eu amnistie, par
exemple) d’autres tribunaux
peuvent s’y substituer. Par contre,
lorsque la justice nationale
peut poursuivre mais décide de
ne pas le faire, elle dit le dernier
mot. Autre point en débat :
l’immunité des (ex)-chefs
d’Etat. Elle reste la règle, mais
les arguments ne manquent pas
pour la contredire : s’appliquet-
elle automatiquement, surtout
si la personne a pris le pouvoir
en commettant un délit (un
coup d’Etat par exemple) ? La
réponse n’est pas acquise. Par
contre, il est plus facile de défendre
l’idée selon laquelle
l’immunité couvre les « actes
normaux » de la fonction de
chef d’Etat, ce qui exclut la torture,
la disparition forcée, le
génocide éventuel.
Est-ce possible en Afrique ?
Répondre positivement, sans
nuance, serait une erreur. Dans
un article consacré aux criminels
de guerre en Afrique, le
journaliste Funmi Olonisakin
conclut que, par rapport à
d’autres méthodes, « un tribunal
international est peut-être
l’option la plus viable. Néanmoins,
la nationalité des juges
est un critère important. Un tribunal
constitué majoritairement
de juges issus de pays occidentaux
peut générer un conflit
Nord-Sud. Un jugement par des
juges dont le pays d’origine ne
respecte pas les droits humains
n’aura pas le poids moral requis » [2].
Tôt ou tard se posera aussi la
question de l’ingérence et des
valeurs implicites du droit international.
Celui-ci n’est-il
pas, finalement, une manière
pour l’Occident d’imposer une
conception culturelle particulière,
qui se prétendrait universelle
? Les droits de l’homme,
la démocratie, sont-ils imposables
partout, alors qu’ils sont
issus d’une histoire donnée ? Le
débat est vaste. Juridiquement,
il est simple à résoudre : presque
tous les pays du monde se
sont engagés à respecter les
droits de l’homme en signant
des chartes internationales ou
régionales. Beaucoup les ont
introduites dans leur constitution.
Ce n’est donc pas un modèle
étranger, mais leurs propres
engagements qu’ils sont
appelés à respecter.
L’accord portant création d’un
tribunal pénal international
concrétise cette évolution, en
offrant un recours permanent
aux victimes. Jusqu’à présent,
en effet, les instances qui ont
existé (Nuremberg, Tokyo,
Arusha pour le Rwanda, La
Haye pour l’ex-Yougoslavie)
étaient des tribunaux d’exception.
Elles souffraient du soupçon
de dépendre de la volonté
des vainqueurs d’une guerre.
La Cour internationale de La
Haye, elle, traite des conflits
entre Etats. Désormais, la victime
pourra s’adresser à un tribunal
permanent et invoquer le
droit international. Il reste à
cette instance, lorsqu’elle sera
mise sur rails, à prouver son
indépendance par rapport aux
pressions politiques, et aux juges
qui en seront, d’oublier les
intérêts de leur pays d’origine
au profit d’une « citoyenneté
internationale ».
On comprend dès lors les réticences
de magistrats en place
dans les appareils judiciaires
des Etats. L’évolution du droit
international enlève aux magistrats
nationaux la maîtrise suprême
de ce qui se passe dans
leur pays. Comme dans
d’autres domaines, on assiste à
un déplacement de pouvoir, que
certains interprètent comme
une perte de souveraineté. Et ils
résistent (sans même parler des
cas où des juges font primer
leurs intérêts nationaux sur
ceux de la justice).
Le droit n’est pas statique, il
évolue sur ses frontières, selon
les interprétations qu’on en
donne. Il y a des désaccords, il
y a des résistances et des poussées
en avant. Donner aux individus
la possibilité d’être acteur
juridique au plan international
est une évolution récente,
qui rencontre des réticences.
Un dernier aspect reste à aborder
: la sélectivité des poursuites.
Pourquoi les uns et pas les
autres ?
Parce que le droit international
ne sera jamais totalement débarrassé
d’influences politiques.
Dans l’état actuel des relations
internationales, il n’y a pas à rêver
d’une situation idéale où seul
le souci de justice, seule l’application
« neutre » des règles de
droit détermineront qui sera
poursuivi et qui ne le sera pas.
On imagine difficilement qu’un
chef d’Etat en fonction soit arrêté
et jugé au cours d’un voyage
à l’étranger. L’exemple du Panaméen
Noriega (arrêté par les
Etats-Unis pour trafic de drogue
après l’invasion de Panama en
1989) relève plus de l’application
de la force que du droit.
Les affinités politiques, les intérêts
économiques, les rapports
de force, les considérations
géostratégiques et une bonne
dose d’hypocrisie continueront
à entretenir une impression —et
une réalité— de « deux poids,
deux mesures ». D’ailleurs, ceux
qui choisissent de citer Castro ou
Milosevic ne donnent pas ces
noms au hasard : ils sont eux-mêmes
guidés par leurs préférences
; la frontière est floue entre
l’application du droit et l’ingérence,
qui n’est d’ailleurs pas
nécessairement scandaleuse,
mais est toujours orientée.
D’autres se disent qu’en acceptant
les poursuites contre Untel
aujourd’hui, ils en seront peut-être
la cible demain. Même si
Pinochet est relâché.
Mario Vargas Llosa demande
aujourd’hui des poursuites contre
Castro, mais suggérait en
1995 de passer l’éponge sur les
crimes des dictatures latino-américaines
pour éviter de mettre
la démocratie en danger [3]. Or,
rétorque le jésuite uruguayen
Luis Pérez Aguirre « ce n’est
pas pour châtier ou pour condamner
que l’on se souvient et
que l’on juge le passé, mais pour
apprendre, pour que la mort n’ait
pas dernier mot ».
La question à poser n’est pas
celle de l’idéal à atteindre, mais
la suivante, beaucoup plus pragmatique
: les choses étant ce
qu’elles sont, vaut-il mieux s’accommoder
d’une situation imparfaite
ou s’abstenir totalement,
dès lors que l’idéal est inaccessible
? La seconde réponse offre
l’avantage de donner bonne
conscience, parce qu’aucune injustice
n’est commise. Mais elle
laisse un goût de mauvaise conscience
parce que justice n’est pas
rendue.
La première option, au contraire,
peut confiner à l’hypocrisie.
Comme nombre d’activités humaines,
elle est ambiguë. Elle a
cependant le mérite de compliquer
la vie des anciens dictateurs,
qui ne se sentiront plus en
sécurité nulle part et, peut-être,
de dissuader de futurs candidats
dictateurs. Selon le professeur
chilien Marcelo Ossandón, au
Chili, le fait de passer l’éponge,
de laisser les crimes impunis
crée le danger de recommencer [4].
Des sanctions, même partielles,
réduisent aussi, petit à petit, les
espaces d’impunité. Elles contribuent
à faire prendre conscience
de la primauté des droits de
l’homme sur la raison d’Etat.
« L’impunité, estime le juriste
colombien Frederico Andreu,
n’est pas un problème seulement
juridique, mais plus largement,
de culture politique ». C’est une
question de choix qui met chacun
devant sa responsabilité
d’être humain.
Cet article est paru dans Vivant
univers n° 439 de janvier-février
1999.