Sans être la même,
l’histoire des peuples
peut être fort similaire,
car les mécanismes
d’installation
et de consolidation
de la dictature
empruntent partout
la même voie,
par Issa Ngendakumana
L’arrestation du général
Augusto Pinochet le 16 octobre
1998 à Londres est un événement
historique. Historique du
fait de son caractère inattendu
qui a créé la surprise générale
et suscité, après un temps de
torpeur, des réactions diverses
qui se sont rapidement propagées
comme une onde de choc
au sein de l’opinion internationale.
D’abord, comme d’habitude, le
silence des gouvernements,
comportement que le jargon
politique et journalistique désigne
comme étant une attitude
de « prudence » et de « discrétion
», attitude qui dans le fond
traduit la gêne pour certains,
l’angoisse pour d’autres parmi
les responsables politiques.
Ceux qui, dans l’ombre ou au
grand jour, ont soutenu ou soutiennent
encore le dictateur ou
ses clones d’autres continents
se sentent dans le malaise tandis
que les dictateurs se sentent
soudain le complexe du nu.
Ensuite, le monde associatif
autour des associations de lutte
pour les droits de l’homme se
met en marche et mobilise
l’opinion réclamant que justice
soit enfin rendue. La société
civile en général et les victimes
des dictatures d’Amérique Latine,
d’Afrique et d’Asie ne
sont pas en reste : de dépôts de
plaintes en manifestations publiques,
les conjurés de la dictature
lancent à la face du
monde ce constat que la dictature
n’a pas de frontières ni de
nationalité. Ces centaines de
milliers de morts et de mutilés
physiques et psychiques, victimes
des dictatures souvent
ignorées et abandonnées au sort
de l’indifférence, ne sont-ils pas
partie et tout de notre propre
humanité ? Et ces Espagnols,
ces Suisses, ces Français et
d’autres qui sont tombés loin de
chez eux sous les coups d’un
Pinochet et qui semblent avoir
été le motif principal de l’arrestation
du dictateur n’ont-ils pas
un sang aussi rouge que celui
de leurs compagnons d’infortune
Chiliens ? C’est finalement
à la conscience universelle
qu’il faut en appeler si l’on
veut que la justice triomphe.
D’autant que Pinochet n’est pas
une espèce rare et qu’il convient
de dépister et de déférer
les dictateurs devant la justice,
d’abord pour crimes contre
l’humanité organiquement liés
à toute structure politique dictatoriale,
ensuite pour violation
du droit des peuples au libre
choix et à une société démocratique.
En tout état de cause,
cette affaire Pinochet aura du
retentissement, y compris jusqu’en
Afrique, où, dans certains
pays, la culture politique de la
dictature et judiciaire de l’impunité
a durablement élu domicile.
L’Afrique connaît certainement
quelques îlots de stabilité et de
gouvernance démocratique.
Mais, elle se définit souvent par
cette image négative d’un continent
sous-développé et abritant
des dictatures abjectes, établissant
un lien direct entre dictature
et sous-développement.
Chacun garde en mémoire des
noms comme Idi Amin Dada
qui coule des jours tranquilles
en Arabie Saoudite, à l’abri du
besoin grâce à une bonne pension
en pétrodollars, avec près
de 300 mille victimes sur la
conscience —s’il en a une—,
Mengistu Hailé Mariam,
d’Ethiopie, en planque au Zimbabwe,
feu Ahmed Sékou
Touré de Guinée, feu Mobutu
Sese Seko du Zaïre, feu
Micombero du Burundi, feu
Sani Abacha du Nigéria…, des
personnages qui hantent la mémoire
collective de l’Afrique et
dont l’évocation est un cauchemar
pour les rescapés des massacres
et tortures qu’ils ont ordonnés
et pour les proches des
morts et des disparus dont on
ne connaîtra jamais le nombre,
même le droit de pleurer les
siens happés par cette machine
infernale étant un acte de rébellion
réprimé dans le sang. Pour
ceux-là et pour l’Afrique entière,
le nom de Pinochet, peu
importe qu’il soit Chilien, donc
situé dans l’espace à des milliers
de kilomètres de distance,
est synonyme de terreur et son
arrestation, au-delà de l’événementiel,
est tout un symbole. Le
symbole de la fin, oui peut-être
de la fin, du mythe de l’invincibilité
des dieux de la dictature
et enfin le début de l’histoire.
