Dans « Les voies du développement en Amérique latine », Guy Bajoit passe en revue l’histoire latino-américaine à partir des années cinquante à la lumière de cinq modèles de développement. Nous présentons trois extraits de ce travail qui sera publié en 2008 par les Editions Couleur livres dans « Amérique latine, à gauche, toute ? », par Guy Bajoit
Du point de vue des tentatives de développement, l’Amérique latine occupe une place singulière. Les décolonisations, en effet, se sont produites au début du dix-neuvième siècle (entre 1810 et 1835), ce qui explique que les États latino-américains aient entrepris leur vie relativement autonomes, un siècle et demi plus tôt que la plupart de ceux d’Asie, d’Afrique et du Monde arabe. Les premières tentatives d’industrialisation sont donc apparues déjà vers la fin du dix-neuvième siècle ou au début du vingtième, dans les pays du Cône sud (Argentine, Chili, Uruguay, Paraguay), mais aussi au Mexique (notamment avec Cárdenas) et au Brésil (avec Vargas).
Cependant, le véritable démarrage des politiques d’industrialisation se situe après la seconde Guerre Mondiale et se limite d’abord à quelques pays, même si presque tous s’y sont essayés. Bien entendu, les résultats de ces tentatives ont été très différents d’un pays à l’autre.
La question posée est la suivante : quels ont été les modèles de développement qui ont inspiré ces tentatives ? Par modèle de développement, j’entends : un projet politique, économique et social, qui se traduit dans une idéologie, porté par un acteur-pilote, qui entraîne dans son sillage, de gré ou de force, l’ensemble d’une nation.
Je fais l’hypothèse que les modèles concrets, appliqués sur les terrains nationaux latino-américains, ont été des combinaisons à doses variables - donc plus ou moins pures - de quatre grands modèles typiques, qui ont été inventés et appliqués par les pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du Nord, qui leur ont servi à promouvoir leur propre développement industriel, et qui, au moment de la décolonisation, ont été « exportés » vers les pays du Sud. Même si je me limite ici à l’Amérique latine pendant la seconde moitié du vingtième siècle, ces mêmes modèles ont servi aussi sous d’autres cieux : en Afrique, dans le Monde arabe et en Asie.
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Les actions des mouvements sociaux en Amérique latine (Sans terre au Brésil, Sans-emploi en Argentine) ont eu pour effet de sensibiliser l’opinion publique aux effets néfastes d’un néolibéralisme sauvage, et d’exercer des pressions sur les dirigeants politiques, dans un contexte plus ou moins démocratique. Tout cela s’est traduit, depuis les années 2000, par des changements politiques importants, que beaucoup qualifient de virage à gauche de l’Amérique Latine . Dans pas moins de huit pays, des forces politiques, les unes plus, les autres moins anti-néolibérales, ont réussi à prendre le contrôle des gouvernements : le Venezuela de Chávez (élu en 1999, puis en 2002), le Brésil de Lula (élu en 2002, puis en 2006), le Chili sous Lagos (2002), puis Bachelet (2006), l’Argentine de Kirchner (depuis 2003), la Bolivie de Morales (depuis 2005), l’Uruguay avec Vásquez (2005), ainsi que, plus récemment, l’Équateur de Correa (2006) et le Nicaragua d’Ortega (2006). D’autres, sans doute, suivront dans les années à venir !
Savoir si ces gouvernements sont bien « de gauche », ou ne le sont pas vraiment, est une question très complexe. Qu’il soit clair, en tout cas, qu’aucun d’entre eux n’est anticapitaliste : ils sont, à doses très variables, anti-impérialistes et anti-néolibéraux, mais ne mettent pas en cause la voie capitaliste de production de la richesse économique. Comme le dit bien Alvaro Garcia Linera, militant convaincu de l’extrême gauche, aujourd’hui vice-président du gouvernement Morales : « La Bolivie restera capitaliste dans les cinquante ou cent prochaines années » (Stéfanoni et Do Alto, 2007).
Ce qui est certain, par contre, c’est que tous ces gouvernements, cherchent à renforcer le rôle de l’État, afin que leur pays ne subissent plus les effets néfastes d’une compétition internationale, non pas dérégulée comme on a trop tendance à le croire, mais régulée selon leurs intérêts impérialistes par les États les plus hégémoniques, les entreprises multinationales industrielles et commerciales, les grands opérateurs financiers, et les organisations supranationales qui sont plus ou moins à leur service.
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Pendant tout le vingtième siècle, et surtout durant la seconde moitié, les nations latino-américaines ont tenté de se développer. Tous les pays ont essayé : même les plus petits d’entre eux (ceux d’Amérique centrale et des Caraïbes) ont eu, un jour ou l’autre, l’espoir d’y parvenir. Entendez par là que, dans chacun des vingt-deux pays qui composent l’Amérique latine, il s’est trouvé, à un ou à plusieurs moments de son histoire, des acteurs (politiques, sociaux et économiques) porteurs d’un projet de développement, s’emparant des rennes de l’État, et s’efforçant de le réaliser. Chaque essai a éveillé des espérances. Quelques progrès ont été faits, quelques traces sont restées de toutes ces tentatives, menées par différentes voies. Pourtant, aujourd’hui, les PIB des pays les plus riches de l’Amérique latine (ceux du Cône sud) n’atteignent pas le quart de ceux des pays industrialisés du Nord. Comment expliquer cela ?
