Deux orientations traversent à présent l’éducation
populaire en Amérique latine : la première met
l’accent sur l’aspect pédagogique, la seconde
cherche à conserver la dimension politique, par Namur Corral et Julia Petri, avec la collaboration de Sergio Martinic
L’éducation populaire en Amérique latine
a-t-elle encore « sens et raison » , ou serait-elle devenue anachronique ? Qui aurait provoqué son déclin ? Quels sont ses territoires actuels, comment se situe-t-elle ou comment résiste-t-elle aux influences qui la traversent ? L’éducation populaire a été un vecteur essentiel de notre vie professionnelle et nous gardons certains de ses principes qui nous sont nécessaires pour continuer à marcher. Nos interrogations seront marquées par les réalités de nos pays d’origine, le Brésil et le Chili.
L’éducation populaire telle que proposée par Paulo Freire, philosophe de l’éducation, est surgi au Nordeste du Brésil dans un contexte où la moitié des habitants étaient des analphabètes et des marginaux. Ces habitants, contraints par leurs conditions de vie, restaient dans une culture du silence, figés à leur place des dominés. Dans les années soixante, Freire, confronté à cette réalité, a affirmé que l’éducation ne pourrait plus être réduite à une simple connaissance des lettres, des mots et des phrases, mais qu’elle devait devenir une action pour la démocratie, qui stimule la collaboration, la décision, la participation et la responsabilité sociale et politique des formés. L’éducation populaire s’est bâtie comme un mouvement politico-pédagogique à visée émancipatrice.
Depuis lors, beaucoup d’eau a passé sous les ponts. L’éducation populaire, comme un fleuve, a parcouru un demi-siècle d’histoire du continent latino-américain : tantôt comme une rivière, tantôt comme un petit ruisseau. Elle a dû faire des détours, chercher parfois des abris pour éluder la répression féroce déchaînée pendant les années du plomb du continent, et d’autres fois se défendre par des astuces et subterfuges. En temps de dictatures, elle s’est cachée, tout en œuvrant en force, dans l’ombre, pour aider les forces démocratiques à remonter la pente.
Dans la traversée, les éducateurs populaires ont dû ajouter au discours sur la conscientisation, l’émancipation et l’autodétermination des masses populaires, d’autres discours, d’autres préoccupations. Le torrent s’est subdivisé en divers petits canaux. Des problématiques « intimes », qui étaient apparues auparavant comme non-prioritaires - telles que la sexualité, l’autoritarisme dans les relations familiales... -, ont commencé, non sans conflits, à être abordées dans les quartiers populaires. D’autres fronts des luttes sont apparus : les droits de l’homme, le développement local, la citoyenneté ; d’autres concepts comme celui de société civile et d’autres formes d’organisation, tels que les mouvements sociaux. Les couches moyennes, en voie d’appauvrissement, sont venues se joindre aux populations concernées par l’action des éducateurs populaires.
Un lent retour vers la démocratie s’est initié dans les années nonante. Entre temps, le monde avait bien changé ! L’éducation populaire, née dans l’ère du capitalisme industriel, se trouve maintenant en plein dans le mercantilisme libéral, mondialisé, fondé sur la consommation et l’information.
L’éducation populaire se situe par rapport à deux axes : l’axe société civile vs État, et l’axe pédagogie vs mouvement social et politique. Jusqu’à l’apparition de ce nouveau scénario, elle s’était essentiellement placée à la rencontre de la société civile et de l’action sociale et politique. Il n’en va plus de même aujourd’hui : l’éducation populaire n’est plus une. Les transformations qui se sont produites en Amérique latine ont redistribué les cartes et ont amené les éducateurs à se resituer par rapport aux différentes sphères de la société. Malgré cette dispersion, un accord existe pour reconnaître comme idées-forces de l’éducation populaire une certaine conception de la connaissance, son esprit critique, et la volonté de donner du pouvoir aux formés. Toutefois, ce consensus apparent cache des contenus divers qui témoignent de visions divergentes sur le rôle de l’État, de la société civile, du politique et de la pédagogie par rapport à l’éducation populaire. Ces différences se traduisent par des stratégies différentes. Nous pouvons distinguer deux orientations dans ces visions : la première met l’accent sur l’aspect pédagogique, la seconde cherche à conserver la dimension politique.
a) Le retour de la démocratie a permis à certains éducateurs populaires d’intégrer les appareils de l’État. Ils se situent sur l’axe « pédagogie-État » et ils accordent une importance primordiale à la dimension de la connaissance. Ils valorisent la méthodologie participative et respectueuse des savoirs populaires, caractéristiques qui lui donneraient une garantie d’efficacité. Le pouvoir est procuré par le savoir, car l’accès à la connaissance renforce l’individu et lui permet de sortir de la pauvreté. Il est donc attendu de l’État qu’il propose des politiques sociales participatives et qu’il élargisse la couverture d’éducation, en augmentant le nombre d’écoles notamment. Cette vision rencontre bien celle des organisations internationales et des politiques d’intégration des pauvres dans la société. Une certaine importance est donnée à la culture, prise surtout dans sa dimension de traditions et de coutumes. Les groupes gagneraient ainsi en discernement, pour mieux se défendre face à des notions venues de l’extérieur, comme celles véhiculées par des projets inadéquats proposés par les institutions du Nord.