Une autre histoire, pas celle
corrigée et taillée sur mesure
pour faire des monstres des héros,
mais celle, véridique, qui
redonne aux victimes leur humanité
et reconnaît leurs droits
de victimes et par conséquent
leurs droits à la justice.
L’affaire Pinochet, comme on
l’appelle désormais, rappelle
que sans être la même, l’histoire
des peuples peut être fort
similaire. Car les mécanismes
d’installation et de consolidation
de la dictature empruntent
partout la même voie. Il est surprenant
de constater que dans
sa Lettre aux Chiliens en décembre
98, le général Pinochet
explique qu’il a sauvé les Chiliens
« d’une guerre civile virtuelle
» en procédant à son coup
d’Etat du onze septembre 1973
contre le pouvoir démocratique
et légitime de Salvador Allende.
Et pourtant, cet « acte salvateur
», à l’instar de celui, au
Burundi par exemple, du major
Pierre Buyoya le 21 octobre
1993 contre le pouvoir de
Melchior Ndadaye régulièrement
et démocratiquement élu
cinq mois plus tôt, a été une
hécatombe. Le premier a basculé
dans une répression sans
retenue qui a fait plus de trois
mille morts et de disparus, le
second a dégénéré en une
guerre civile généralisée qui a
fait jusqu’aujourd’hui entre 50
mille et cent mille morts. Le
major Buyoya, qui n’avait pas
eu le courage d’assumer directement
son acte face à la réprobation
nationale et internationale,
a préféré recourir à des
méthodes de guérilla politique
pour provoquer une situation de
pourrissement généralisé qui
lui a permis de paraître en
« sauveur de la nation » le 25
octobre 1996. Ce discours a été
aussi celui de ces « pères de la
nation » énumérés plus haut.
Pinochet, soutenu par ses amis,
procède à un renversement de
situation et se dit « victime de
la horde de gauche ». Sous
d’autres latitudes, d’autres dictateurs
se trouvent également
victimes de la horde des « ennemis
de la nation » curieusement confondus à tous ceux qui
réellement ou potentiellement
constituent des contre pouvoirs,
aussi bien les leaders que les
masses populaires. Dans ce
contexte, le pouvoir du dictateur
est sans limites, car il dispose
même du pouvoir de tuer
quiconque ne se soumet pas à
celui que certains milieux politiques
et d’affaires occidentaux
qualifient volontairement par
cet euphémisme commode
d’« autorité forte et personnalisée
». Tel est le cas du général
togolais Gnassimbé Eyadema
ou du major Pierre
Buyoya du Burundi pour qui
des campagnes médiatiques
sont orchestrées à l’aide de
puissants lobbys occidentaux
en vue d’améliorer —il faut lire
cacher ou maquiller— leur
image auprès de l’opinion internationale.
Une manipulation
médiatico-politique insoutenable,
qui, des dictateurs, construit
et projette en gros plan
auprès de l’opinion publique
occidentale une image de
« gestionnaires avisés » et de
« démocrates réalistes ». Mais
quelle image « convenable »
peut-on fabriquer d’un homme
qui tire à balles réelles sur des
manifestants qui réclament la
démocratie ou encore de celui
qui, sous prétexte de protéger
la population d’une guerre civile
qu’il a provoquée et maintient,
enferme une partie de
cette même population dans des
camps concentrationnaires
après avoir fait brûler leurs
maisons et fait assassiner les
« récalcitrants » par l’armée,
qui installe une clôture de mines
antipersonnelles autour de
ces camps et qui arme une partie
de la population contre une
autre sur des bases ethniques [1] ?
Il y a lieu de s’interroger sur le
rôle de l’Occident dans tout
cela et sur la nature des enjeux
de cette couverture du crime.