Si l’on s’attache à examiner en détails l’histoire concrète de chaque cas, de chaque essai particulier, on s’aperçoit que, quelle que soit la voie choisie, l’acteur porteur d’un projet de développement, ayant pris le contrôle du gouvernement, s’est heurté à d’autres acteurs qui ont tenté de le détourner, de le saboter, de le corrompre, de l’arrêter, et ont fini par l’empêcher, soit par la force, soit par la ruse, d’arriver à ses fins. Ces autres acteurs étaient toujours à la fois internes et externes : des forces politiques, économiques ou sociales, qui n’avaient, à court terme, aucun intérêt à voir réussir la tentative entreprise, par la voie choisie. Les intérêts particuliers ont toujours fini, tôt ou tard, par triompher de l’intérêt général. Malgré les beaux discours généralisés, les « acteurs d’anti-développement » se sont révélés, à chaque fois, plus puissants que les acteurs de développement, au point d’édulcorer, d’affaiblir, d’éliminer le projet en cours.
S’il en est ainsi, que restera-t-il, dans cinq ou dix ans, des tentatives de Fidel Castro, d’Hugo Chávez, de Lula da Siva, de Néstor Kirchner, d’Evo Morales, de Tabaré Vásquez, de Michelle Bachelet, de Rafael Correa, de Daniel Ortega ou d’autres à venir ?
Autrement dit, contrairement à ce qu’en disent les théoriciens, le développement ne serait pas d’abord une affaire de mentalité culturelle (théorie de la modernisation), ou de domination impérialiste (théorie de la révolution), ou d’excès néfaste d’intervention étatique (théorie de la compétition), ou d’insuffisance de démocratie politique et sociale (théorie de la démocratie), ou d’inadéquation de ces modèles aux identités culturelles (théorie de l’identité). Tous ces obstacles-là sont bien réels, mais un acteur politique et économique décidé à les surmonter peut y parvenir avec l’appui des peuples, qui ne demandent qu’à améliorer leurs conditions matérielles et sociales de vie. Le problème majeur n’est donc pas là où les sociologues et économistes ont l’habitude de le situer. Il est dans les rapports de force entre les acteurs qui veulent le développement d’une nation et ceux qui n’en veulent pas (pas du tout, ou pas selon telle ou telle voie). Que faire alors ?
Il me semble que l’histoire concrète du développement nous enseigne que les tentatives qui réussissent le mieux (et qui durent le plus longtemps) sont celles qui reposent sur une alliance conflictuelle entre une élite politique et économique porteuse d’un projet de développement et les mouvements sociaux organisés des classes populaires : la première prend le contrôle de l’État et met en œuvre son projet ; les seconds l’appuient, l’aident à se défendre contre le sabotage interne et externe, mais aussi la contrôlent avec vigilance, pour l’empêcher de dériver, de profiter du pouvoir et de trahir.
Cette alliance-là paraît féconde, car elle met en branle un cercle vertueux. Mais elle est très fragile et le cercle peut redevenir vicieux pour plusieurs raisons : je me limiterai à en souligner deux, essentielles.
L’élite s’efforce presque toujours d’échapper au contrôle des mouvements sociaux (et pour cela elle les achète, les récupère, les corrompt, les réprime) et, si elle y parvient, le plus souvent, elle se corrompt elle-même ; et de son projet, elle finit par ne plus conserver que la rhétorique.
Les mouvements sociaux tendent presque toujours à s’endormir s’ils sont repus ou, au contraire, à s’exalter s’ils sont déçus : ils sont soit trop insouciants, soit trop impatients. Insouciants, ils laissent l’élite échapper à leur contrôle ; impatients, ils la débordent en exigeant tout et tout de suite, l’affaiblissent, la divisent (entre radicaux et modérés) et l’empêchent de gouverner.
Cette alliance vertueuse, mais délicate, peut, en principe, se produire dans n’importe lequel des cinq modèles de développement. Cependant, il me semble clair qu’elle sera nettement plus fragile dans deux d’entre eux : le modèle révolutionnaire et le modèle néolibéral. Dans le premier, en effet, l’élite instaure un parti unique qui soumet les mouvements sociaux à son contrôle. Quant au second, il repose explicitement sur la croyance perverse qu’il n’est pas nécessaire de contrôler les élites, puisqu’en poursuivant leurs intérêts particuliers, elles sont censées faire l’intérêt général.
J’exprime donc une nette préférence pour les modèles de la démocratie et de l’identité culturelle. C’est pourquoi j’ai tant espéré, hier, du projet de Salvador Allende au Chili, et j’attends tellement, aujourd’hui, du modèle d’Evo Morales en Bolivie. Je souhaite au second un destin meilleur que celui qu’a connu le premier !
Stefanoni, Pablo et Do Alto, Hervé (2007), « Bolivia : le nationalisme indigène au pouvoir », in État des résistances dans le Sud, Alternatives Sud.