Faute d’une cour
internationale
permanente pour juger
les crimes contre les
droits de l’homme, leur
caractère universel et
imprescriptible donne à
tout pays l’autorité
légale pour juger et
éventuellement punir
ceux qui violent la vie et
la sécurité des citoyens,
par Carlos Fuentes
Augusto Pinochet a fait plus
qu’un coup d’Etat. Son lignage
est celui des macabres personnages
shakespeariens, Macbeth
ou Richard III, baignant dans le
sang, hédonistes de la cruauté,
inaccessibles dans la satisfaction
sacrée de leurs crimes.
On trouve chez Pinochet un élément
d’humour noir répugnant
que ni un Hitler, ni un Staline,
ne se seraient permis. « Prenez
garde à mon mari, il a la main
lourde », prévint Madame Pinochet
juste après le coup
d’Etat de septembre 1973. La
main lourde et un cynisme tranquille
: pourquoi ordonna-t-il
d’enterrer ses victimes à deux
par cercueil ? Pour économiser
l’argent de l’Etat répondit le
Macbeth chilien. Et cette déclaration
enregistrée pour la postérité
où Pinochet dit à l’un de
ses officiers d’exiler Allende en
avion afin qu’il puisse le dégommer
en vol, n’est-elle pas
digne de Richard III ?
Aucun des prétextes invoqués
pour justifier l’atroce dictature
du général Pinochet n’est recevable.
Pinochet n’a pas sauvé le Chili
d’une dictature marxiste, car la
population aurait démocratiquement
refusé de reconduire
Salvador Allende lors des élections
suivantes si les traditions
de liberté et de pluralisme
avaient été violées par son gouvernement.
Celui qui viola ces
libertés, ce fut Pinochet, ce ne
fut jamais Allende.
On prétend que Pinochet a restauré
l’économie chilienne détruite
par Allende. Mais ce dernier
n’a pas ruiné le Chili ; il
s’est heurté à une attaque frontale,
à une discrimination
ouverte et à une conspiration
secrète du gouvernement de
Richard Nixon et de ses alliés
politiques et économiques au
sein du pays. Quoi qu’il en soit,
il a fallu quinze ans à Pinochet
pour retrouver les niveaux de
production du régime socialiste
et il importe de confronter à la
situation réelle le succès hypothétique
des « Chicago boys »
néo-libéraux. L’une de ses caractéristiques
est le fossé grandissant
entre riches et pauvres.
En 1982, l’économie chilienne
a été frappée d’une récession de
15 %, « la plus abrupte de
l’Amérique latine au cours
d’une année de récession générale
dans la région », comme le
rappelle Arturo Valenzuela dans
un livre fondamental sur la dictature
de Pinochet, Nación de
enemigos. La reprise économique
du Chili n’a pas résulté de
la seule libéralisation du marché,
ainsi que l’illustre
Valenzuela, mais d’un interventionnisme
étatique accru, appuyé
sur les lois d’expropriation
utilisées par Allende luimême
et la nationalisation de
70 % des banques. En d’autres
termes, l’économie capitaliste
a été sauvée, là comme dans les
Etats-Unis de Reagan, par
l’Etat. L’argumentation de Keynes
continue de triompher plus
souvent que celle de Friedman.
La santé économique du Chili
justifiait-elle cependant quatre
mille morts, enlèvements, emprisonnements
et la torture
d’innocents, chiliens ou étrangers
? La macroéconomie justifie-
t-elle la violation massive
des droits de l’homme au
Chili ? On a loué Mussolini
d’avoir fait partir et arriver les
trains à l’heure. On a loué Hitler
d’avoir rétabli l’économie
dévastée par l’inflation sous
Weimar grâce à des industries
dont les chars et les avions
ouvrirent la route à la deuxième
guerre mondiale.
Nous pouvons concéder un
point au général Pinochet : la
subtilité de son dernier acte
d’opportunisme. Il a su comprendre
à temps qu’avec la fin
de la guerre froide son anticommunisme
de seconde main ne
lui servirait de rien et que les
Etats-Unis, fidèles à leur habitude,
lâcheraient l’embarrassant
tyran comme une pomme
de terre chaude.
Peut-on se représenter la
coexistence de Bill Clinton et
d’Augusto Pinochet ?
La brutalité et la terreur du régime
n’ont pas réussi à tuer la
tradition démocratique du pays.
La grève du 11 mai 1983, rassemblant
étudiants, ouvrières,
ménagères, l’a illustré avec
éclat. C’est ce qui décida Pinochet
à engager une transition
faite sur mesure, en s’assurant
le contrôle du pouvoir législatif
grâce à une majorité inamovible
de partisans au Sénat et
en s’octroyant une immunité
personnelle en qualité de sénateur
Pinochet.
