Rien de personnel

Mise en ligne: 16 juillet 2012

Pourvu que personne ne
vous frappe, général, que
personne ne vous fasse
subir des humiliations,
par Pedro Miguel

Et maintenant, général, dans
les dernières années de votre
vie, la prison. Et ce n’est pas
bien grave si vous ne restez là
que quelques semaines et si la
démocratie chilienne, en plein
syndrome de Stockholm, réclame
la libération de son bourreau.
Ce qui importe, général,
c’est que votre immunité en
uniforme perde, une fois pour
toutes, cette condition d’absolu,
que votre arrogance ne quitte
pas ce monde sans être atteinte,
que votre Constitution faite sur
mesure pour vous protéger vous
soit inutile en ce moment.

Ce n’est rien de personnel.
J’emprunte le titre de ce feuilleton,
général, pour vous dire que
ces quelques lettres ne sont pas
écrites sous l’emprise de la
haine mais bien un sentiment de
soulagement car finalement une
ébauche de justice pointe. Aussi
cruels qu’ils ont pu être par le
passé, les vieillards méritent si
pas le respect, au moins la compassion.
Vous pouvez compter
sur ma compassion car je suis
conscient de l’âpreté des heures
que vous passez en état d’arrestation
à Londres, ce séjour
dans cette cage dans laquelle
vous vous êtes introduit vous-même.
Mais vous qui allez
mourir dans quelques années,
poussiez-vous expirer dans une
prison, pour le grand bien de
l’humanité. Comprenez-moi
bien, ce n’est rien de personnel,
ce n’est pas un désir de vengeance,
mais plutôt l’envie de
voir l’impunité absolue disparaître
de ce continent pour toujours
et le plutôt possible.

L’humanité, général, a besoin
de votre défaite. D’urgence, de
manière à ce que plus jamais ne
puisse advenir un autre onze
septembre, pour que l’extermination
politique ne puisse plus
jamais se promener en ville et
diriger la circulation et geler les
cœurs et les cerveaux et les
sexes. Si Franco avait été mis
en prison, vous auriez eu moins
d’opportunités de ravager votre
pays comme vous l’avez
fait. Si vous aviez été arrêté il
y a cinq ou dix ans, peut-être
les atrocités commises aux Balkans
n’auraient-elles pas eu
lieu.

Peut-être les gouvernements
britannique et espagnol vont-ils
se laisser porter par un pragmatisme
des rapports internationaux
et abandonner les poursuites.
Mais il est tout aussi possible
que celles-ci aboutissent et
que vous vous retrouviez dans
une geôle pour le peu de temps
qu’il vous reste à vivre. Ainsi
soit-il. Dans ce cas-ci, général,
je vous souhaite sincèrement un
jugement honorable et correct
et dans la mesure du possible
un cachot propre, confortable et
digne.

Pourvu que personne ne vous
frappe, général, que personne
ne vous fasse subir des humiliations.
Que votre maison ne
vous soit pas confisquée, ni
votre automobile, ni que votre
bibliothèque. Qu’on ne vous
bande pas les yeux et qui on
vous jette pas par terre à coups
de pieds ni de crosse de fusil.
Qu’on ne vous pende pas par
les pouces, qu’on ne vous inflige
pas des décharges électriques
dans les testicules, qu’on
ne vous arrache pas la langue,
qu’on ne vous étouffe pas dans
un seau d’eau et de vomi, ni
dans un sac en plastique, qu’on
ne vous crève pas les yeux,
qu’on ne vous fracasse pas les
os des mains, qu’on ne vous introduise
pas un rat affamé dans
l’anus, qu’on ne vous viole pas
ni ne vous mutile, qu’on ne
vous fasse pas sauter par une
décharge explosive, qu’on ne
vous brûle pas vivant, qu’on ne
fasse pas disparaître votre cadavre,
qu’on ne disperse pas
vos funérailles à coup de matraques,
que vos frères ne soient
pas enlevés et qu’on ne coupe
pas les mamelles des seins de
vos filles.

Pourvu, général, qu’on ne vous
fasse rien de ce que vos subordonnés
ont fait, en suivant vos
ordres et sous votre responsabilité,
à des milliers de Chiliens
et de Chiliennes et à beaucoup
d’autres citoyens argentins, espagnols,
français, allemands,
suédois, britanniques. Non.
Que votre jugement soit juste
et votre geôle propre et confortable
pour que vous y puissiez
passer vos dernières années de
vie sans souffrir du froid ni de
la faim. Ce n’est rien de personnel.
Mais si cela devait arriver,
général Pinochet, l’humanité
aurait fait un grand pas en
avant.

Cette lettre fut publié par le journal
mexicain La Jornada.