Rigoberta Menchu, un Nobel contrôlé positif ?

Mise en ligne: 16 juillet 2012

Accusée d’avoir menti
dans son autobiographie,
la Prix Nobel
guatémaltèque contre-attaque, par Bernard Duterme

Amateur de cyclisme, j’en
étais encore à me demander si
le Français Laurent Brochard
n’avait pas usurpé tout au long
de l’année 1998 son titre de
champion du monde, alors
qu’il avait reconnu s’être dopé
pour le conquérir, lorsque, terrible,
la nouvelle tomba :
Rigoberta Menchu elle-même,
l’indigène maya
guatémaltèque, se serait dopée
pour enlever son prix Nobel de
la paix !

Allait-on le lui retirer ? C’est
la question hautement subtile
qu’un journaliste étasunien
s’est empressé d’aller poser à
Geir Lundestad, le directeur de
l’Institut des Nobel à Oslo. Le
prix a été donné et bien donné,
lui a-t-on répondu en substance
 : « Les détails invoqués
dans la polémique actuelle ne
sont pas essentiels... ».

Mais de quels détails et de
quelle polémique s’agit-il ? se
demanderont les lecteurs qui
n’en auraient pas eu vent. Un
bref rappel des faits s’impose :
le 15 décembre dernier, émoustillé
par les écrits d’un anthropologue
nord-américain qui
ponctuent une recherche longue
de dix ans au Guatemala [1],
le New York Times livre, à la
une, les résultats de sa propre
enquête : Rigoberta Menchu a
menti ! Elle a modifié, grossi,
mis en scène, exagéré,
« dopé » certains épisodes tragiques
de sa vie. Où, quand ?
Dans un livre-témoignage mis
en forme par Elisabeth Burgos
en 1983 et intitulé Moi,
Rigoberta Menchu
. Livre-témoignage
qui, à sa façon, a participé,
contre vents et marées,
à la reconnaissance internationale
des horreurs vécues par la
population maya du Guatemala
sous la dictature militaire et...
accessoirement, à la notoriété
croissante de celle qui, à l’occasion
du cinq centième anniversaire
de la conquête de
l’Amérique en 1992, recevra le
prix Nobel de la paix.

Aujourd’hui donc, l’anthropologue
nord-américain, David
Stoll, et le New York Times remettent
certains passages de ce
témoignage en question. On
apprend ainsi que le frère de
Rigoberta qu’elle dit avoir vu
mourir brûlé vif est en réalité
mort fusillé et jeté dans une
fosse commune... Que contrairement
à ce qu’affirme la lauréate
du Nobel sur son absence
de scolarité, elle a bien un jour
fréquenté un pensionnat...
comme servante certes, mais un
pensionnat tout de même qui
dispensait quelques cours à ses
servantes... Que les grands propriétaires
terriens avec lesquels
son père aurait eu des démêlés
n’étaient en fait pas si grands
que cela... Et ainsi de suite.

Conséquence de ces « édifiantes
 » révélations, la polémique
a surgi, surréaliste mais implacable
 : Rigoberta Menchu est-elle
encore digne de son prix
Nobel ? En Amérique latine,
aux Etats-Unis, en Espagne et
dans une moindre mesure en
France, les éditorialistes d’une
avalanche de médias [2] en ont
fait leurs choux gras. Là où l’assassinat
de l’évêque Gerardi en
avril 1998, deux jours après
avoir rendu public un volumineux
rapport sur les violations
massives des droits humains au
Guatemala, n’avait justifié pour
toute couverture journalistique
que quelques entrefilets
l a c o n i q u e s , « l ’ a f f a i r e
Rigoberta », personnalisation
oblige, s’installe comme l’événement
guatémaltèque de ces
dernières années. Lamentable
phénomène, mais pas dénué
d’intérêt pour autant. Les arguments
en présence valent le détour.

Ceux d’Elisabeth Burgos, par
exemple, l’anthropologue vénézuélienne
qui a écrit Moi,
Rigoberta Menchu en 1983 et
qui, depuis lors, s’est éloignée
de la leader maya : « Même s’il
m’est difficile de dire ouvertement
que Rigoberta a menti, il
semble aujourd’hui que certains
des faits qu’elle m’a relatés
sont inexacts. Du fait de son
militantisme pour un mouvement
de guérilla d’origine
marxiste, elle avait un message
à faire passer quand elle a débarqué
à Paris en 1983. Mais,
même s’il apparaît qu’elle
n’était pas présente à la mort de
l’un de ses frères, il faut bien
dire que ces atrocités-là ont
existé. Rigoberta appartient à
une autre tradition culturelle, à
une tradition pré-littéraire, de
l’oralité, où l’histoire revêt un
caractère collectif. Les faits se
rejoignent dans la mémoire
commune et appartiennent à la
communauté. Tous les faits relatés
se sont effectivement passés,
même si elle ne les a pas
tous nécessairement vécus » [3].