Aujourd’hui, ce plan machiavélique
et l’impunité que Pinochet
s’est garantie pour sa propre
protection —impunité qui, précisément,
l’accuse— sont compromis
par le juge espagnol
Baltasar Garzón. Les crimes du
général constituent une liste irréfutable
et cruelle.
Aujourd’hui, tout comme le
fantôme de Banquo apparut à
Macbeth au château de
Dunsinane, ceux de Víctor Jara,
Orlando Letelier, Carlos Prats,
Bernardo Leighton, René Schneider
et de quatre mille autres
Chiliens reviennent terrifier le
tyran, accompagnés cette fois
par une avant-garde de victimes
espagnoles, françaises, suisses
et américaines, qui justifient la
demande d’extradition pour
obliger Pinochet à répondre des
crimes concrets perpétrés sur
les citoyens étrangers puisqu’il
s’est pardonné ses crimes contre
ses compatriotes.
Apportons toutefois quelques
nuances : on ne peut que souhaiter
bonne chance et dire notre
admiration au magistrat chilien
Juan Guzmán Tapia, qui a
déclaré recevables au Chili
onze plaintes criminelles contre
Pinochet. Mais l’état du
droit interne n’interdit à aucune
autre juridiction chilienne de se
saisir de la défense des victimes
étrangères du dictateur pas plus
qu’elle n’empêche la mise en
pratique du concept d’universalité
de la défense des droits
de l’homme. Les arguments invoqués
par la défense de Pinochet
n’ont en réalité aucun fondement.
La norme du droit coutumier
anglais qui absout les
crimes commis par un chef
d’Etat en fonction nous renvoie
à l’assassinat des jeunes princes
dans la tour de Londres sur
l’ordre de Richard III ou à la
décollation sommaire des épouses
indésirables de Henri VIII.
Si l’on acceptait ce principe
extravagant, Hitler —qui fut
démocratiquement élu chancelier
du Reich par une majorité
massive en 1933— serait innocent
du génocide perpétré contre
les juifs, les communistes,
les Tsiganes, les homosexuels
et les Slaves, et il pourrait
tranquillement couler une
vieillesse dorée au Paraguay ou
— pourquoi pas ?— prendre le
thé avec Lady Thatcher à Londres.
Les subordonnés de Hitler,
qui n’étaient pas chefs (à
l’exception flagrante de l’amiral
Karl Dönitz, le chancelier
qui succéda au dictateur) furent
condamnés à Nuremberg conformément
à un ensemble de
critères tout à fait neufs dans
l’Histoire.
Après Nuremberg, les moyens
de défense des droits de
l’homme et de punition de leurs
violateurs —universalité et imprescriptibilité—
ont pris une
ampleur inimaginable dans le
code pénal classique. Le toit du
pouvoir ou le sanctuaire du territoire
national peuvent protéger
un criminel politique de la
justice. Mais tout ce à quoi peut
prétendre un coupable, c’est
être prisonnier dans son propre
pays ou un fuyard international.
Bien des militaires chiliens et
argentins ont choisi la première
solution. Un Eichmann, un
Barbie, finissent par payer leurs
crimes, en Israël ou en France.
En tout cas, il est aujourd’hui
établi que les crimes contre
l’humanité ne sauraient bénéficier
d’une prescription. Ils ne
sont pas davantage dépendants
des accords d’extradition ou du
recours à la souveraineté. Ils ne
sont pas liés à la création de tribunaux
ad hoc comme ceux
constitués pour le Rwanda ou
l’ancienne Yougoslavie. Faute
d’une cour internationale permanente
pour juger les crimes
contre les droits de l’homme,
leur caractère universel et imprescriptible
donne à tout pays
l’autorité légale pour juger et
éventuellement punir ceux —
les chefs d’Etat et leurs subordonnés—
qui violent la vie et
la sécurité des citoyens que doivent
protéger Baltasar Garzón
et ses pairs.
L’affaire Pinochet crispera-telle
la société chilienne ? Seules
réagiront les minorités extrémistes
de la droite et de la
gauche. Mettra-t-elle en danger
la transition démocratique au
Chili ? Si tel devait être le cas,
je me demande combien de
Chiliens ne préféreraient pas,
en dernière analyse, un antagonisme
démocratique, une redéfinition
pluraliste des points de
vue, s’ils pouvaient s’affranchir
du lourd fardeau de reproches
résultant des crimes de l’ancien
régime, des contorsions nécessaires
pour pardonner l’impardonnable,
de la fourberie qui
corrompt la transition dans le
seul but de protéger le général
Pinochet, les tortionnaires, les
meurtriers et les ravisseurs qui
formaient sa suite, sa garde rapprochée.
En dépit des blessures que le
procès de Pinochet pourrait infliger
au « pays du Sud », le
Chili en sortira vainqueur, s’il
se purifie dans la vérité, non
dans le mensonge, des atrocités
du passé.