Les pratiques d’éducation populaire ont été influencées par cette vision. En effet, l’État, pour mettre en œuvre ses politiques, a recours à des adjudications et offre des subventions aux ONGs ou à des consultants. Ceux-ci participent à des concours et, de ce fait, entrent en concurrence entre eux. Dans l’optique d’un État « moderne », la préférence va aux expertises techniques ; la dimension politique viendrait plutôt détourner des objectifs poursuivis. Le mouvement d’émancipation doit ainsi rentrer dans des petites boîtes « logiques », afin de faciliter les évaluations et la programmation. La dépendance vis-à-vis de l’argent de l’État a des chances, par ce biais, de modeler les pratiques et la recherche.
b) D’autres professionnels sont restés dans les ONG, même si celles-ci ont la vie plus difficile. Le Nord a réduit les financements destinés à des pays dont leurs indicateurs macro-économiques ont progressé, considérés comme non prioritaires. Les acteurs qui partagent la vision de l’éducation populaire de l’État ont, évidemment, plus facilement accès à des ressources financières nationales, mais cette situation les place dans une compétition qui met à mal les alliances idéologiques.
Certaines ONG exécutent des projets conçus par l’État, d’autres conçoivent leurs propres projets : dans un cas comme dans l’autre, pour être financés, ces projets sont majoritairement des actions de transmission de connaissances. Les apprentissages sont scientifiques et techniques et se concrétisent par de nombreuses « capacitations ». On observe aussi des expériences de récupération des connaissances populaires, afin de créer des savoirs alternatifs compétitifs sur le marché : c’est, par exemple, le cas des pharmacies mapuches au Chili. Cependant, ces ONG reçoivent encore quelques financements de l’extérieur. Ainsi, une représentante d’une ONG péruvienne nous dit : « Certaines ONG nationales, qui reçoivent encore de ressources financières des institutions du Nord, ont survécu à condition de faire ce qui intéresse ces agences de coopération, c’est-à-dire des projets productifs, de l’articulation avec le marché, et du soulagement de la pauvreté ».
Ces professionnels se situent dans la zone « pédagogie-société civile », et ils sont dans un rapport de coopération avec l’État, avec qui ils partagent l’importance accordée à la pédagogie dans les projets qu’ils réalisent. Cependant, ils défendent l’idée que ce sont les organisations de la société civile, et non l’État, qui doivent garder l’initiative de leurs actions. Cela permet à certaines d’entre elles de disposer d’un espace pour réaliser d’autres types d’activité. Mais en général, leurs activités restent en cohérence idéologique avec celles du premier groupe (a) et, même lorsqu’ils réalisent des actions qui ressemblent à celles du groupe suivant (c), leur manière de traiter les thèmes les détourne de la question du pouvoir des personnes avec lesquelles ils travaillent.
Les processus de démocratisation sont arrivés avec de nouvelles propositions d’organisation politique. Les États promettent de respecter la démocratie représentative et de mettre en œuvre la modernisation des services, et ils accordent, au moins dans le discours, beaucoup d’importance à la participation sociale et à la citoyenneté. Par contre, ils s’intéressent fort peu à la répartition des richesses économiques produites et à la participation des citoyens au pouvoir. L’État reconnaît la participation comme un élément essentiel de la démocratisation, aussi longtemps qu’elle n’altère pas les bases du système économique et politique dominant. La participation est envisagée plutôt d’une manière instrumentale.
c) Les organisations de base qui ne partagent pas les tendances en vogue sont menacées économiquement voire physiquement. Dans des pays gouvernés par la droite, comme la Colombie, le Mexique et le Honduras, les menaces physiques venant de l’extrême droite sont monnaie courante. Certaines ONG sont encore appuyées par des institutions du Nord, qui ont des visions homologues, mais les financements de l’État national sont rares.
Ces éducateurs considèrent la démocratie comme une composante essentielle de l’éducation populaire, et ils incluent dans ce concept l’idée de justice sociale, de distribution des richesses et d’« empoderamiento ». Ils sont également attachés à la dimension collective de la démocratie, à la participation et à la revendication qu’elle implique. Ces acteurs se situent sur l’axe « société civile et politique ».
