Zulma Gareca travaille à l’ONG bolivienne Qhana. Au travers de son investissement aux côtés des enfants des rues et du monde paysan mais aussi au travers de son rôle de mère et d’épouse, toujours motivée par le souci de l’autre, elle pose un regard sur la femme en Bolivie, propos recueillis en Bolivie par Milena Merlino
Zulma Gareca : Chez Qhana, nous travaillons avec des hommes et des femmes. Je me suis particulièrement investie dans des projets visant à améliorer les connaissances des femmes. Soyons clairs : il ne s’agit pas d’opposer la femme à l’homme dans cette démarche, mais plutôt de mener une réflexion sur le système dans lequel elle évolue. En fait, elles, en tant que bénéficiaires des formations, et moi, en tant qu’animatrice, nous avions toutes vécu des expériences différentes de discrimination. Certains ont jeté un regard réprobateur sur ma démarche, m’accusant de générer des divisions entre les hommes et les femmes, prétendant que les femmes connaissent bien leurs droits à l’heure actuelle. D’autres par contre, et parfois même des hommes, m’ont soutenue et m’ont aidée à ne pas tomber dans un féminisme stérile, à toujours garder un sain équilibre dans les débats.
Jusqu’alors, je n’avais jamais vraiment intégré la thématique du genre dans les formations. Il est vrai que la réflexion à ce sujet ne se développe que depuis une dizaine d’années en Bolivie. Pour moi, il allait de soi que les femmes et les hommes devaient avoir les mêmes droits. A travers mon travail et mes contacts, j’ai pu développer une analyse plus profonde de la thématique de genre. Ceci dit, il me semble essentiel de conserver une vision globale. Même si j’ai abordé des aspects aussi différents que l’économie, la politique, l’idéologie, la culture, la technologie, le genre, il m’apparaît clairement que ceux-ci ne sont pas séparables. On ne peut donc pas accompagner un groupe sans prendre en considération toutes ces données.
En ce qui concerne les projets de femmes, j’ai travaillé avec la Frumci, une fédération qui regroupe les femmes issues du milieu rural de la région d’Irupana (Sud Yungas en Bolivie) dont l’histoire est très intéressante. Les femmes se sont organisées au sein de cette fédération précisément parce qu’elles souffraient des discriminations masculines. Ainsi, il ne leur était pas permis de participer aux réunions ; ou lorsqu’elles y prenaient part, on les sifflait, on les critiquait parce qu’elles parlaient trop bas. Leur objectif était donc de participer et d’acquérir un meilleur niveau d’instruction. A l’époque, elles étaient très préoccupées par le coût de la vie : les prix des aliments augmentaient et elles ont donc imaginé de mettre sur pied un magasin où les marchandises pouvaient être vendues à un prix équitable, afin de casser les monopoles des grands commerçants d’Irupana. Ce magasin, en quelque sorte, devait agir comme un régulateur des prix ! Elles ont concrétisé ce projet. Ensuite, elles ont pensé développer une auberge paysanne qui pourrait accueillir les participants aux réunions organisées dans la région. Ce sont elles qui ont imaginé ce projet que Frères des Hommes a soutenu. En fait, ces femmes avaient besoin de sortir de chez elles. Sans quoi, elles étaient condamnées à rester à la maison et à s’occuper strictement du ménage. Ceci dit, ces projets n’ont pas été sans peine : il y a eu beaucoup de conflits...Et la résolution de ces problèmes a été très difficile. Elles ont eu beaucoup de difficultés à en parler, c’était douloureux. J’ai partagé cela avec elles.
Quoi qu’il en soit, les hommes ont soutenu la création de la Fédération, mais cela n’a pas nécessairement éliminé les discriminations. Certaines femmes ont dû affronter leur mari et il y a des témoignages très durs qui montrent combien elles ont dû se battre pour s’imposer, faire valoir leurs activités, leur propre espace, leurs capacités. Plusieurs ont été battues par leur mari. C’était donc très dramatique pour elles. Elles payaient très cher leur fonction dans la Fédération ! ».
« Bien entendu, les choses changent, mais tout cela est relatif car nous vivons dans un système patriarcal. C’est un fait historique. Peut-être les jeunes font-ils preuve de plus de maturité et apprécient-ils davantage la participation des femmes. Mais le machisme existe toujours, même à l’égard des femmes qui ont eu accès à un meilleur niveau d’instruction ou fait des études supérieures. Trop d’hommes encore ne valorisent pas leurs efforts, leur travail. Parfois, le mépris est même plus pernicieux que par le passé. Pourquoi ? En fait, comme les femmes participent et s’impliquent dans la vie sociale, on leur lance avec défi : « Mais puisque vous voulez changer, pourquoi n’allez-vous pas aussi construire des routes, comme nous ? ». Ces hommes-là ne respectent donc pas leurs droits d’être mère, d’être enceinte, par exemple. Si l’agressivité masculine peut se traduire par la violence physique, elle se manifeste également parfois dans les mots.
Par ailleurs, si l’on examine plus profondément la situation, on constate que les femmes elles-mêmes entretiennent parfois cette discrimination. Ainsi, certaines accusent celles qui se mobilisent socialement d’avoir du temps pour le faire, d’avoir des loisirs leur permettant de s’occuper d’autre chose que du ménage. Il existe aussi une discrimination des femmes de la ville envers celles qui vivent à la campagne. Il faut donc les soutenir et les informer pour qu’elles puissent se défendre des discriminations masculines, voire de l’attitude dénigrante de leurs propres compagnes.
