Après tant de morts et de douleur, le projet des Farc n’a plus de crédibilité, par Cristina Cabrales
L’Amérique latine montre à présent un grand dynamisme des transformations politiques et sociales, qui pour la plupart reflètent une tendance de type social-démocrate et une résurgence des pouvoirs politiques de gauche. Entre autres, relevons la présence de Michelle Bachelet au Chili, Lula da Silva au Brésil, Hugo Chávez au Vénézuela, Rafael Correa en Equateur et Evo Morales en Bolivie. En contraste avec cette tendance, c’est un gouvernement de centre-droite qui est en place en Colombie. Le conflit armé qui sévit depuis plus de quarante ans en Colombie est peut-être une des clés d’explication. Ce conflit a réveillé dans la société civile colombienne la nécessité d’arriver à une paix durable.
Les acteurs de ce conflit ont démontré une grande capacité d’adaptation pour survivre dans la confrontation armée. Ceci a généré une prolongation du conflit, qui a changé le sens originel de la lutte. Au début du conflit, ces acteurs avaient une vision politique et un soutien idéologique, mais au fur et à mesure le conflit s’est transformé en une confrontation militariste en défense d’intérêts privés, en réponse à des dynamiques compétitives, où les forces impliquées recherchent le contrôle territorial de zones géostratégiques. Dans le cas des guérillas et des paramilitaires, ce contrôle leur permet de s’enrichir grâce au narcotrafic, l’extorsion et la séquestration. Dans le cas de la force publique, le conflit leur permet de contrôler l’Etat.
Le résultat est l’utilisation indiscriminée de la violence, qui débouche sur de graves violations des droits humains et du droit international humanitaire, qui ont touché majoritairement la population civile, victime de massacres, de séquestrations, d’extorsions, de déplacements forcés, de mines antipersonnelles et de beaucoup d’autres formes violentes de combat. Cette situation a produit un rejet généralisé du peuple envers les groupes armés, ce qui a influencé fortement le panorama électoral. Particulièrement lors des élections présidentielles, la préférence des électeurs est allée aux programmes politiques qui offraient les meilleures options pour résoudre le conflit, que ce soit par des moyens pacifiques ou répressifs. Cela s’est vu reflété dans les deux dernières élections présidentielles, celle de 2002 et celle de 2006, où fut élu et réélu au premier tour le président Alvaro Uribe.
La première élection d’Uribe, en 2002, a été influencée par l’échec du processus de paix mené, à la fin des années nonante, entre le gouvernement d’Andrés Pastrana et la guérilla des Farc. Voyant que l’essai de trouver une issue négociée au conflit n’aboutissait pas, le peuple colombien a choisi d’appuyer les voies politiques qui feraient la vie dure aux groupes armés.
D’autre part, l’élection de 2006 s’est définie par rapport à l’influence qu’ont eu les politiques menées durant la première période présidentielle de Alvaro Uribe. Aux dernières élections, le président Uribe a obtenu 65% du vote national. Ce scrutin constitue un meilleur score que celui obtenu en 2002 (54%). Cet appui à Uribe est dû en partie au discours de répression contre les violences et à sa politique de sécurité démocratique, qui a été bien accueillie par la population qui avait souffert des conséquences de la violence et qui cherchait des issues immédiates au conflit armé. Cependant, le résultat électoral fut moindre dans les zones où les politiques anti narcotrafiquants avaient eu des effets négatifs, tels que les dégâts environnementaux causés par la fumigation au glifosate.
Cette tendance vers la droite d’une partie de la population n’est pas absolue, puisque un parti de gauche, le Pôle démocratique alternatif, bien qu’il n’ait pas encore une ample représentation locale et régionale, a peu à peu gagné des espaces de pouvoir comme la mairie de Bogotá, le second poste public le plus important après celui de la Présidence de la République. Son candidat, Carlos Gaviria, a également obtenu la seconde place aux élections présidentielles de 2006, avec 22% des votes.
Pendant longtemps la société colombienne a été perçue comme une société indifférente. Ce manque de sensibilité collective face à l’horreur de la guerre est le produit d’un processus d’adaptation aux faits de violence dans la vie quotidienne, où se sont effacées peu à peu la surprise et l’indignation face aux injustices, aux assassinats et aux abus. Cette apathie généralisée est également due à la peur face aux groupes armés et à la dépendance qui existe envers les décisions prises par le gouvernement, en tant que protagoniste de la recherche de voies de solution au conflit.
Cette confiance envers des solutions institutionnelles qui dépendent autant de la volonté du gouvernement que de celle des acteurs armés, limite le développement d’une société civile qui se percevrait comme élément essentiel dans la recherche de solutions négociées au conflit armé. Heureusement, cette mentalité dépendante s’est transformée en une vision plus participative et autonome, où la société civile colombienne prend un rôle de plus en plus prépondérant dans la construction de la paix.
