Le pays andin présente un tableau plein de
promesses pour ceux qui n’ont pas eu part au
gâteau par le passé. Le gouvernement Morales
ne devrait pas néanmoins faire l’impasse sur
les critiques, par Milena Merlino
De toute évidence, le tableau bolivien actuel est plein de promesses pour ceux qui n’ont pas eu part au gâteau par le passé. S’il est certes intéressant de reconnaître objectivement les aspects novateurs et positifs des nouvelles orientations du gouvernement Morales, il convient toutefois de ne pas faire l’impasse sur les critiques constructives de certaines fédérations ou mouvements issus de la gauche en Bolivie. En tant qu’ONG attachée à la conception d’un partenariat Nord-Sud égalitaire, Frères des hommes se veut être le relais, en toute transparence, des perceptions et analyses fidèles de ses collaborateurs et autres observateurs boliviens avec lesquels il est en contact.
Le gouvernement d’Evo Morales et ses nouvelles orientations ouvrent incontestablement une brèche dans l’histoire de la Bolivie. Pour la population indigène en particulier, comme pour l’ensemble des classes sociales généralement défavorisées, certains accents des 411 articles du nouveau projet de Constitution représentent une véritable lueur d’espoir et la promesse d’un revirement radical après leur exclusion systématique du pouvoir central. La droite, quant à elle, fulmine et mène une campagne extrêmement virulente contre ce président aymara qui a patiemment gravi les échelons, le menant du rôle de dirigeant syndical des producteurs de coca, à celui de député pour aboutir finalement à la tête de la Bolivie en décembre 2005, porté par près de 54% des voix des électeurs. En décembre 2007, dans un climat de contestation délétère, le principal parti d’opposition s’est retiré avant le vote du texte Constitutionnel, contestant par conséquent sa légalité.
Si la critique doit avoir sa place dans tout contexte démocratique, il n’est toutefois pas sain qu’elle use de méthodes déloyales pour se faire entendre, et encore moins si elle veut défendre la légitimité de ses propos. Pourtant, lorsque l’on tourne le bouton de la télévision en Bolivie, on est frappé par le ton virulent des attaques menées par les partis de droite à l’encontre du président et de sa politique, sans mentionner certaines déclarations frisant littéralement l’insulte. Pas de chance pour Evo Morales, les médias boliviens (surtout les chaînes de télévision) sont majoritairement aux mains de ses détracteurs. Les préfets des départements de Santa Cruz, Tarija, Pando et Beni en particulier cristallisent, avec plus ou moins de retenue pour certains, les revendications d’une droite qui craint pour ses privilèges et tente par tous les moyens, jusqu’aux plus déloyaux, de déstabiliser le pouvoir en place. Mais faut-il vraiment en arriver là pour garantir le débat démocratique ? Certainement pas....
« Cette monopolisation des moyens de communication par la droite nous oblige à nous investir beaucoup dans notre radio libre, explique Ramiro Mendoza, directeur de l’ONG Qhana basée à La Paz [1]. Nos programmes sont suivis dans de nombreux quartiers populaires de la capitale à qui ils proposent une information alternative. Plus récemment, notre radio a même été reconnue comme ayant la meilleure couverture à La Paz ». Spécialisée en éducation populaire, cette ONG a développé une stratégie de communication et de sensibilisation dans différentes régions de Bolivie1 pour le bénéfice de populations défavorisées. Elle a ainsi élaboré des programmes multimédias ayant recours non seulement à la radio, mais aussi à des télécentres ou à des outils tels que manuels et bandes dessinées... En bref, une variété de supports utilisés notamment dans le cadre des sessions de formation que Qhana organise pour des groupes d’hommes et de femmes sur les thèmes les plus divers allant de la citoyenneté, aux questions de genre, en passant par la souveraineté alimentaire ou les méthodes de production agroécologique. L’autre objectif poursuivi par Qhana au travers de moyens de télécommunication est de désenclaver certaines régions reculées dans des zones montagneuses et qui pourraient, par leur isolement, être littéralement déconnectées de la réalité nationale, et par conséquent facilement manipulées par tout mandataire politique peu scrupuleux.