Un de leurs territoires privilégies est l’espace du pouvoir local. La décentralisation, instaurée un peu partout sur le continent, a suscité beaucoup d’espoirs parmi les acteurs de l’éducation populaire, et ils travaillent avec les organisations de base afin qu’elles y participent. Cependant, les efforts des nouvelles démocraties pour étendre aux plus pauvres le bénéfice des politiques sociales sont limités par la volonté des États de ne pas s’écarter de l’orthodoxie économique néolibérale. D’où la tension entre les revendications des organisations sociales populaires et la « real politik » des partis progressistes et des gouvernements.
Dans certains pays, comme la Colombie ou le Brésil, ces espaces locaux ont pu être investis par des organisations de base. C’est le cas, avec des limites, du Brésil, avec le budget participatif, de la Colombie, tant avec le budget participatif qu’avec la décentralisation de la justice, de la Bolivie avec la loi de participation populaire. Cependant, le problème majeur auquel sont confrontés les éducateurs est celui de la difficile mobilisation des secteurs populaires. L’individualisme, le consumérisme, l’apathie devant la question sociale, la dépolitisation ont atteint presque toutes les couches sociales latino-américaines. Les quartiers populaires rassemblent des consommateurs endettés, aux emplois incertains, qui ne voient pas l’intérêt de se solidariser. Un dirigeant d’une organisation chilienne nous dit : « Dans les quartiers populaires, l’individualisme et la consommation font rage. Les gens ont perdu le sens de la solidarité et chacun résout ses problèmes pour son propre compte. L’idée que la solidarité équivaut à la charité s’est imposée, et les gens ne voient pas les causes réelles des problèmes ». En effet, d’après l’Association des ONG chiliennes en action, « des structures médiatiques de charité règnent en force. Elles sont liées à des centres d’études de la droite la plus traditionnelle et à des ONG libérales qui cherchent à homogénéiser l’espace du social ».
Les acteurs qui s’inscrivent dans cette ligne -née dans les contextes autoritaires- ont constitué des pôles importants de résistance. Leur discours, assez idéologisé à l’époque, a pourtant négligé la réflexion systématique sur leur expérience. Ils furent critiqués tant de l’intérieur que de l‘extérieur et incités à se professionnaliser. C’est de là que vient la pratique de la systématisation, très présente aujourd’hui dans l’éducation populaire. Celle-ci est comprise comme un processus méthodique de production de sens et de connaissances à partir de la mémoire ravivée de l’action par les acteurs concernés. C’est une perspective compréhensive, qui se distancie des analyses objectivantes et positivistes. Ces acteurs ne sont peut-être pas très nombreux, mais ils sont assez actifs : ils s’allient avec des universités, ils créent des réseaux et organisent des séminaires et des rencontres.
d) Situés sur l’axe État et mouvements sociaux, d’autres éducateurs estiment que, face aux enjeux actuels de l’intégration des pays à l’économie mondiale, il est essentiel de relier l’éducation populaire aux mouvements sociaux. Ces mouvements sont engagés dans la recherche d’alternatives au néolibéralisme. Ils se mobilisent autour du concept de citoyenneté, qu’ils comprennent comme le droit à un accès égalitaire au travail, à l’emploi, à la terre... Leur priorité n’est pas de prendre le pouvoir, mais d’agir comme des groupes de pression, afin d’influencer ou de contraindre l’État. Toutefois, la plupart de ces mouvements aspirent, actuellement, à avoir des représentants dans les Parlements ou dans d’autres lieux de repésentation.
Les liens entre les mouvements sociaux et l’éducation populaire ne sont pas nouveaux. Les mouvements des femmes, des indiens, de paysans sans terre se sont inspirés des notions d’éducation populaire et ont utilisé sa méthodologie. Cependant, pour l’éducation populaire, cette collaboration demande quelques adaptations. Le travail de « conscientisation », par exemple, signifie aujourd’hui d’apprendre à faire des liens entre les situations vécues, individuelles et collectives, et les décisions qui sont prises ailleurs. D’un part, il faut comprendre le monde à une échelle plus large et, d’autre part, il faut faire attention à la dimension identitaire, autour de laquelle, justement, les mouvements sociaux se sont mobilisés.