C’est que forcément, sans vouloir
diluer ni minimiser leurs
responsabilités devant la justice
et l’histoire, nos dictateurs sont
pris dans des réseaux dont les
enjeux dépassent les cadres nationaux,
situation qui, d’une
part, rend inévitablement aléatoires
et hésitantes la condamnation
de tels actes, et
aujourd’hui, la procédure judiciaire
entamée contre celui qui
est tout un symbole ; et d’autre
part, leur permet de construire
sous des dehors légaux une carapace
politico-institutionnelle
auto-protectrice et de s’y enkyster
confortablement en offrant
à la société promesse de
démocratie et de stabilité contre
honneur et amnistie générale
en retour. Tout en se réservant
comme Pinochet le droit de reprendre
son pouvoir… Bref, le
dictateur a remis le pouvoir,
mais constitue une épée de Damoclès
pour la nation. De quoi
y perdre son latin !
Si aujourd’hui il n’y a plus à
débattre de l’opportunité ou
non d’arrêter et de juger un général
Pinochet brandissant son
immunité parlementaire auto-octroyée,
le débat par contre
s’est déplacé sur un autre terrain,
celui de savoir s’il sera
jugé par la justice chilienne ou
par la justice espagnole et européenne.
Sans doute un débat
juridique important et qui promet
d’être animé et qui peut prendre
du temps, mais qui peut aussi distraire
l’opinion si l’on n’y prend
garde. Au-delà des éléments de
cette bataille juridique qu’on peut
opposer comme arguments à
l’opinion, largement favorable au
jugement du criminel hors de
Chili, l’on sait que par la force
des choses, notamment par un jeu
politique subtil dans la composition
des institutions judiciaires
militaires et civiles, la justice nationale
est institutionnellement
ligotée pour être
opérationnellement efficace, de
l’avis de la Fédération internationale
des droits de l’homme [2].
La vérité, c’est qu’il n’y a pas de
dictateur repenti, ni au Chili ni
ailleurs, encore moins dans le cas
de Pinochet qui a certainement
pris le soin de miner le terrain et
de placer stratégiquement son
clan pour le contrôle des instruments
du pouvoir, en ce compris
la justice qui n’a aucune peine —
pas au sens pénal du terme— de
prononcer l’amnistie au mépris
de tout, des victimes et d’elle-même.
Dès lors, il n’y a d’autres
choix que de se tourner vers des
institutions de justice situées en
dehors de la sphère d’influence
directe des criminels et d’espérer
que des tribunaux spéciaux ou
des tribunaux d’autres nations
puissent, en dépit de l’interférence
permanente des pesanteurs
politiques liées à des ambitions
stratégiques et à des intérêts économiques
de certaines puissances
mondiales ou régionales, rendre
la justice avant la mise en place
de la tant attendue mais encore
hypothétique Cour pénale internationale.
L’arrestation de Pinochet et son
jugement éventuel est au regard
de beaucoup d’Africains un événement
historique qui crée un
précédent favorable et encourageant
dans la lutte des forces démocratiques
contre l’oppression.
Il s’agit même incontestablement
à l’échelle de l’humanité d’une
avancée notable, d’un pas important
dans la construction toujours
renouvelée de l’idéal de la démocratie
et de l’état de droit. Et ce
gain collectif doit être capitalisé
par les différentes communautés
humaines qui forment notre civilisation.
L’Afrique doit saisir
cette opportunité historique, elle
qui a jugé Jean-Bedel Bokassa en
Centrafrique, qui juge les auteurs
présumés du génocide au
Rwanda, jugements qui, par certains
côtés, sont apparus soit
comme une occasion de règlements
de comptes politiques individuels
et collectifs, soit
comme une justice du vainqueur
sur le vaincu. Elle doit, pour son
intérêt et son avenir, tirer de l’affaire
Pinochet et de l’histoire les
leçons qui s’imposent et dont
l’évidence n’est plus à démontrer
: d’abord, le recours à un refoulement
collectif de l’histoire
ne constitue en aucun cas une solution.
Le problème est simplement
déplacé, car le retour du refoulé
s’exprime souvent par la
violence. L’histoire, quelle
qu’elle soit, doit être individuellement
et collectivement assumée
par les acteurs sociaux. Ensuite,
la démocratie est une valeur positive.
Elle ne peut donc se concevoir
et se construire sur base de
l’injustice. Et, finalement, l e pardon,
la réconciliation et la paix,
frontispice des programmes politiques
de bien des régimes parmi
les plus tyranniques du continent,
ne peuvent trouver leur réalité
que dans une société où, sans
atermoiements, se met en marche
une justice saine et équitable.