« Il est clair qu’avec ce gouvernement, ajoute Ramiro Mendoza, on assiste à une revalorisation des classes populaires et des populations indigènes ». Auparavant délaissées, celles-ci mettent effectivement beaucoup d’espoir dans la réforme constitutionnelle qui prévoit une panoplie de mesures sociales visant entre autres la gratuité de l’école jusqu’à la fin du cycle secondaire, de même que celle des soins de santé. On ne peut que s’en réjouir, bien entendu, mais encore faudra-t-il déterminer par quels moyens ces projets pourront être concrétisés. « C’est un gros changement, commente un Belge vivant à La Paz. Mais comment y parvenir ? Personne n’en sait encore rien. Le travail législatif devra donc prendre le relais et des lois devront être élaborées pour permettre d’atteindre cet objectif louable ». Il est vrai que de nouveaux moyens financiers ont déjà été dégagés à la suite de la renégociation des contrats avec les grandes compagnies pétrolières étrangères. La nationalisation des champs pétrolifères et gaziers en mai 2006 a entraîné une taxation à hauteur de 50% environ de ces entreprises (au lieu de 18% par le passé), l’Etat recouvrant ainsi un meilleur contrôle des ressources du sous-sol. Face à la détermination des autorités, les multinationales se sont finalement inclinées et les moyens financiers supplémentaires ainsi dégagés ont notamment permis à l’Etat bolivien de lancer la « renta dignidad », ou pension mensuelle de 200 bolivianos (environ 18,25 euros)assurée à toute personne âgée de plus de 60 ans.
Outre de telles mesures sociales à visée immédiate, la nouvelle Constitution propose des orientations véritablement stratégiques traduisant d’ailleurs la sensibilité paysanne d’Evo Morales. Ainsi, la défense de la souveraineté alimentaire, de la biodiversité et l’interdiction d’importations d’organismes génétiquement modifiés y sont soulignées, faisant écho aux préoccupations des petits producteurs boliviens. Bien entendu, les partenaires de Frères des Hommes sur le terrain applaudissent des deux mains à ces dispositions. Toutefois, cela n’empêche pas certains observateurs de soulever parfois des contradictions entre les intentions et la nature de certaines actions entreprises jusqu’à présent. Ainsi, l’un d’entre eux commente : « Sur divers points, le gouvernement semble se contredire. D’une part, dans son discours, il défend l’agriculture familiale, biologique sans OGM et d’autre part, dans la pratique, il décide soudainement de distribuer en masse des tracteurs dans les campagnes, ce qui s’apparente plutôt à une pratique de l’agriculture intensive. Vers quel modèle agricole s’oriente-t-il donc ? La politique de développement rural n’est pas claire ».
Les dirigeants de la Cioec [2], quant à eux, se réjouissent, des objectifs poursuivis par le gouvernement, notamment en matière de souveraineté alimentaire. Néanmoins, ils émettent quelques réserves sur les moyens envisagés pour y parvenir. Ainsi, alors que la Cioec fédère et représente près de 700 petites organisations agricoles paysannes et qu’elle s’est, ces dernières années, posée en interlocuteur incontournable sur le plan national, elle a le sentiment que les autorités tendent pourtant à privilégier certaines organisations paysannes au détriment de l’ensemble des organisations paysannes. « Dans le plan sectoriel d’agriculture, il n’est pas fait mention explicite des organisations paysannes. Le gouvernement semble vouloir initier des projets complètement nouveaux, sans s’appuyer sur l’important travail réalisé durant ces longues années par les membres du Cioec. Nous le regrettons », explique l’une des dirigeantes de cette coordination. Et de conclure : « L’intention du gouvernement est bonne, notamment en matière de souveraineté alimentaire. Mais la façon d’y parvenir est, à notre sens, erronée. Ainsi, les premières entreprises commerciales d’Etat ont été créées pour l’achat et la vente des productions agricoles alors que ce travail aurait pu être laissé aux organisations agricoles paysannes ».