Une nouveauté s’est produite autour de l’éducation formelle. La négligence, par l’État, de ses tâches éducatives a amené le mouvement indigéniste à construire des écoles, à y introduire l’apprentissage des langues originaires et la transmission des valeurs culturelles, pour arriver aujourd’hui, comme c’est le cas de la Confédération de nationalités indigènes d’Equateur, à proposer « une école différente, où l’on compte sur la participation de la communauté, une pédagogie qu’ont pratiquée nos anciens » (Macas, 2000). Aujourd’hui ils participent à l’université interculturelle, qui se veut une appropriation de l’éducation par les Indiens en mouvement. L’expérience du Mouvement de travailleurs ruraux sans terre du Brésil, le mouvement qui a été plus loin dans ce domaine, est marquante. Ceux-ci prennent en main non seulement la formation de leurs membres, mais l’éducation des enfants des familles qui font partie du mouvement, afin d’éviter la diffusion, par les écoles de l’État, de valeurs et d’attitudes individualistes. Quelques deux mille écoles autogérées existent sur leurs territoires. Les critères pédagogiques sont définis par le mouvement, qui conçoit l’éducation à partir de la réalité du terrain, comme une activité politique importante pour le processus de transformation de la société. Dans ces écoles, il est primordial de « développer la conscience critique de l’élève », et de transmettre l’histoire et la signification de la lutte pour la terre et la réforme agraire. Le mouvement ici est devenu sujet éducatif.
L’éducation populaire serait-elle plurielle ? Est-ce que tout est éducation populaire ? Quels sont les repères qui nous permettent de nous y retrouver ? Tout le monde se réclame du discours de Paulo Freire. Lui qui disait « Selon moi, l’éducation est un processus politico-pédagogique : politique dans son essence et pédagogique dans ces caractéristiques ». Quels sont les défis qui se présentent actuellement à l’éducation populaire ?
La mondialisation a confronté les éducateurs à d’autres défis et à d’autres questionnements. Certaines tâches les attendent.
Refonder la conception de l’éducation populaire. Il s’agit d’élaborer un horizon utopique, un projet alternatif à celui qui est aujourd’hui hégémonique. Cela implique une revalorisation de la réflexion et un effort de compréhension supérieur de la réalité actuelle dans ses différentes dimensions. Cette démarche est urgente.
Elargir la conception de la formation politique. La « conscientisation politique » ne répond pas à toutes les exigences de la transformation sociale. Il s’agit, d’une part, d’élargir la vision de la conscientisation, pour y introduire, outre le politique, les questions écologiques, culturelles, religieuses, générationnelles et de genre ; d’autre part, d’y introduire une compréhension du travail éducatif qui intègre une vision pleine de l’être humain (corporéité, spiritualité, émotion, rationalité...).
Renforcer et appuyer des actions visant la démocratisation de l’État. Il s’agit d’approfondir la démocratie, de mettre l’État au service et sous le contrôle de la population, afin qu’il s’occupe de la chose publique. Il s’agit de rendre réelle la participation populaire et la démocratisation de la politique. Dans cette optique, s’ajoute la lutte pour la préservation et l’élargissement des droits à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, au travail et à la terre.
Revoir les relations internes des organisations et leurs relations avec d’autres acteurs politiques. On trouve deux tendances dans la façon de structurer dont les organisations sociales s’organisent et agissent. La première privilégie l’action en réseau, à travers des groupes articulés à la base et cherchant la solution de problèmes par eux-mêmes. La deuxième tendance souligne l’importance de l’action revendicatrice et de la lutte politique. Dans la dynamique organisationnelle et d’action des organisations sociales, au moins pour le Brésil et le Chili, les deux tendances sont présentes. Le moment est venu d’élaborer des référentiels nouveaux, capables de conformer une plate-forme orientée par la pratique et à partir de laquelle les organisations consolident leurs pratiques et actions, malgré leurs contradictions.
Renforcer l’éthique et les valeurs. Dans des contextes où la corruption s’est répandue très largement, l’éthique, basée sur des nouvelles valeurs, est importante. Cela signifie la nécessité d’une expérience radicale de la démocratie à l’intérieur des différentes structures de médiation des groupes populaires. Il ne doit plus y avoir de place pour les manipulations, le manque de solidarité, le dogmatisme, l’avant-gardisme, le manque de respect des différences et ce, ni à l’intérieur des organisations, ni dans leurs relations entre elles. Dans la pédagogie, cela signifie un processus éducatif qui doit abdiquer de l’endoctrinement, parier pour le dialogue, s’appuyer sur la capacité de réflexion et de discernement des classes populaires.
Trouver des formes de mobilisation adéquates aux formes actuelles d’organisation. Une attention spéciale devrait être accordée au rapport des gens à l’implication et à la militance dans les organisations. Les nouveaux mouvements sociaux, et les collectifs plus restreints, spécialement les collectifs de jeunes, semblent faire appel à de nouvelles manières de s’organiser : ils préfèrent l’action directe, ils savent se servir des médias et de la technologie. C’est le cas du mouvement des étudiants au Chili. Les groupes s’organisent autour des normes moins autoritaires, sont moins idéologisés et plus pragmatiques.
On voit que ce ne sont pas les problèmes et les défis qui manquent. Le monde du silence sous lequel demeure écrasé une partie importante de l’humanité n’a pas tellement changé. Que les formes de domination soient différentes ne les empêche pas d’être toujours de la domination. L’éducation populaire a donc bien une raison d’être.