Bien entendu, la Bolivie soutient la Déclaration universelle des droits de la femme. Dans notre législation nationale, il existe aussi des lois qui protègent les femmes, notamment contre la violence intra-familiale. La difficulté réside néanmoins dans la mise en pratique de cette législation. Il existe aussi le programme Slim2 qui vise théoriquement à apporter un soutien aux femmes au niveau municipal lorsqu’elles sont confrontées à des faits de violence au sein de la famille. La commune de Chulumani, dans la région du Sud Yungas, dispose d’un tel service. Mais en milieu rural, il en existe peu. Ou alors, comme c’est le cas dans la municipalité voisine d’Irupana, ces services sont orientés vers la défense des enfants et adolescents maltraités. Les femmes doivent se rendre au commissariat de police où elles ne bénéficient pas souvent d’une écoute attentive ni d’une aide. Il y a même eu divers cas où les autorités prenaient systématiquement la défense de l’homme, alors que la femme se voyait contrainte à payer une amende ! Etant donné cette situation, beaucoup de femmes ont baissé les bras et se sont résignées à ne pas porter plainte. On peut les comprendre... »
« Les problèmes essentiels que doivent affronter les femmes sont de trois ordres : le premier est sans aucun doute le manque d’instruction. Et c’est encore plus préoccupant lorsque l’on considère l’accès aux études supérieures et la situation dans les zones rurales. L’estime de soi est également un aspect qui reste difficile pour la femme. Et enfin, la violence à tous les niveaux figure parmi ce triste trio de tête, qu’elle soit commise par l’Etat ou au sein de la famille... A mon sens, la meilleure clé pour lutter contre ces carences, c’est l’instruction tant des hommes que des femmes. Il faut amener les hommes à réfléchir à leur propre rôle. Ainsi, j’ai eu vent de quelques ateliers menés avec des hommes à Cochabamba sur le thème de la masculinité et je souhaiterais développer une expérience similaire. Je ne sais pas encore de quelle façon cela pourrait s’organiser, mais un tel projet me semble vraiment intéressant. Je pense qu’il conviendrait de viser en particulier la population rurale...
Développer la conscience politique me semble également capital pour les hommes et les femmes. En effet, il est important de comprendre le contexte et l’histoire qui ont généré ces phénomènes. Tout est lié : pour que des transformations sociales puissent s’opérer, c’est chacun d’entre nous qui doit fondamentalement changer. Il faut commencer par modifier nos attitudes, les images données par les médias. Personnellement, je suis assez optimiste car je pense que les choses peuvent évoluer, que ce soit par la formation, l’instruction, les échanges et les débats... Pour tout dire, c’est un des objectifs pour lesquels je me bats.
Bien entendu, notre gouvernement est ouvert au progrès, mais je pense que ce sont les femmes elles-mêmes qui doivent être instigatrices de ces changements. Nous devons faire en sorte que certaines lois soient respectées, que la violence disparaisse à tous les niveaux. Mais il faut aussi que les autorités s’impliquent à nos côtés.
Quoi qu’il en soit, le travail de sensibilisation doit se poursuivre. Développer un plus grand respect, une égalité entre l’homme et la femme, c’est un processus lié aux questions économiques et sociales. En fin de compte, c’est une question structurelle. La femme doit parvenir à développer plus d’autonomie dans ses décisions à tous les niveaux, y compris en matière de sexualité. Toutefois, les choses évoluent...lentement, mais sûrement ».
« Face au développement local, les rôles de l’homme et de la femme sont tout aussi importants. Mais, leur attitude est néanmoins différente. Ainsi, nous avons remarqué au cours de nos formations que les femmes voyaient davantage les problèmes importants, alors que les hommes avaient tendance à se focaliser sur les questions urgentes. Les femmes se penchent sur des aspects qui nécessitent une solution à long terme, tandis que les hommes s’attaquent davantage aux problèmes à court terme, problèmes pour lesquels ils proposent des solutions avant de passer à la question suivante. Les femmes ont également une certaine retenue avant de formuler des propositions, elles réfléchissent et ressentent davantage les choses pour les avoir vécues au fond d’elles-mêmes. Les hommes ont manifestement une approche différente.
Pour ces raisons, je pense que la femme peut contribuer grandement à la précision des choses. Sa capacité intuitive est très utile dans la conception des propositions. Lorsque nous avons organisé des rencontres entre paysans, nous avons constaté que les hommes répondaient rapidement ; les femmes étaient plus en retrait. Si l’homme avait donné la bonne réponse, la femme ne cherchait plus à analyser les aspects. C’est pourquoi nous avons réalisé qu’il était préférable de séparer les hommes des femmes dans certaines formations (même si pour certaines thématiques, il était important de préserver des espaces mixtes). Par ailleurs, le niveau d’instruction de départ est souvent moins élevé parmi les femmes et il faut donc adopter une autre approche avec elles ; le processus est plus lent. Par contre, une fois l’apprentissage réalisé, les femmes appliquent plus rapidement ce qui leur a été enseigné. Les hommes tardent davantage. Ainsi, nous avions organisé un échange entre paysannes. Lorsque les femmes du hameau de Chicaloma sont arrivées à la ville de Caranavi, elles ont découvert de nouvelles plantes, elles ont vu que l’on pouvait faire du compost en utilisant des vers de terre. Elles ont donc voulu faire pareil : elles ont immédiatement ramené des plantes, acheté des vers afin de reproduire l’expérience une fois de retour dans leur village. Les hommes ne réagissaient pas de la sorte.
En fin de compte, l’un des défis majeurs de la femme est qu’elle doit dépasser ses peurs ! Peur du mari, peur de l’autorité, peur des manques de ressources, peur que les enfants ne tombent malades...peur du chemin en quelque sorte. Il y a tant de peurs auxquelles elles se soumettent et il est essentiel qu’elles s’en libèrent pour pouvoir avancer. L’éducation entretient bien entendu cet état d’esprit. Ce sont des choses déterminées historiquement qui doivent changer ».