Enfin, nombre de nos partenaires espèrent voir évoluer la question du genre en Bolivie. Soulignons à ce sujet le contenu de plusieurs articles de la Constitution abordant spécifiquement la condition féminine, notamment au travers de la protection de la femme enceinte, la garantie de l’égalité de salaire pour l’homme et la femme à travail égal, le refus de discrimination sur différents plans. Toutefois, chacun sait qu’en matière d’évolution des mentalités, la route est toujours longue. Et la Bolivie ne fait pas exception à la règle. Sur le terrain, des initiatives apparaissent néanmoins, des groupes de femmes s’organisent. Ainsi, Qhana apporte son soutien à la Frumci, une fédération qui regroupe des femmes issues du milieu rural de la région d’Irupana, dans le Sud Yungas. L’émergence de cette fédération répondait au besoin impératif de lutter contre les discriminations masculines dont plusieurs de ses membres faisaient l’objet. Progressivement, des initiatives ont vu le jour : ouverture d’un magasin de produits alimentaires à prix équitable, développement d’une auberge paysanne, des projets entièrement gérés par les femmes. Mais derrière les murs de leur foyer, certaines dirigeantes de la Frumci paient encore par des coups et blessures cette recherche d’émancipation. La route est longue, effectivement...
Si les partenaires de Frères des hommes tombent toutefois d’accord pour reconnaître de timides progrès en matière de genre, d’aucuns souhaiteraient voir les autorités promouvoir davantage les droits de la femme et sa représentation dans les instances politiques. L’assemblée qui a élaboré le nouveau projet de Constitution n’était composée elle-même que de 35% de femmes, ce qui a suscité la déception parmi divers mouvements féminins qui auraient espéré la parité. Question de perspective, d’autres se sont réjouis de voir au moins 88 participantes prendre part aux travaux de l’Assemblée constituante.... « Oui, dit un observateur, on peut sans doute affirmer qu’Evo pourrait faire mieux sur ce thème. Peut-être est-il desservi par ses origines syndicalistes qui veulent en quelque sorte que c’est celui qui parle le plus fort qui est entendu ! ». Toutefois, il nuance : « Il existe deux types de mouvements de femmes en Bolivie. Les organisations de femmes syndicalistes paysannes, dont Bartolina Cisa est la meilleure représentante, sont consultées par le gouvernement. Par contre, il existe une mouvance féminine plus intellectuelle qui se bat notamment contre la violence intrafamiliale et qui elle, il faut le reconnaître, bénéficie de moins d’attention ».
Certes, beaucoup de nouvelles impulsions données par le gouvernement Morales mériteraient que l’on s’y attarde. Nous avons choisi de nous limiter à quelques thématiques qui touchent particulièrement le travail de nos partenaires sur le terrain. En dépit des contradictions relevées ou de quelques insatisfactions qui peuvent se manifester sur certains points, tous nos interlocuteurs sont unanimement d’accord pour reconnaître que la Bolivie est en train de faire peau neuve, une transformation appelée de ses vœux par la tranche de la population la plus défavorisée, notamment la communauté indienne. Mais si Morales représente à leurs yeux la concrétisation de tous leurs espoirs, ils savent pertinemment qu’il doit faire face à une droite virulente et économiquement puissante, qui rêve de déstabilisation du pouvoir, de séparatisme, voire de chaos qui justifierait un coup d’Etat. Avec fermeté, pragmatisme et une certaine dose de diplomatie, Morales parvient pour le moment à naviguer sur ces eaux tumultueuses. Espérons qu’il pourra tenir la barre dans la tempête. Différents référendums (notamment sur la réforme constitutionnelle, ou la ratification de la confiance populaire envers Morales) s’annoncent pour l’année 2008 et pourraient constituer autant de moments sensibles pour ce nouveau gouvernement.
[1] Qhana développe ses activités dans la région du Sud-Yungas, dans l’Altiplano, dans la municipalité d’El Alto ainsi que dans la zone tropicale de Caranavi dans le département de La Paz.
[2] Coordination regroupant des organisations économiques paysannes de différents types : coopératives, associations de producteurs, petites entreprises, etcetera.