Ces expressions en faveur de la paix peuvent s’analyser à partir de deux variables. D’une part, le réveil de la société civile peut être perçu comme un processus qui a grandi progressivement à travers la création d’organisations qui construisent la paix. D’autre part, on peut l’analyser à partir de situations conjoncturelles qui provoquent des manifestations significatives et des mobilisations de rejet aux faits de violence.
Devant le manque de solutions au conflit, la société civile colombienne se trouve dans un processus de renforcement face aux acteurs armés, par le biais des moyens de pression et d’action qui conduisent à la construction d’une paix qui ne se limite pas à l’absence de guerre, mais qui intègre le bien-être humain dans toutes ses dimensions, économique, sociale, culturelle et personnelle.
En Colombie l’idée de paix s’est restreinte à la nécessité de mettre fin au conflit armé interne, ce qui a conduit l’opinion publique à considérer de manière marginale d’autres formes de violence comme la violence structurelle ou la violence culturelle. De fait, pendant de nombreuses années les moyens de communication ont centré l’information sur la confrontation armée, en laissant en deuxième plan des thèmes importants comme l’impact de la pauvreté, la marginalisation et l’exclusion.
Ainsi, les organisations de la société civile ne montrent pas seulement des formes alternatives de construction de la paix, mais peu à peu, elles génèrent une réelle transformation de l’idée de paix qui a prédominé dans l’imaginaire collectif de la société colombienne pendant longtemps. En témoignent les initiatives de paix, qui ont augmenté de manière significative depuis les années quatre-vingt, se chiffrant actuellement à plus de cent. Ces actions collectives ne cherchent pas seulement des solutions négociées au conflit, mais elles mettent en avant des aspects comme le développement humain, la démocratie, la résistance civile non violente et la culture de paix. On peut mentionner à ce propos La semaine pour la paix, qui est célébrée chaque année depuis 1988 et dont l’objectif est de générer une plus ample participation de toute la société colombienne à la construction de la paix ; L’association de travailleurs paysans de Carare, une initiative de communautés paysannes qui cherchent à faire de la résistance civile non violente face aux groupes armés ; Moyens pour la paix, une organisation qui développe les thèmes d’éducation et de culture pour la paix à travers la formation des journalistes pour qu’ils contribuent à maintenir une réflexion constante sur les moyens pacifiques pour dépasser le conflit. Ce sont quelques-uns des exemples parmi beaucoup d’initiatives lancées par différents groupes sociaux tels que les femmes, les syndicats, les déplacés, les parents des victimes de la violence, les communautés indigènes, les communautés afro colombiennes, les paysans, les journalistes et les anciens combattants.
On peut noter qu’une réaction d’indignation et de rejet plus marquée se produit désormais face aux actes inhumains perpétrés par les acteurs armés. Cela s’est reflété lors des dernières mobilisations citoyennes après que les Farc aient assassiné onze ex-députés qu’ils séquestraient depuis cinq ans. Des milliers de Colombiens sont sortis dans la rue pour protester et rejeter ces faits. De même, le 4 février 2008, un groupe de jeunes Colombiens ont essayé de faire entendre aux Farc que leur projet révolutionnaire n’a plus de crédibilité après tant de morts et tant de douleur causée au peuple. Ils ont organisé une marche à laquelle participèrent des millions de personnes, pas seulement en Colombie mais dans monde entier. Cette marche répondait entre autres à la situation inhumaine dans laquelle les Farc gardent les otages, révélée par les preuves de survie qui ont été rendues publiques en décembre 2007.
Les défis de la société civile autour de la construction de la paix sont nombreux. Un de ces défis est de rendre la société consciente de ce que le conflit armé n’est pas l’unique problème qui affecte la Colombie, et qu’il y a une grande nécessité de rendre visible et d’impulser une conscience critique de la population envers d’autres formes de violences causées par les injustices et l’exclusion sociale, économique et politique. De même il faut plus d’exigence et d’engagement face à la corruption et au clientélisme qui empêchent le bon fonctionnement de la démocratie.
D‘autre part, une plus grande communication entre la société civile et le gouvernement devrait se développer, pour mettre en avant des thèmes importants comme la nécessité de réforme agraire, la mise en place d’un modèle économique plus équitable, la recherche de solutions plus effectives au problème du déplacement des populations et surtout de trouver une solution non armée au problème du narcotrafic.
Finalement, un autre grand défi de la société civile colombienne est de continuer la pression pour que l’actuel processus de paix à l’œuvre entre le gouvernement et les paramilitaires soit sérieux et transparent et que l’on exige la justice et la vérité.