Le principal reproche que Burgos
fait à Menchu est le même
que celui que lui fait David
Stoll : « occulter comment la
guérilla s’est servie de la violence.
Il ne s’agit pas bien sûr
de nier la responsabilité de l’armée
officielle, ni de nier ses crimes,
mais d’oser dévoiler que
la guérilla a aussi violé les
droits humains, qu’elle a aussi
tué des indigènes pour exacerber
la situation et attirer
d’autres Indiens à sa cause ».

Dans l’entourage de Rigoberta
Menchu en revanche, outré par
cette « nouvelle campagne
sensationnaliste » on n’a pas de
mots assez forts pour vilipender
les « néo-révisionnistes »,
leur lecture de l’histoire, et pour
dénoncer leurs ambitions personnelles
et leurs manœuvres
politiques. « Un enquêteur
nord-américain tente de réfuter
l’histoire récente du Guatemala
comme s’il s’agissait de l’invention
idéologisée d’une gauche
que l’on accuse, à la fois,
de manipuler la personne et de
fabriquer le mythe qu’incarne
aujourd’hui le prix Nobel de la
paix. Le livre de Stoll est encore
un produit de la guerre
froide. Pour lui, Rigoberta est
un produit de la vision idéologique
de l’Armée de Guérilla
des Pauvres, ( l’une des composantes
de la gauche révolutionnaire
au Guatemala ) et
donc le produit d’un complot
communiste. C’est-à-dire que
les indigènes ne sont pas capables
de transmettre leurs expériences... » [4].

Dans le même esprit, pour l’anthropologue
Arturo Arias, il importe
de « questionner le racisme
de notre société qui
donne davantage de crédit à la
parole de protestation partisane
d’un anthropologue de troisième
zone, mais homme,
blanc, grand et gringo, qu’à un
Prix Nobel dont le chemin et
l’engagement pour la défense
des opprimés a fait ses preuves,
et dont le véritable péché est
d’être femme, boulotte, de couleur
et guatémaltèque. Le problème,
c’est Stoll, et non pas
Rigoberta. Pourquoi personne
ne trouve immoral qu’il ait pénétré
dans les zones de conflit
dans les bras amicaux de l’armée,
interrogeant, pardon, interviewant
des informateurs en
présence de soldats armés sans
que personne ne le dérange
 ? » [5].

Présentés ainsi, les arguments
des uns et des autres apparaissent
pour le moins contrastés.
Certaines déclarations toutefois,
de l’anthropologue Stoll
comme de la Fondation
Menchu, sont à même de donner
une image un peu moins caricaturale
des positions en présence.
Une image où le scientifique
étasunien ne jouerait plus
le vilain rôle de l’agent de la CIA
méprisant les indigènes et où la
leader maya ne serait plus réduite
à son statut de victime
innocente et impuissante.

« Grâce au témoignage de
Rigoberta Menchu, écrit Stoll
à la fin de son livre, on a cessé
d’envisager les peuples autochtones
comme des victimes sans
défense pour les considérer
comme des hommes et des femmes
se battant pour leurs
droits ». Le témoignage de
Rigoberta Menchu, reprend la
Fondation du même nom, « a
la partialité et la colère d’une
victime qui, en plus de ce
qu’elle a dû souffrir dans sa
chair, s’est vue dans l’obligation
d’assumer comme son histoire
personnelle les atrocités
que son peuple a vécues ».

Des atrocités qui, soit dit en
passant, restent toujours impunies.
150 mille morts, un million
de déplacés, 200 mille orphelins,
40 mille veuves, c’est
le terrible bilan humain des années
de guerre au Guatemala.
Parmi ces victimes, une grande
majorité d’Indiens civils et désarmés...
Principaux coupables
 ? L’armée et les autorités
guatémaltèques, aujourd’hui
« auto-amnistiées ». A quand
une polémique médiatique
autour de cette affaire ?

[1David Stoll, Rigoberta Menchu y
la historia de todos los pobres
guatemaltecos
, 1998.

[2Y compris Antipodes, avec cet
article...

[3Propos recueillis par Fabrice
Rousselot, Rigoberta Menchu, le
symbole vacille
, in Libération du 17
décembre 1998 et par Octavi Marti,
Las mentiras piadosas de Rigoberta
Menchu
, in El País du 3 janvier
1999.

[4Le point de vue de la Fondation
Rigoberta Menchu
, in Dial ( Lyon )
du 1 au 15 février 1999.

[5Arturo Arias, Maya ou anglosaxon,
ce n’est pas la même chose
,
in El Periódico (Guatemala Ciudad) du 17 janvier 1999.